Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
DE PIÈCES ET DE MORCEAUX
(QUATRE FANTAISIES THÉÂTRALES EN UN ACTE)

La fuite du temps
Illustration sonore
Ballade pour un formulaire
Vernis sage


La fuite du temps

Personnages :
LUI, le client
LE QUINCAILLIER

La scène se passe dans une quincaillerie.
Un homme, complètement trempé, entre dans la quincaillerie.
LUI : (Au quincaillier qui lui tourne le dos.) Monsieur, s'il vous plaît… Monsieur…
LE QUINCAILLIER : Que puis-je pour votre service?
LUI : Monsieur, il m'arrive une chose épouvantable! J'ai cassé le robinet qui est près du compteur.
LE QUINCAILLIER : Ah… la vanne d'arrivée d'eau!
LUI : Ça faisait un moment qu'il suintait, j'ai pris ma clef anglaise, j'ai serré un peu fort et crac…!
LE QUINCAILLIER : Vous avez forcé le bourrage!
LUI : J'en sais trop rien, tout ce que je peux dire, c'est que j'ai de l'eau partout dans l'appartement!
LE QUINCAILLIER : Faut couper le général.
LUI : Pas moyen d'y accéder au général, c'est la concierge qui a la clef et elle est partie à Knokke-le-Zoute pour six semaines!
LE QUINCAILLIER : Alors il faut remplacer la vanne. Vous connaissez la section?
LUI : La section? Quelle section?
LE QUINCAILLIER : C'est une vanne de 5/8, d'un demi, de 3/4, avec un filet intérieur, extérieur, nippes…?
LUI : C'est une vanne avec deux trous comme ça. (Il montre.) Oui, je peux rentrer mon doigt.
LE QUINCAILLIER : Lequel?
LUI : Le pouce.
LE QUINCAILLIER : Vous permettez? (Il prend son pied à coulisse, mesure le diamètre.) Ça doit être une vanne d'un pouce. Combien fait-elle?
LUI : Comment voulez-vous que je sache le prix d'une vanne alors que le quincaillier, c'est vous!
LE QUINCAILLIER : Combien fait-elle de long : huit, neuf, deux, douze, cinq, quinze…
LUI : Mais je n'en sais rien. (Il montre désespérément.) C'est grand comme ça, enfin non, comme ça, je ne sais pas!
(Le quincaillier sort une latte)
LE QUINCAILLIER : Ce n'est pas très précis, huit ou neuf, faudrait savoir!
LUI : Vaudrait mieux que je téléphone à ma femme?
LE QUINCAILLIER : Vaudrait mieux!
LUI : C'est plus prudent?
LE QUINCAILLIER : C'est plus prudent!
LUI : Je peux?
LE QUINCAILLIER : Je vous en prie!
LUI : Allo, chérie? Comment ça va? Ça baigne! Tu as mis les enfants à l'abri sur la table de la cuisine? C'est bien. Les voisins du quatrième n'ont encore rien dit? Oh mon Dieu, Seigneur, j'ai bien peur qu'on soit coulé auprès de tous les autres locataires! C'est bien notre veine, à peine arrivés, on plonge! Mais arrête de pleurer, y'a assez d'eau comme ça! Armande, pour l'amour du ciel, écoute-moi deux secondes, j'ai besoin d'une mesure tout de suite. Oui, je suis chez le quincaillier et je sèche un problème de plomberie. Il me faut… écoute-moi bien… la distance qui sépare les deux écrous, au milieu de laquelle se trouve la fuite… (Aparté :) C'est bien ça?
