Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.







Traduit de l'italien par
H. Cheikh
A. Clemenza
J.-P. Messina
C. Petitjean
B. Schonne
/ CETL (Centre européen de traduction littéraire) / Atelier d'italien, Bruxelles, 2003.

Ce texte a été publié en version originale dans le numéro 8 de BAT.

 
LE FANTÔME DE MONSIEUR CIVRANI

Ce samedi matin-là, après avoir paressé sous une douche brûlante, Ottavio enfila sa sortie de bain et tenta de se regarder dans le grand miroir de la salle de bain mais celui-ci était tout embué. Déconcerté, il essaya de voir son reflet mais sa silhouette se distinguait vaguement comme une ombre lumineuse au travers des reflets infinis des gouttelettes de vapeur d'eau. Il passa la main gauche sur la surface de verre et dans les traces laissées par ses doigts, il vit apparaître les contours de son visage et de son cou au milieu des ravines d'eau. Monsieur Civrani sortit de la salle de bain tête baissée mais l'instant d'après, il secoua la tête violemment et d'un saut agile et scabreux, il fit une révérence devant Nella, son épouse, qui baillait en attendant son tour pour sa toilette matinale.
   Ottavio s'installa sur le divan blanc du séjour et, s'égarant dans des pensées les plus diverses tout en jouant avec une paire de lunettes, il attendit Nella. Quand elle sortit, il lui fit signe de s'approcher avec des mimiques drôles et burlesques, puis il se leva et entama une sorte de ballet bayadère étonnant qui déclencha le fou rire de sa femme qui, ce jour-là de la semaine, avait l'habitude de voir Ottavio d'humeur plutôt maussade. Son mari continua sa pantomime sans un mot, jusqu'à devenir une marionnette, un pantin, puis il se mit à se balancer et à faire des grimaces, des minauderies et des baisers, et s'approchant encore, il la souleva avec délicatesse, l'emporta et l'installa sur le divan mœlleux.
   Ainsi, de fil en aiguille, Nella subjuguée, séduite, heureuse, céda aux désirs amoureux de Ottavio qui la posséda, plein d'une douceur impétueuse. Nella fut heureuse du regain d'énergie amoureuse de son mari et dans la langueur qui suivit, elle se blottit comme une petite souris dans les bras de son compagnon.
   Avec d'infinies précautions, Ottavio s'empara de la télécommande qu'il avait à portée de main et alluma le téléviseur placé juste en face du divan; agacée, Nella se replia et se serra davantage contre le corps de son Ottavio bien-aimé, fanatique de télé, comme pour lui entrer dans la peau en murmurant des «no-on!», «pas maintenant, no-on!». Mais cet homme, ce n'était pas la télévision proprement dite qu'il aimait, c'était les spots publicitaires puisque son métier consistait justement à en inventer les histoires et les formes. No-on! Pas maintenant, no-on! De ses petits gémissements étouffés, Nella protestait, mais elle savait bien que c'était peine perdue, Ottavio aimait trop son travail. Il ne pouvait pas se passer des images rapides, colorées et éphémères, ni de leur slogans; il avait réussi à caser pas moins de trois téléviseurs dans leur appartement.
   En désespoir de cause, Nella réussit tout au plus à lui faire baisser le volume et changer d'émission pour ne pas entendre les habituelles rengaines commerciales de toutes les chaînes sur lesquelles il zappait sans cesse. Ottavio, s'exécuta à regret et s'arrêta sur une chaîne française qui diffusait un documentaire sur les fonds marins de l'Océan Pacifique. Les couleurs étaient très belles, et le français parlé lentement était facile à comprendre; Nella regardait d'un œil et de l'autre, battait des cils contre le torse de son mari, juste pour le chatouiller; Ottavio, lui, se taisait, faisait semblant de rien et, de temps en temps, se contentait de la serrer contre lui un bref instant.
