Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.







 
LE JOUR OÙ J'AI COMMENCÉ À ÉCRIRE

J'ai oublié l'heure exacte du jour précis où j'ai pris la décision de commencer à écrire, mais cette heure existe, et ce jour existe, cette décision, la décision de commencer à écrire, je l'ai prise brusquement, dans un bus, entre la place de la République et la place de la Bastille. Je n'ai plus la moindre idée de ce que j'avais fait auparavant ce jour-là, car, dans mon souvenir, à cette journée réelle de septembre ou d'octobre 1979 où j'ai commencé à écrire se mêle le souvenir du premier paragraphe du livre que j'ai écrit, qui racontait comment un homme qui se promenait dans une rue ensoleillée se souvenait du jour où il avait découvert le jeu d'échecs, livre qui commençait, je m'en souviens très bien, c'est la première phrase que j'ai jamais écrite, par : “C'est un peu par hasard que j'ai découvert le jeu d'échecs.” Ce que je sais avec plus de certitude, le souvenir se précise maintenant davantage, c'est que, rentré chez moi ce jour-là, ce lundi-là, je ne sais si c'était vraiment un lundi, mais il me plaît en tout cas de le croire (j'ai toujours éprouvé un petit penchant naturel pour le lundi), j'ai écrit la première phrase de mon premier livre dans ma chambre de la rue des Tournelles, dos à la porte, en face du mur. J'ai écrit la première version de ce livre en un mois, sur une vieille machine à écrire (et, comme je ne savais pas encore taper à la machine, je progressais avec deux doigts, maladroitement : en même temps que j'écrivais, j'apprenais à taper à la machine).

La décision que j'ai prise ce jour-là était plutôt inattendue pour moi. J'avais vingt ans (ou vingt et un ans, peu importe, je n'ai jamais été à un an près dans la vie), et je n'avais jamais pensé auparavant que j'écrirais un jour. Je n'avais aucun goût particulier pour la lecture, je ne lisais pratiquement rien (un Balzac, un Zola, des trucs comme ça), je lisais les journaux, quelques livres de sciences humaines liés à mes études d'histoire et de sciences politiques. Je ne m'intéressais pas à grand chose dans la vie, un peu au foot, au cinéma. Autant, adolescent, j'avais toujours peint et dessiné avec plaisir, autant j'écrivais peu, pas d'histoires, pas de lettres, presque rien, moins d'une dizaine de ces mauvais poèmes que tout un chacun écrit dans sa vie. La chose au monde qui m'intéressait le plus à ce moment-là était sans doute le cinéma, j'aurais bien voulu, si l'entreprise n'avait pas été aussi difficile à mettre sur pied, pouvoir faire un film, je me serais bien vu cinéaste, oui (je ne me voyais pas du tout homme politique, par exemple). Alors, je me suis attelé à la tâche, j'ai écrit le petit scénario d'un court-métrage muet, en noir et blanc, d'un championnat du monde d'échecs dont serait déclaré vainqueur le gagnant de dix mille parties, championnat qui durait toute la vie, qui occupait toute la vie, qui était la vie même, et qui se terminait à la mort de tous les protagonistes (la mort, à ce moment-là, m'intéressait beaucoup, c'était un de mes sujets favoris).

Parallèlement, à la même époque, deux lectures furent déterminantes et ont sans doute favorisé ma décision de commencer à écrire. La première est la lecture d'un livre de François Truffaut, Les Films de ma vie, dans lequel Truffaut conseillait à tous les jeunes gens qui rêvaient de faire du cinéma, mais qui n'en avaient pas les moyens, d'écrire un livre, de transformer leur scénario en livre, en expliquant que, autant le cinéma nécessite de gros budgets et implique de lourdes responsabilités, autant la littérature est une activité légère et futile, joyeuse et déconnante (je transforme un peu ses propos), peu coûteuse (une rame de papiers et une machine à écrire), qui peut se pratiquer en toute liberté, à la maison ou en plein air, en costume-cravate ou en caleçon (j'ai écrit la fin de La Salle de bain comme ça, en caleçon, ne le dites à personne, le front mouillé de transpiration et la poitrine dégouttant de sueur, les cuisses moites, dans l'ombre étouffante de ma maison de Médéa, en Algérie, où il faisait près de quarante degrés), et qui procure des satisfactions aussi grandes, si ce n'est plus, que le cinéma, et, somme toute, tout aussi artistiques. Sans entrer dans un débat trop théorique. La deuxième lecture déterminante que j'ai faite à ce moment-là est la lecture de Crimes et châtiments de Dostoïevski. Cet été-là, sur les conseils avisés de ma sœur, j'ai lu pour la première fois Crimes et châtiments. Et, un mois après cette lecture, ayant connu le frisson de m'être identifié au personnage ambigu de Raskolnikov, je me suis mis à écrire. Je ne sais s'il faut y voir un lien direct, une relation parfaite de cause à effet, qui sait, un théorème (Qui lit Crimes et châtiments se met à écrire un mois plus tard), mais, en tout cas; pour moi, il en fut ainsi : un mois après avoir lu Crimes et châtiments, je me suis mis à écrire — j'écris toujours.

 

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