LE QUINCAILLIER : Si vous voulez!
LUI : Prends le mètre dans ma caisse à outils. Le masque de plongée est avec le matériel de vacances. Ça va, j'attends! (Désespéré.) C'est un désastre! (Tendant le cornet au quincaillier.) Écoutez!
LE QUINCAILLIER : On dirait la fonte des neiges dans les Abruzzes!
LUI : Faut pas demander comme il tourne, mon compteur. On l'a relevé hier, vu qu'on s'installe. Les copains devaient venir ce soir pour arroser ça. Allo? Oui, Armande, je t'écoute : douze cinquante, tu es sûre! Ne sombre pas ma chérie, j'arrive!
LUI : Une vanne d'un pouce de douze centimètres et demi!
LE QUINCAILLIER : Mâle ou femelle?
LUI : Ce n'est pas la même chose?
LE QUINCAILLIER : Non, pas jusqu'à présent…
LUI : Pas jusqu'à présent? Ah bon. Alors, euh… je téléphone? Armande, c'est encore moi. La table de la cuisine flotte avec les enfants dessus? Amarre-la au lustre! Mais arrête de chialer, bon sang! Armande, un dernier renseignement : les écrous de la vanne sont-ils serrés sur le tuyau ou sur la vanne? Armande, je n'entends plus rien. (Le téléphone crache des petits jets d'eau.) Mon Dieu, Seigneur, la ligne est noyée! Armande! Allo, Armande! Enlève ton tuba pour causer, ce serait plus audible. Dedans? Tu es sûre? Merci. C'est comme si j'étais là, ne t'encrawle pas, je brasse vers toi, à tout de suite.
LUI : Voilà! C'est une vanne d'un pouce, de douze centimètres et demi de long, femelle, femelle.
LE QUINCAILLIER : À boule ou à coussinet?
LUI :… À coussinet…pressons…
LE QUINCAILLIER : Tête ronde ou tête oblongue?
LUI : Oblongue. Dépêchons!
LE QUINCAILLIER : Chromée ou non chromée?
LUI :… Non chromée. Hâtons-nous!
LE QUINCAILLIER : Eh bien Monsieur, pour une vanne d'un pouce, douze centimètres et demi, femelle femelle, non chromée à manette oblongue et à coussinet de caoutchouc… exceptionnellement parce que c'est pour vous, je puis en tenir une à votre disposition mardi en huit à la première heure qui est la neuvième parce que j'ouvre à neuf heures. D'ici là, le château d'eau sera vide, vos canalisations aussi et vous ferez ce petit échange standard à sec dans les meilleures conditions. Pour ne pas perdre davantage de temps en conjonctures, vous pouvez payer d'avance.
LUI : Ça tombe bien, j'ai du liquide! (Il sort un revolver, vise le quincaillier et tire un jet d'eau qui lui éclabousse le visage.) Pschiiit….!