   Le programme était fascinant : des poissons superbes et des espèces marines monstrueuses comme les rascasses qui se mouvaient avec lenteur sur les fonds marins ou entre les rochers incrustés d'actinies et de corail; certains arboraient des couleurs vives et présentaient des formes et des nuances imitant celles de leur environnement, disparaissant ainsi par mimétisme parmi les concrétions de madrépores et les vastes colonies de polypes. Ensuite, d'autres créatures, une espèce d'hippocampes marins appelés hippocampes fantômes, et qui avançaient tête en bas, se fondaient comme une seule masse au milieu du champ de posidonies où ils évoluaient. D'autres ressemblaient à de la boue, d'autres à de la roche, d'autres encore, filiformes comme des brindilles, se confondaient parfaitement avec les organismes qui les abritaient. Essaims ou bancs de petits anchois, de sprats, de blanchaille, tous évoluaient par millions et par nuages bondissant à l'unisson, telle une seule nuée scintillante de mille feux, fendant des eaux parfaitement limpides. Ils étaient l'eau, ils étaient les reflets du soleil sur les vagues de l'océan.
   Ottavio regarda, observa tout cela avec une attention extrême pendant que Nella endormie ronronnait tendrement; il éteignit ensuite le téléviseur et resta immobile, absorbé par ses pensées car le documentaire l'avait profondément touché. Quelque chose l'avait transpercé; son cœur, déjà rongé par la tristesse de ces derniers jours, avait éprouvé une sensation de lourdeur nouvelle où s'insinuait toutefois une infime et subtile intuition, difficile à cerner, comme s'il découvrait tout à coup le moyen d'atténuer ou de mieux assumer son degré de souffrance. Ottavio, en fait, était triste et profondément déçu parce que son projet pour une compagnie automobile n'avait pas abouti, rien n'avait plu. Le bureau d'étude dont il était l'un des associés avait accusé le coup. Ils avaient travaillé d'arrache-pied, Ottavio avait défendu jusqu'au bout ses idées avec une profonde conviction, lui, ses associés et son équipe, mais rien dans l'affaire, ni le projet, ni les spots, ni les slogans, ni les jingles ne passaient. Le client refusait tout en bloc.
   Ottavio, qui avait jusque-là presque toujours réussi, souffrait aujourd'hui d'une mélancolie sourde et cachée. Depuis le jour où fraîchement diplômé, son oncle Erasme l'avait introduit dans la profession, il avait toujours vu juste et son oncle l'avait compris, observé et soutenu, puis il l'avait installé comme associé dans une filiale de l'agence. Maintenant, dans cet atelier béni, on le regardait de travers et Ottavio, trop habitué à jouer un rôle de gagnant… lui, Monsieur Civrani… notre petit génie… Otto qui fait mouche à tous les coups, ne pouvait pas le supporter.
   Ottavio sentit poindre comme une envie de disparaître. Lui qui avait toujours été au-dessus du lot, dans ses études, dans sa profession, avec les filles, voilà qu'en cet instant, il éprouvait le désir inverse et confus de s'enfouir, de disparaître dans n'importe quelle profondeur et de se mêler à une marée d'êtres instables et évanescents, jusqu'à devenir la boue des grands fonds ou la roche madréporique comme s'il avait voulu perdre toute individualité, toute personnalité et n'être plus qu'espèce, tribu, famille, sans doute pour dissiper sa mauvaise humeur dans l'univers collectif. Sa souffrance momentanément apaisée, il observa le comportement des espèces animales au cours de l'évolution et la manière dont bon nombre d'entre elles s'étaient adaptées au cours des milliers, des millions d'années à l'environnement immédiat en tant que groupe d'individus. "Comment ont-elles pensé ensemble? Comment pense une espèce avant d'agir?" se demanda Ottavio… "Les hommes se préoccupent toujours de réfléchir pour eux-mêmes. Comment pense l'espèce humaine? Où va-t-elle?... Comme un essaim? Un banc? Un nuage?"
   Il tenait encore tout contre lui Nella endormie; maintenant, il la serrait vraiment très fort; en cet instant, elle lui apparaissait comme son unique consolation, sa seule sécurité et il n'avait pas envie de lui confier le moindre de ses soucis pour éviter de l'attrister ou de la préoccuper, il aimait tant la voir sourire. Alors, après s'être laissé aller à son vague à l'âme, il réfléchit intensément pendant une dizaine de minutes; avec d'infinies précautions, il desserra son étreinte, installa sa femme encore plus confortablement sur le divan puis il alla se rhabiller.

Il regardait par l'embrasure de la porte une mèche de cheveux marron débordant du dossier du divan. Nella… se disait-il… Nella… une employée de l'administration, parmi toutes celles qu'il avait déjà eues, mannequins et femmes d'affaires ambitieuses, il avait pris Nella et pour l'avoir prise, il l'avait bien prise. Mieux, il l'avait épousée, elle et son modeste salaire, elle et son modeste livret d'épargne et ses modestes économies,… encore une chance qu'elle ne soit pas de son milieu, oui, vraiment une chance. Il prit ensuite sur la commode une minuscule clochette en argent, cadeau de mariage avec lequel il aimait jouer et à quatre pattes, il s'approcha de sa femme et fit tinter la clochette derrière le dossier du divan.
   «Nella… Nellina… mon amour, on s'en va… se mit à murmurer Ottavio. On va… on s'en va… on part en voyage…
   – Que dis-tu… tu m'as réveillée… j'étais si bien... répondit Nella d'une voix endormie. Qu'est-ce que tu veux faire? Quoi… qu'as-tu dit? Tu n'es pas un peu fou… dis, … ce matin, tu es bizarre… Ottavio!»
   Ottavio reprit sa femme dans les bras et lui murmura: «Nous partons. Je t'emmène… je t'emmène dans un endroit superbe… et avec un peu de chance, plein de fleurs … avec de l'eau, des montagnes… c'est un endroit que tu aimes… que tu as toujours aimé, c'est une belle auberge, romantique à souhait, et qui guérit les hommes de l'ennui.
   – Mais que dis-tu… Ottavio, nous ne pouvons aller nulle part… Ottavio… je dois aller chez ma mère, comme toujours et puis… et puis… ce soir… pour toi… tu sais bien… nous devons être à Milan pour la réception chez B&B, tu ne peux pas la manquer… je te laisserais même y aller tout seul, mais tu ne veux jamais, je m'ennuie toujours avec ces gens-là… ils sont tous si arrogants. Ottavio, qu'as-tu?»
   Ottavio s'était remis à danser et chantonnait : «On va par monts et par vaux… on va sur les eaux… où il y a des barbeaux…qui se mêlent si bien… qui consolent les chagrins…» puis il s'arrêta et reprit d'un air résolu : «C'est décidé, je ne vais plus chez ces gens-là… à Milan… ils n'ont pas besoin de moi… je ne suis là pour personne… sauf pour toi… je ne suis pas là… j'ai disparu… je n'existe plus… à partir d'aujourd'hui, moi, je suis un type comme les autres, perdu au milieu des autres, aujourd'hui et pour toujours… je suis chez mon oncle Erasme à Francfort, je suis occupé, je ne suis pas là, je suis malade, j'ai une fièvre de cheval… je ne veux voir personne à part toi et je veux aller à Locarno… par monts et par vaux… on va sur les eaux… où il y a des barbeaux… d'accord?… Mon amour… mon bel amour…»
   Nella qui s'était étirée et assise sur le divan, observait la danse et les gestes surexcités de son mari : «Mais pourquoi? Pourquoi comme ça à l'improviste? On ne peut quand même pas… on ne devrait pas faire ça… tu as pris un engagement, ils veulent que tu sois là… il te réservent toujours un tel accueil… ils voudraient que tu accompagnes les gars de l'agence… peut-être vas-tu rater une occasion de changer… tu es vraiment bizarre ce matin… Ottavio… comment je vais faire, moi? Qu'est-ce que je fais? Je m'habille alors? Je téléphone à ma mère pour lui dire que je ne peux pas venir?... Je ne peux vraiment pas? Je m'habille? Et toi, que fais-tu?
   – Toi, ma chérie, en gentille petite femme que tu es, tu téléphones… reprit Ottavio persuasif. Tu téléphones à Madame Johanna Sterling à Milan et tu lui souffles que je suis malade, très malade, que je suis sur le point de passer l'arme à gauche… que je me transforme en poisson, puis tu téléphones à Madame ta Mère Elvira Scarampi et tu lui dis qu'Ottavio a encore et toujours besoin de toi et c'est pour ça qu'il te kidnappe et t'emmène, pour le boulot, et toi, tu viens avec moi, dans mes bras… mon bel amour… avec ton petit poisson…!
   – Je ne sais pas ce qui te prend… grommela Nella en s'habillant. Mais je viens, ç'est bon, depuis le temps qu'on n'a rien fait de… nouveau… mais on ne pourrait pas aller plus près? Locarno, c'est loin et il est déjà presque midi… Je fais les bagages, alors? Et si on allait à Arona… On arriverait plus tôt, non?
   – On va à Locarno et pas à Arona parce qu'on a encore le temps…» chantait Ottavio pendant qu'elle faisait les valises.