Illustration sonore

Personnages :
GINETTE, danseuse
LE MUSICIEN

La scène se passe dans les coulisses d'une radio, ou d'une télévision, ou d'un théâtre.
Une musique douce sort du matériel du musicien (synthétiseur, enregistreurs, etc.).
GINETTE : Dis beau gosse, c'est par où qu'il faut aller pour trouver le compositeur de cette musique géniale?
LE MUSICIEN : Vous y êtes. Enfin, je veux dire que c'est moi… Je suis sans doute celui que vous cherchez. Vous désirez me rencontrer, moi?
GINETTE : Écoute mon mignon, j'vais pas te t'nir longtemps, ni y aller par quatre chemins, parce que j'voudrais aller m'coucher. V'là que je termine le boulot. On m'appelle Pilou. Je suis danseuse, j'ai fignolé un petit spectacle avec des plumes et des paillettes, et il me faut une musique à moi, parce que tu vois, quand tu pompes la musique d'un autre qui est connu, tu te fais enquiquiner par des mecs qui te réclament du fric pour les auteurs et ça bouffe une partie du cachet ces trucs-là.
LE MUSICIEN : Excusez-moi, je ne vous suis pas très bien.
GINETTE : Eh bien toi pour un mélomane, t'as l'oreille musicale en sourdine. J'te demande un service. Entre artistes, on doit s'entraider. Je bosse au Libido Club Machin comme strip-teaseuse, et pour éviter les emmerdes, droit d'auteur et tout le bastringue, j'te demande une petite musique, c'est tout.
LE MUSICIEN : Ah bon?
GINETTE : Tu ne vas pas me tirer la gueule pour une petite musique d'un quart d'heure quand même!
LE MUSICIEN : Ah noon, enfin…
GINETTE : Mais tu ne serais pas du genre compliqué?
LE MUSICIEN : Moi?… Non… Mais, vous voyez, je n'ai pas tellement l'expérience de ce genre… d'exhibition.
GINETTE : Écoute, mon lapin, te casse pas la nénette, tu mets d'abord quelques cuivres badam…badadam… Caisse claire, et voilà, le rideau s'ouvre, j'avance.
LE MUSICIEN : Là, on peut imaginer une montée lancinante du violon.
GINETTE : Alors là mon coco, t'y es pas du tout. Faut du frappé, du saccadé. (Elle mime.) Les plumes frétillent, je brille de mille feux, je m'arrête, mais mes hanches continuent à se contorsionner dans un rythme envoûtant, sous un spot cardinal.
LE MUSICIEN : Là, on peut mettre un passage d'orgue électrique sur un rythme de banjo.
GINETTE : Pas mal, tu commences à y voir, mon coco. Je décroche ma traîne, j'enlève mes cuissardes.
LE MUSICIEN : Quelques notes tombantes, pizzicato.
GINETTE : On aperçoit mes cuisses sanglées de peaux de serpent.
LE MUSICIEN : Violoncelle. Trois coups d'archet aux sonorités orientales.
GINETTE : Je me retourne brutalement, on peut voir mon fessard bariolé.
LE MUSICIEN : Pour le fessard, cymbales, puis reprise d'un rythme plus endiablé avec retour en force du trombone à coulisses.
GINETTE : Je dégage mon épaule droite.
LE MUSICIEN : Decrescendo de harpe.
GINETTE : Mon épaule gauche.
LE MUSICIEN : Vibrato progressif, si, sol, ré mineur, fa.
GINETTE : J'enlève mon plastron en me tortillant.
LE MUSICIEN : Reprise d'un saxophone sur les mouvements ondulatoires de la croupe. (Il siffle.)
GINETTE : Là, je dégrafe mon soutien-gorge et je fais front au public.
LE MUSICIEN : Coup de clairon.
GINETTE : Pas de clairon mon biquet, c'est un soutien-gorge en dentelle, pas une cotte de maille.
LE MUSICIEN : Alors, tam-tam sur des rythmes afro-brésiliens.
GINETTE : Bien vu! Après, j'enlève les deux étoiles camouflant les bouts de mes seins.
LE MUSICIEN : Deux sons pincés de violon alto.
GINETTE : Enfin, je supprime progressivement mes trois culottes superposées jusqu'à la minuscule dernière.
LE MUSICIEN : Là, je relance avec des flûtes, hautbois, cors anglais, cornemuse, trompe tibétaine, hélicon… (il avale sa salive)… et tout se termine dans la fournaise d'un clavecin plus du tout tempéré avec 400 watts d'amplification par touche. J'arrache avec les dents les cordes d'un piano à queue, je me branche sur le synthétiseur qui miaule pendant que vous sortez toutes vertus dehors dans un spot rouge sang.
GINETTE : Ça va, Minou, t'as toutes les cartes? Tu m'emballes tout ça pour jeudi.
LE MUSICIEN : Très bien, Mademoiselle, je vais emballer tout ça pour jeudi pour que vous puissiez déballer tout ça vendredi.
GINETTE : T'es un mec sympa, je t'invite à la première.
LE MUSICIEN : Mademoiselle, j'ai trop d'estime pour vous et pour la gent féminine que vous représentez. Je ne veux en aucun cas vous regarder en goujat, mais vous considérer en tant que femme dans la plus noble acceptation du terme. Vous me demandez un service d'artiste à artiste, je vous le rends par solidarité. Nous sommes pareil vous et moi, humains sur cette terre. Alors, au nom de ce respect réciproque qui existe entre nous, acceptez que je décline votre invitation pour vendredi. (Tout bas.) Je viendrai vous voir samedi avec une fausse barbe. Au revoir, Mademoiselle.


Ballade pour un formulaire

Personnages :
LUI, la victime de la bureaucratie meurtrière
FONCTIONNAIRE 1
FONCTIONNAIRE 2
FONCTIONNAIRE 3
ELLE, fonctionnaire 4
LE DIRECTEUR
LA SECRÉTAIRE
(Les rôles peuvent être répartis entre trois ou quatre acteurs)