De fait, comme l'alfa 156 toute neuve filait à vive allure, le couple arriva à destination en quelques heures; durant le trajet, Ottavio resta relativement plus silencieux que d'habitude. De temps en temps, il mâchait les morceaux de pain que Nella lui mettait en bouche pendant qu'il conduisait, puis il chantonnait des airs sur les poissons et les coraux. Ils descendirent dans un hôtel chaleureux à l'atmosphère accueillante qu'ils avaient déjà fréquenté plusieurs fois; ils purent encore se promener le long du lac, tard dans la soirée de ce début de printemps. Régulièrement, Ottavio s'étirait, allongeait le pas, bombait le torse pour se remplir les poumons de cet air si agréable, presque tiède, pour se libérer de l'air vicié de la ville et de toute la mauvaise humeur accumulée ces dernières semaines. Ottavio se penchait et regardait l'eau plus attentivement que d'habitude, il montrait du doigt les poissons à sa femme, il lui faisait suivre avec une extrême curiosité les mouvements et les sauts de truites et de gardons. Nella s'appuyait sur son épaule, un peu déconcertée.

Vers la fin du dîner, après avoir dégusté du chevreau rôti et bu une bonne bouteille de vin rouge, Nella prit une attitude très circonspecte, se redressa et se mit à interroger Ottavio sur ce qui lui arrivait, parce que l'épisode de ce matin, c'était bien beau mais vraiment contraire à ses habitudes ; elle avait déjà trouvé son mari étrange les jours précédents, elle avait senti qu'il couvait quelque chose de bizarre, peut-être la grippe… elle n'avait rien dit… ce n'était pas la première fois, loin de là! Quand Ottavio devenait bizarre et se mettait à chanter, c'est qu'il avait inventé quelque chose de nouveau à son travail… une nouvelle idée; ses accouchements étaient toujours laborieux et difficiles, elle le savait… Mais cette fois-ci, c'était différent, particulier, ses paroles étaient anormalement voilées, énigmatiques, il parlait de poissons… et jusque là ça passait, mais le plus étrange était qu'il avait délibérément raté la soirée chez B&B et ça, c'était le bouquet! «Ottavio, tu n'es pas tombé amoureux d'une autre, au moins? Comme Eva ou Megan» et sur ces mots, elle se tut.
   Ottavio leva son verre et but à la santé de Nella. Ensuite, il se pencha vers elle : «Tu vois… ce matin, c'était tellement beau… et après aussi, parce que quand tu… tu te rappelles le documentaire que tu n'as vu que quelques secondes?… Et bien… ça m'a tout retourné… Nella! J'ai vu des poissons très bizarres, des poissons qui ne faisaient plus qu'un avec le milieu marin où ils vivaient. C'est vite fait de parler de mimétisme… mais qu'est-ce qui peut bien pousser non pas un seul individu… mais toute une espèce à imiter les formes et les couleurs de la nature environnante, jusqu'à survivre et à se reproduire? Il s'est passé quelque chose au cours de l'évolution… ces espèces n'ont aucune forme de pensée individuelle, ils pensent en groupe, aussi nombreux soient-ils et, pour se défendre, ils changent d'aspect… ils sentent et ils changent : c'est mystérieux… nous les hommes, nous vantons tellement notre pensée… notre esprit si élaboré… nos conneries, et nous pensons : c'est moi! C'est moi qui y ai pensé! Waoouh! Quel as… Quel créateur! Quel créatif! Quel crétin, oui! Et si au contraire, mes idées, ma matière grise, ma pensée ou mon état d'âme n'était pas le mien mais celui de mon espèce?... Et si j'avais été pensé par un autre… et si ce que je crois être mes pensées n'était qu'un air qui trotte dans tous ces cerveaux qui n'arrêtent pas d'évoluer… puis tous s'en vont et une autre génération arrive et pense un peu différemment… mais à peine… hein? C'est ce que j'ai aussi pensé ce matin, ou mieux, c'est ce qui m'a bouleversé l'esprit ce matin… après…» et Ottavio caressa tendrement Nella.
   «Et tu as eu le temps et la force de penser à tout ça après… ce matin… ajouta Nella plutôt surprise. Pas mal, la tête! Je ne sais pas comment tu fais… mais c'est à moi que tu aurais dû penser… et pas à l'évolution ou aux poissons… tu aurais dû penser à me serrer contre toi… tout contre.»
   – Mon amour, je t'ai serrée encore plus fort pendant que tu dormais… mais tu sais… tu sais, c'est venu tout seul… j'ai eu ce… cette intuition… après une semaine si difficile… Tu sais, le projet Nexus n'a pas marché… Il a complètement foiré… on va perdre un paquet de fric et on a déjà perdu un sacré temps… je ne t'ai rien dit pour ne pas t'inquiéter… maintenant que nous sommes hors du pays… hors du temps et de chez nous, je peux… j'ai besoin de parler…
   – Oh, mon Dieu!... Et… Je savais bien qu'il se passait quelque chose d'étrange… Je t'observe, moi… je te connais bien maintenant… depuis le temps… ça fait un bail qu'on est ensemble… j'ai bien vu que quelque chose n'allait pas, ça fait une semaine que tu as une de ces têtes… et tu ne me dis rien…? Et puis, tout s'explique… j'entendais bien que tu chantais un peu trop fort… que tu riais un peu trop… Bah! Ottavio, ça n'a pas d'importance… je suis désolée que ça n'ait pas marché cette fois-ci… mais tout va toujours si bien… tout te réussit … tous tes projets aboutissent…
   – Non, pas toujours tous, pas tous… mais c'est vrai que je m'étais habitué… je suis habitué à voir mes idées apparaître sur tous les écrans, sur les murs… sur les boîtes de couches-culottes… et si… et si ce n'était pas MES idées?
   – Je t'en prie, Ottavio, arrête… tu… avec tes histoires de poissons… de mimétisme,… tu ne résous rien! Il faut être un peu réaliste, bon sang! Le projet Nexus est à l'eau? Patience! Ce n'est pas le travail qui manque…
   – No-on! Attends…non… Tout se tient! J'y suis! Moi, ça fait un bon bout de temps que j'y pense, que je me creuse la cervelle, que je rumine de drôles d'idées… jusqu'à la catastrophe, comme avec cette foutue boîte… avec Nexus… ça n'arrive pas du tout par hasard, non!…, au contraire. Tout se tient … Peut-être que je n'y croyais pas, pas tant… gros budget mais peu de confiance… toutes ces idées… tout ça pour rien. Je me suis cru… mais j'étais dans un état second : je sentais bien que je couvais quelque chose… tu as raison… mais ce n'est pas la grippe… c'est mieux que ça… ou pire : non, c'est tout à fait normal … je suis peut-être fou… mais ça, on l'a toujours su… tout le monde le sait… tout le monde le dit, mais tout le monde sait qu'on peut compter sur moi… toi aussi, pas vrai?
   –Bien sûr, Ottavio! Bien sûr! Mais tu m'inquiètes tout de même un peu… cette fois, tu fais dans le compliqué et plus que d'habitude…
   – No-on! Nella, no-on! Il n'y a rien de compliqué… Attends! Je te dis comment je vois les choses… pour le moment, je les vois comme ça… mais ça ne doit inquiéter personne. Je vais essayer de m'expliquer plus clairement…»