La scène se passe dans un immeuble à bureaux multiples.
FONCTIONNAIRE 1 : Vous avez rempli votre M3?
LUI : (Fouillant dans ses papiers.) Attendez! Ce n'est pas celui-là, celui-là non plus, à moins que… (Les papiers échappent de ses mains.) Flûte! (Il s'accroupit, étale les feuilles une par une, extrait le papier.) Voilà! Calligraphié, daté, signé, lu et approuvé.
FONCTIONNAIRE 1 : Qu'est-ce que je mets là-bas?
LUI : J'ai oublié quelque chose?
FONCTIONNAIRE 1 : Votre matricule d'identité.
LUI : Ah, oui! Un instant! (Il sort son portefeuille.) C'est le… AF36203… C'est tout?
FONCTIONNAIRE 1 : À présent, faites-moi voir le F18 et le W21.
LUI : Vous permettez? (Il feuillette.) Voilà le F18.
FONCTIONNAIRE 1 : Le W21.
LUI : Le F18 ne suffit pas?
FONCTIONNAIRE 1 : Il me faut le W21!
LUI : Pourtant, votre collègue…
FONCTIONNAIRE 1 :…ne connaît pas le règlement!
LUI : Ah bon? (Il cherche.) J'ai le W27. Le W27… Ce n'est pas la même chose?
FONCTIONNAIRE 1 : (Éclatant de rire.) Alors là, mon pauvre monsieur, si vous ne faites pas la différence entre le W21 et le W27… Où allons-nous?
LUI : J'ai un 6/4, un BT51, un C2…un Q5…
FONCTIONNAIRE 1 : Ce qu'il me faut, c'est un W21. Sans quoi votre dossier…
LUI : Et je le trouve où ce W21?
FONCTIONNAIRE 1 : Au bureau d'en face, marqué P10322.
LUI : Très bien, je fais le nécessaire! (Il va à l'autre porte et frappe.)
FONCTIONNAIRE 2 :……trez.
LUI : Bonjour, monsieur, je viens pour un formulaire W21, pour compléter le M3 et le F18.
FONCTIONNAIRE 2 : Je n'ai plus de W21. Mais en prenant un C2…
LUI : J'ai déjà un C2!
FONCTIONNAIRE 2 : Dans ce cas, je ne puis vous aider. La seule chose que vous puissiez faire, c'est aller au bureau du fond du couloir à gauche. Vous lirez sur la porte “Dérogation 13/79”. Frappez fort, l'employé est un peu dur d'oreille.
LUI : Merci monsieur. (Pour lui-même.) Dérogation 13/79. C'est ici. (Il frappe. Rien. Il frappe plus fort.)
FONCTIONNAIRE 3 :….trez!
LUI : (Très vite.) Bonjour Monsieur. Voilà, je viens du bureau V14 où je devais remettre mon M3 et mon F18. Or, il se fait que pour compléter ces deux formulaires il faut le W21. J'ai eu beau proposer le W27, le 6/4, le BT51 et un C2 que j'avais rempli par erreur, rien à faire. On m'a renvoyé chez votre collègue, bureau P103/22. Et comme celui-ci n'avait plus de W21…
FONCTIONNAIRE 3 : Je ne comprends rien à tout ce que vous me dites. Parlez lentement et intelligiblement!
LUI : Je disais que j'ai rempli mon M3 et mon F18. Il me manque le W21 pour être en règle. Or, il se fait que le bureau P103/22 n'a plus de formulaire W21 vierge.
FONCTIONNAIRE 3 : Vous prenez l'ascenseur jusqu'au 4e. C'est la deuxième porte à gauche.…A moins que ce ne soit au 2e, la quatrième porte à gauche. C'est l'un ou l'autre. En tous cas, ce qu'il y a de sûr, c'est que ce n'est pas ici. Vous avez un C2?
LUI : Non, pourquoi?
FONCTIONNAIRE 3 : Alors il vous faut descendre au sous-sol! Sans C2, on ne peut pas monter à l'étage, c'est interdit.
LUI : (Cherchant.) Attendez! J'ai un C2, dûment complété, avec le cachet de votre maison!
FONCTIONNAIRE 3 : Dans ce cas…