Alors, pendant plus d'une demi-heure, monsieur Ottavio Civrani, après avoir commandé une dernière bouteille d'un bon vin du Valais, tenta d'exprimer, d'éclaircir et de développer pour lui-même et pour Nella, sa conception de l'évolution, son mode de perception et de pensée de ces dernières semaines; selon lui, ce qui prenait forme après une période de gestation, n'était pas tant une pensée ou un état d'âme qu'une manière plus complexe d'être, de vivre, d'habiter et de percevoir le monde. Il expliqua qu'après avoir vu le documentaire sur l'océan, il avait éprouvé un sentiment de détachement, de départ, de mort; des indices infimes mais irréfutables l'avaient convaincu qu'incertitude et fugacité marquaient chaque instant de l'évolution de la nature et que tout était emporté dans un mouvement de dissolution et de métamorphose tout en s'obstinant à survivre au cycle naturel de l'évolution.
   «Mon Oncle Erasme, reprit Ottavio, qui grâce au ciel vit encore et travaille toujours… Regarde l'oncle Erasme… Qui se souvient de ses campagnes d'il y a trente ans? Qui? Et ses posters pour les couches-culottes Velo? Qui se souvient de son rhinocéros pour Amaro Balestra?... Presque personne à part les passionnés et quelques spécialistes… c'est comme ça! Passe encore que la publicité, comme la mode, soit l'une des choses les plus éphémères de la planète, mais c'est plus ou moins la même chose pour tout le reste… les Rembrandt aussi finiront en cendres… même la Ronde de nuit… un jour ou l'autre…
   – No-on! Et bien no-on! hurla presque Nella. Ici, là, maintenant… tu pourrais au moins épargner Rembrandt!... Tu vois bien que tu détruis presque tout... ce soir... on dirait que tu veux tout brûler, te brûler... oui, c'est ça... à cause de Nexus peut-être? Qu'ils aillent se faire voir... ces types en costard-cravate.»
   Ottavio prit alors la main de Nella, il l'étreignit et la serra pour l'empêcher de pleurer, parce que la pauvre, elle avait peur non seulement de la voix d'Ottavio mais aussi du ton quasi-tragique de ses paroles, de sa façon si lucide de lui montrer à quel point les choses présentes étaient provisoires; cela l'avait terrorisée et laissée sans voix. En cet instant, Ottavio lui faisait peur malgré ses petits gestes d'amour et ses caresses sur les mains. Monsieur Civrani comprit que dans un cas pareil, il valait mieux se taire et emmener sa douce Nella en promenade le long du lac puis aller se coucher, savourer un peu la tiédeur de l'air et laisser les poissons à leur destin — du moins pour ce soir.

Le lendemain fut un dimanche merveilleusement ensoleillé. On pouvait se promener sans manteau et les époux Ornella Scarampi et Ottavio Civrani se consacrèrent à une délicieuse balade sur le chemin en escalier de la Via al Sasso qui mène au sanctuaire de la Madonne del Sasso; la montée de cette volée de marches raides était un peu fatigante, mais le ciel d'un bleu si pur à contempler compensait tous leurs efforts. Ottavio marchait à grandes enjambées, riait, tirait, entraînait Nella qui le regardait intriguée et le cœur léger. Nella voulut entrer dans le sanctuaire pour contempler une nouvelle fois la Fuite en Egypte du jeune Bramante, pour qui elle avait un petit faible, puis de là, ils montèrent avec le funiculaire jusqu'au sommet de Cardada, où ils s'empiffrèrent de petits pains qu'ils avaient emportés, tous deux accroupis derrière un rocher pour s'abriter du vent terrible qui soufflait à cette altitude. Ils ne discutèrent ni de poisson, ni d'évolution, ils n'abordèrent aucun sujet philosophique, mais se contentèrent de parler des problèmes pratiques et quotidiens, tels que la santé de la mère de Nella, Madame Elvira Scarampi, de... pourquoi ne pas faire un bébé... Ottavio? ... Non, je n'en peux plus... mais Nella ne voulut pas s'étendre trop sur ce sujet assez brûlant et se remit à bavarder encore et encore, à évoquer son amour pour la peinture de la Renaissance et son ignorance, et patati et patata... et Ottavio la regardait en souriant. Dans l'après-midi, ils redescendirent à Locarno et Nella, en jetant un œil à l'horloge, rappela à Ottavio qu'il était bientôt temps de penser à rentrer.
   «Ce soir, on ne rentre pas à la maison… ma chérie… ma Nella chérie, ce soir, on reprend la voiture puis on s'arrête au hasard, et on retourne en Italie le long du rivage du lac Majeur, du côté lombard et on dort une fois de plus loin de chez nous,… cet air me fait du bien… il me fait… il nous fait… beaucoup de bien ; j'aimerais aussi t'emmener visiter un autre sanctuaire, celui de Santa Caterina del Sassoballaro, entièrement creusé dans la roche, il te plaira… là, sur l'autre rive.
   – Oh, non! Demain, je travaille… Je dois… je dois aller au bureau.. je suis fonctionnaire, moi… c'est pas comme toi… tu fais ce que tu veux, tu vas et tu viens comme tu veux, tu pars au bureau à dix heures et tu reviens à minuit, ils t'appellent à n'importe quelle heure… mais moi, je dois aller au bureau… et après, comment vais-je me justifier?»
   Nella eut beau protester, rien n'y fit. Nella prit alors son téléphone portable dans son sac et téléphona à sa maman chérie, la priant de tout régler, après quoi elle s'installa confortablement à côté d'Ottavio qui passa la première et démarra en trombe pour filer loin de Locarno.