LUI : Toc, toc,… (Personne. Il entre.) Il y a quelqu'un? (Il fait du bruit.) Hou…Hou… (Arrive une dame tenant un café.) Bonjour, Madame, c'est ici qu'on peut avoir le W21?
ELLE : C'est bien ici. Vous avez votre C2?
LUI : Voilà.
ELLE : (Regardant le papier.) Votre C2 est périmé. Vous devez le faire revalider au bureau VV'14.
LUI : Mais j'en viens du bureau VV'14!
ELLE : Sans le C2, je ne peux vous donner le W21.
LUI : Madame, s'il vous plaît, par pitié, ne m'obligez pas…
ELLE : Je ne puis rien faire pour vous, c'est le règlement.
LUI : Et si le V'14 n'a plus de C2?
ELLE : Écoutez, je veux bien sonner le VV'14, rien que pour vous faire plaisir. Permettez? (Elle téléphone.) Allo, Ernest? C'est Sabine. (Rires.) Tu manges des pruneaux… Faut dire que le dessert était un peu papeux… (Rires.) Non, moi j'ai dormi comme une marmotte. C'est Eric qui a mangé ma part. Non! C'est la meilleure… La grande brune qui était à côté de Jérôme?… Eh bien celle-là, elle n'a pas froid aux yeux… Ernest, ne sois pas vulgaire… Et le petit noiraud en bout de table, le petit noiraud avec des lunettes… il serait italien que ça n'm'étonnerait pas… C'est un ami des Aldibert! Ça explique tout! À propos Ernest, j'ai ici un monsieur… Non! La scarlatine? Les huit enfants ont la scarlatine?… Voilà ce qui arrive quand on a une famille nombreuse… Je veux bien croire! Tu m'enlèves les mots de la bouche! Je ne te le fais pas dire… J'abonde dans ton sens! Tu as cent fois raison… Une bonne guerre, voilà ce qu'il faudrait… Y a plus d'jeunesse… Enfin, qu'est-ce que tu veux y faire, c'est comme ça. Avant que j'n'oublie, Ernest, j'ai ici un monsieur qui me pile pour avoir un C2… C'est Félix qui siffle comme ça? Il y a de nouveaux formulaires? Ils sont toujours à l'impression? Et quand espères-tu…? Pas avant la semaine prochaine. Non, je n'suis pas libre ce soir. T'es gentil, Ernest, mais je dîne avec Solange. Ernest, écoute, on s'est vus hier! Qu'est-ce que tu dis? Parle plus fort, je n'entends rien. (Offusquée.) Ernest, on pourrait t'entendre, petit fripon! (Elle raccroche.) Qu'est-ce que vous attendez?
LUI : Je…
ELLE : Nous sommes désolés, Monsieur, mais…
LUI : Vous vous moquez de moi! Vous me faites violence, je vais me plaindre à votre direction, c'est too much, j'en ai ras-le-bol!
ELLE : Plaignez-vous, si ça vous chante, c'est la porte au bout du couloir.
LUI : (Devant la porte du directeur.) Mademoiselle, s'il vous plaît, le directeur est-il là? J'exige un entretien avec lui.
LA SECRÉTAIRE : Monsieur, le directeur est très occupé!
LUI : Insistez, Mademoiselle, je suis à bout!
LE DIRECTEUR : Qu'est-ce qui se passe?
LA SECRÉTAIRE : Ce monsieur demande à être reçu.
LE DIRECTEUR : Que puis-je pour vous?
LUI : Monsieur, je suis dans la maison où, pour compléter le M3 et le F18, il me faut un C2 pour pouvoir me procurer le W21, or, le C2 est à l'impression… N'auriez-vous pas un P38 pour me sortir de l'impasse?
LE DIRECTEUR : Avec plaisir, Monsieur, je l'ai rangé à portée de main dans le tiroir de droite de mon secrétaire.
LUI : Merci, Monsieur le Directeur. (Le malheureux retourne l'arme contre lui. Bruit de détonation.)
LE DIRECTEUR : Hé, hé, hé,… au suivant!