Ottavio conduisait et regardait autour de lui, perdu dans ses pensées. Cette faculté qu'ont les poissons de disparaître dans leur environnement continuait à lui inspirer une profonde fascination. Il ne cessait de réfléchir, d'imaginer le moyen de disparaître pour tout le monde, sauf pour Nella; des images le captivaient : il s'imagina transformé en posters, en portes, en murs de bureau… en PC fou, infesté de virus puis jeté au rebut et finissant à la décharge, démantelé, avec tous les composants qui se détérioraient, se dissociaient et retournaient à leur état premier, redevenant silicium, carbone, ammonium, fer, manganèse, aluminium et tout le reste. Il conduisait et considérait le fruit de son imagination avec lucidité, sans en souffrir… pas trop du moins car ce n'était que pure fantasmagorie mais il était décidé à trouver le moyen de changer sa manière d'agir; il analysait attentivement quel comportement adopter à partir de ce jour, dans sa propre agence. Il allait s'habiller en gris… oui, voilà! Ce serait la première étape. Il portait d'habitude des vêtements tantôt élégants, tantôt sportifs, avec des chapeaux bien choisis, colorés, parfois voyants. Eh bien, il allait changer, il allait s'habiller d'une manière tellement normale qu'il allait devenir atone et comme cela, on le verrait moins, on le remarquerait moins. Toutes ses cravates bigarrées, il allait les offrir ou les mettre de côté. Du gris, toute une garde-robe en camaïeu de gris, polos et chemises, tout en gris. Être mimétique, devenir paroi, mur ou trottoir… parler peu… un minimum, ne rien faire pour être remarqué, au contraire… l'opposé de ce qu'il avait fait jusque là… il voulait apprendre à se taire, à disparaître, s'exercer au changement, à l'éternel devenir, à la métamorphose, jusqu'à la disparition ultime : il voulait apprendre à mourir vivant.
   Alors que Monsieur Ottavio Civrani divaguait sur toutes ces questions, il passa la frontière avec Nella, longeant la côte lombarde, et filait tranquillement. En fait, cette nouvelle lubie, cette nouvelle façon de voir la vie l'électrisait et le tenait éveillé.

Arrivés au sanctuaire de Santa Caterina del Sassoballaro, ils descendirent par le sentier escarpé qui menait à l'église et au couvent ; Nella fut enchantée par l'étrangeté de ce lieu absolument invisible de là-haut, une plateforme rocheuse dont l'accès jadis n'était possible que par le lac ; elle put admirer l'architecture et les peintures du quatorzième siècle. Un frère, peut-être un bénédictin, les avait fait entrer et Ottavio s'entretint un moment avec lui amicalement, comme s'il le connaissait depuis des lustres, se renseignant sur la vie du couvent à cet endroit. Ottavio plaisantait et s'informait, posait pas mal de questions et Nella le trouvait très curieux; ce brave homme, questionné sur la manière de disparaître aux yeux du monde, fut émerveillé par l'intérêt extraordinaire de son interlocuteur et lui offrit un volume relatant la vie et l'œuvre de Saint Benoît et de Saint Bernard.
   Une fois sortis du petit couvent, les deux visiteurs s'arrêtèrent un instant avant d'entreprendre la remontée et restèrent un instant appuyés contre le mur qui surplombait le lac légèrement ridé dont ils contemplèrent la beauté. Ils scrutèrent, vers le Nord-ouest, les montagnes lointaines déjà orangées sous les reflets d'un coucher de soleil d'une rare beauté, juste au-dessous duquel deux barques ondoyaient mollement.
   «Tu sais, Nella… dit Ottavio, cet endroit s'appelle Santa Caterina del Sassoballaro, parce qu'ici, jadis, avant la fondation de l'église, il y avait un rocher instable, un énorme rocher branlant qui a disparu depuis longtemps… presque plus personne ne s'en souvient, il ne reste que le nom… Sassoballaro…
   – Au fait, où allons-nous dormir ce soir… mon chéri… et dîner, ajouta Nella sans transition. J'ai un peu faim… tu sais comment c'est… le bon air… et puis si tu veux devenir moine, tu me le diras après… de toute façon, ils ne te prendront pas, tu es déjà marié… avec moi… avec moi, même si ce n'est pas à l'église… mon beau monsieur!»

Le lundi après-midi, après être retourné en ville avec son épouse, Ottavio Civrani se consacra à l'achat de vêtements pour devenir encore plus mimétique et plus gris, il dépensa une fortune au centre commercial et, le lendemain, il se présenta à l'agence l'air de rien, habillé tout en gris. Il s'enferma immédiatement dans son bureau, et c'est à peine s'il salua Caterina, la secrétaire, qui courut jusqu'à lui, hors d'haleine :
   «Monsieur Civrani… Monsieur… mais où étiez-vous samedi, et hier? Monsieur Rabagliati et Armosino et les autres ont essayé de vous joindre partout… chez vous… sur votre portable… mais personne ne répondait. Vous savez… pour le projet Nexus… il y a encore une chance… Quel beau costume gris vous avez! Cela vous va bien, le gris… je ne vous avais encore jamais vu … aussi… à la page… je vais vite appeler Monsieur Rabagliati… tout de suite…»
   Plutôt embarrassé, Ottavio répondit, en ajustant son col : « Mon portable était en panne et j'étais parti… chez mon oncle Erasme à Francfort… je n'étais pas là…»
   Au bout de quelques secondes, Rabagliati surgit : « Otto… Ottavio… mais où étais-tu? Tu sais qu'on t'a cherché, même chez B&B, sur ton téléphone portable… mais j'ai appris que tu n'étais même pas là non plus… mais bon sang, où étais-tu? Tu sais, il y a du nouveau pour Nexus : samedi, contre toute attente, Herringer a donné signe de vie et il a déclaré qu'il avait consulté ses… experts… du… kaiser, et qu'on pouvait encore revoir quelque chose… mais c'est urgentissime… Otto, qui sait? On peut encore recoller les morceaux…
   – Je n'étais pas là… mon portable était en panne… j'ai dû courir chez mon oncle Erasme à Francfort… il voulait me parler de toute urgence… tu sais comment il est… pour des choses comme celles-là… je ne peux jamais lui dire non… je n'étais pas là.»
   Sans attendre plus longtemps, les trois boss, Armosino, Rabagliati et Civrani, se réunirent avec leurs plus proches collaborateurs, pour faire le point sur Nexus. Tous restèrent frappés par le côté plutôt détaché et peu loquace de Civrani. On aurait dit que sauver le projet ne l'intéressait plus que médiocrement; l'excitation, le dynamisme qu'il affichait habituellement semblaient être momentanément retombés.
   À un moment donné, son associé Armosino, un designer hors pair, l'apostropha : «Ooh! Otto… tu es là? Et ta tête, elle est là aussi? Tu m'as l'air malade… C'est l'Allemagne qui t'a rendu malade? C'est Erasme Civrani le Grand qui t'a mis de mauvaise humeur?
   – Fous-moi la paix… va te faire voir… non, je ne suis pas malade… je suis plutôt… méfiant pour Nexus… ce projet était parfait comme ça… pas besoin de retouche, ni de marche arrière ou de tout transformer… cette affaire ne me concerne plus… j'ai bien peur qu'ils nous roulent une fois de plus… vous verrez.»

Tout le mois suivant, il continua de travailler, l'esprit tout aussi désabusé et sceptique; il tenta de respecter sa résolution intime de se faire remarquer le moins possible et d'être avare de ses paroles : il y parvint avec peine et continua à s'habiller en gris. Par la suite, il se dit qu'il était peut-être un peu trop radical et il apporta quelques petites variations en ajoutant des beiges et des verts passés parce qu'au bureau quelqu'un l'avait surnommé «le révérend». En fait, Ottavio n'accordait pas beaucoup d'attention aux ragots de l'agence. Il était encore en proie au vertige du tourbillon d'idées qu'il ressassait, aux intuitions qui avaient surgi ce matin-là devant le téléviseur. De semaine en semaine, il essaya de donner un sens plus profond à ses actions et il décida d'analyser sa perception de la réalité; il voulait dépasser le stade de l'intuition subtile, élargir son horizon pour qu'elle devienne génératrice de toute un règle de vie, de perception du monde ou loi personnelle.
   En dépit de tout cela, monsieur Ottavio Civrani continua à engranger les succès et à étendre sa renommée, malgré ses artifices; en effet, au bout d'un mois de travail supplémentaire, la campagne Nexus fut approuvée par le comité et donna de remarquables résultats. Pourtant, ce succès ne le réjouit pas outre mesure, il essaya de faire semblant de rien. À l'inauguration de Nexus, il apparut vêtu d'un costume anthracite signé Gianfranco Ferrè; dans un angle à l'abri d'un palmier, alors qu'il portait un toast seul avec Nella, un léger sourire aux lèvres, il lui dit : «Succès ou échec… ce ne sont que les deux faces d'une même médaille… tout passe tout lasse…»
   – Et tout casse… tu n'es pas encore content… idiot? Tu ne vois pas que tout a marché… répliqua Nella excitée, alors qu'elle avait dû supporter tous les jours les divagations existentielles de son mari … Tu ne vois donc pas leur hommage unanime? Tout t'ont félicité… tu sais bien qu'ils affirment que tu es le plus jeune gourou de la publicité… mais ça au moins, ça a marché! Sois content… embrasse-moi… idiot!
   – Ce n'est pas… que je ne sois pas content… c'est que je ne veux pas m'attacher à cette satisfaction et à cette joie, comme à l'échec précédent… mon Dieu… j'ai toujours vécu dans l'excitation… dans l'ivresse… jusqu'à hier. J'aimerais une mer d'huile, un calme plat sur l'esprit… j'aimerais un peu disparaître, être moins en vue…être un caméléon,… peut-être que j'y arrive…
   – Demain… c'est vrai?... Ottavio…? Maintenant je te demande de ne pas disparaître, même pas pour rire… sois vraiment mon cavalier… même si c'est ta fête…»

Durant les mois qui suivirent et pendant tout l'été, Ottavio se perfectionna dans l'art de disparaître, prouvant qu'effectivement, moins on parle et plus on porte des vêtements peu voyants, moins on se fait remarquer. Toutefois si on parle trop peu en société, on risque de se faire remarquer justement pour cela; c'est pourquoi monsieur Civrani, conscient de cet axiome, chercha une juste mesure, une forme de modération qui ne lui était pas véritablement innée. À la montagne, au milieu des bois tyroliens, il se vêtit de verts délicats pour se fondre dans la profondeur des bois; les roches incrustées d'ardoise et de mica des Apennins liguriens l'amenèrent à choisir des gris brillants et du blanc cassé. À Graz, il se mêla à tel point au discours d'un groupe de retraités anglais qu'il perdit toute pensée propre et réussit véritablement à percevoir la pensée matérielle du groupe comme un événement unique, un état matériel subtil et invisible qui flottait parmi eux et parvint à l'absorber au point qu'il se sentit anglais et groupe à la fois, qu'il fut dans la peau de Henry et Jacky; cette expérience ne le troubla pas, il jugea même qu'il avait réussi à franchir une étape. Il avait éprouvé une sensation rare, il avait senti sa respiration ralentir progressivement, puis, comme suspendu, il était devenu le groupe, tout le groupe.
   «Mon moi commence enfin à mourir, du moins un morceau de moi… il était temps!» se dit alors Ottavio.