Vernis sage

Personnages :
SIMONE, la comtesse
LOUIS, le comte

La scène se passe dans une galerie de peinture de seconde zone.
SIMONE : Mais pourriez-vous me dire, cher ami, ce que je fais ici? Vous m'avez embobinée, Louis, qu'avions-nous besoin d'aller visiter cette galerie?
LOUIS : Un peu de compassion, Simone, ne soyez pas insupportable. Le chauffeur a dû se perdre. En ce qui concerne cette exposition, n'oubliez jamais que c'est être bon prince que de faire plaisir à ses domestiques.
SIMONE : Votre compassion me retourne l'estomac. Vous m'avez contrainte, entraînée de force. Vous savez pourtant que je déteste me livrer à ce genre de compromissions. Et si on me reconnaît, de quoi aurai-je l'air? Je tiens à vous avertir, Louis, que si je rencontre dans ce quartier mal famé une quelconque connaissance, je vous fais une scène, un affront public.
LOUIS : Vous faites un monde de bien peu de choses. Il peint bien, ce garçon. Qu'il soit le fils de votre femme de chambre ne lui enlève aucun mérite, que du contraire!
SIMONE : Il peint comme un pied, vous voulez dire! Vous avez vu ces paysages à la façon de… C'est rétrograde, ça sent le déjà vu. Et puis ces ocres mal employés, quel mauvais goût! Ah non Louis, je n'accroche pas. C'est de la croûte, un point c'est tout. Et puis ce nu, cette femme outrancière, impudique qui s'offre sur l'affiche de l'exposition! Jamais un homme de bonne éducation n'oserait porter sur toile pareille exhibition. Avouez, Louis, ce modèle est d'un vulgaire, c'est de la provocation, sans plus.
LOUIS : Il est néanmoins fort bien exécuté. (Il déroule l'affiche et la contemple.)
SIMONE : De grâce, Louis, ne vous réfugiez pas derrière la technique pour vous pourlécher devant cette horreur.
LOUIS : Un peu de discrétion, Simone, on pourrait vous entendre.
SIMONE : Parce que je vais cacher mes sentiments? Mais qu'il sache ce que je pense de sa peinture, ce fesse-Mathieu! Avec ses trois cents ans de retard, je me refuse à croire qu'il ait vingt ans… Mais ma parole, vous avez bientôt fini l'analyse structurale de cetteœuvre?
LOUIS : Eh bien, Simone, sans chercher à vous contredire, je trouve ce tableau fort bien fait, remarquablement charpenté, et les carnations extrêmement suggestives.
SIMONE : Ah, Louis, vous êtes vexant! Vous prenez toujours le contre-pied de ce que j'avance, c'est systématique! Il est obscène, ce tableau, c'est une abomination.
LOUIS : Ce garçon est un dessinateur de talent et un observateur plein d'acuité. Je suis séduit. Je veux cette toile dans notre salle à manger à la place du portrait de votre grand-père en uniforme de spahi.
SIMONE : Mais Louis, vous êtes complètement fou!
LOUIS : Son regard austère me donne des aigreurs d'estomac depuis le premier jour de nos noces.
SIMONE : Jamais! Dépendre le portrait de grand-papa pour une inconnue lascive, femme légère courtisant le fils de ma femme de chambre, mais vous voulez vraiment avoir sur votre conscience ma noyade dans le vivier du château?
LOUIS : Ne faites jamais ça, Simone!…. Et si on le mettait à la place de votre tante qui était abbesse au couvent des carmélites de Fleurjoux? La toile s'écaille de tristesse!
SIMONE : C'est hors de question, je ne veux pas de ça chez moi. Louis, ça suffit, ne revenez plus là-dessus! Je vais crier Louis, je vais me jeter par terre dans des trépidations hystériques, j'irai cette nuit lacérer ces toiles immondes à coups d'ongles, de dents si vous dites un mot de plus.
LOUIS : (Timidement.) Et dans la bibliothèque?
SIMONE : (Hurlant) Louiiiiiiiiiiis!
LOUIS : Simone, reprenez-vous que diantre, calmez-vous, vous êtes impossible. Comprenez-moi, Simone, je ne peux cautionner votre façon démonstrative d'empiéter à tout bout de champ sur ma liberté. Vous me brimez. Ce tableau, je le veux! Je le paierai avec mes écus durement gagnés à la sueur de mes rentes à moi! Je le mettrai dans notre chambre à la place de Sainte-Thérèse et sa tête de mort.
SIMONE : Non fait.
LOUIS : Dans la salle de bain.
SIMONE : Nenni.
LOUIS : Dans la chapelle avec mention “Marie-Madeleine avant sa conversion”.
SIMONE : Non plus. Ni dans la remise, ni dans les oubliettes, ni nulle part ailleurs… N'insistez pas.
LOUIS : Et si on prenait le modèle?
SIMONE : Louis, vous dépassez les bornes.
LOUIS : Je vous parle sérieusement, Simone. C'est beaucoup plus commode, pas besoin de mur pour l'accrocher. Vous ne m'aviez pas dit que vous cherchiez une dame de compagnie? Un tablier, un rien de vernis pour l'initier aux choses du monde, et le tour est joué.
SIMONE : Non merci, j'ai assez avec vous. D'ailleurs, j'envisage de renvoyer notre personnel, ce n'est plus de notre temps.
LOUIS : Dommage! C'était le bon temps!

 

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