Contre toute attente, à la fin des vacances, il retourna travailler de bon cœur et Nella s'en réjouit vraiment; il dit à sa femme qu'il y retournait précisément pour disparaître de l'esprit de Rabagliati, Armosino, Gentile, Rosso, Caterina et consorts; il voulait goûter, humer, et pourquoi pas devenir l'air ambiant de l'agence : «Je commence à ne plus être Ottavio Civrani… je serai comme un fantôme…» Et Ottavio devint l'air ambiant de l'agence, en effet — avec quelques inconvénients. Les expériences, en partie spontanées, en partie provoquées par lui-même, se répétèrent au point d'en devenir fastidieuses. Ottavio se mettait dans un état d'écoute très particulier, il ralentissait sa respiration, la suspendait presque… et de ce fait, il était envahi par une quantité de pensées, d'états d'âme : la nervosité de Caterina en proie à ses règles douloureuses, le fond de rancœur perpétuel de Rabagliati envers sa femme, l'imagination embrasée, lumineuse et galopante, visionnaire d'Armosino, les tourments de Rosso face à l'image floue qu'il ne parvenait pas à déformer comme il voulait sur l'ordinateur. D'un point de vue créatif, son travail était désormais plus aisé parce qu'il pouvait aisément se représenter mentalement les images, les projets, sans le moindre effort, comme s'ils étaient une synthèse de la pensée du groupe, mais il était sujet à la contamination de tant de sollicitations négatives qu'elles allaient parfois jusqu'à l'inonder douloureusement.
   À la maison, Ottavio essayait de parler le moins possible a Nella de ses expériences extravagantes, mais sa femme remarquait sa façon insolite de bouger et de percevoir le monde : elle le voyait souvent silencieux, le nez en l'air; à la maison, le soir, il ne regardait presque plus la télévision, il relisait les livres de son enfance, les manuels de philosophie et, chose plus étrange encore, il restait des heures durant à l'écouter avec un sourire béat.
   «Mais ça va… Ottavio? Tu m'écoutes?... Tu es vraiment là? demandait de temps en temps Nella.
   – Mais oui, bien sûr, mon amour… plus que jamais, je suis vraiment là,… ici et maintenant » répondait Ottavio rayonnant. Mais il dut aussi tenir compte des désirs de Nella, il sentait en elle un désir profond, plus que du désir, une aspiration ou une vocation, comme si son tourment ne pouvait être apaisé que par une grossesse; il voyait dans ses pensées un enfant tellement présent et vivant qu'Ottavio ne pouvait plus se dérober, il devait jeter les pilules contraceptives s'il voulait connaître entièrement Nella, s'il voulait disparaître en elle, mesurer la profondeur de son amour, puisque maintenant il en était capable.

Ottavio avait finalement réussi à élaborer une technique personnelle de défense contre les invasions mentales qui prenaient des proportions alarmantes et désagréables, mais quelques mois plus tard, au cours d'une réunion décousue et pénible de toute l'équipe pour préparer une campagne pour la bière Hœgarten que son oncle Erasme lui avait refilée, il éprouva une tel degré fatigue qu'il ne fut plus capable, après des heures de discussion, de fumée, de paroles et de feuilles volantes, de supporter la tension mentale. Le désir impérieux de disparaître pour de bon le saisit. Il se leva, s'adossa au mur et se laissa aller; son esprit vacillait de fatigue. Il relâcha sa respiration, qui s'arrêta presque totalement et il ferma les yeux. Au bout de quelques secondes, alors qu'il était encore dans cet état singulier, il s'aperçut que le son des voix diminuait; il rouvrit les yeux, regarda autour de lui et vit que ses collègues de travail, que tout le groupe avait un contour flou, et que leurs voix, d'abord nettes, résonnaient maintenant dans le lointain, comme assourdies; plus personne ne lui adressait la parole, ses collègues parlaient à distance, ils discutaient aussi de ses projets mais sans rien lui demander, ils ne lui criaient plus rien, comme s'il avait disparu du paysage.
   Dans cette atmosphère astrale extraordinaire, Ottavio fit quelques pas et s'éloigna de la salle, impalpable, comme un fantôme. Il descendit l'escalier et se retrouva dans l'allée bordée d'arbres où un tram nébuleux passa dans un faible glissement, les autos passaient, comme dans un film muet, sans le moindre bruit. À présent, Ottavio admirait tout, émerveillé et détaché à la fois.
   Les choses du monde semblaient dépourvues de consistance et de solidité. Ottavio avait l'impression de voir la matière de tous les objets de ce globe bien plus légère, quasi transparente; il prit conscience du vide qui l'entourait et, alors qu'il se concentrait sur l'observation d'un tronc d'arbre, il distingua l'obscurité des espaces intermoléculaires; il regarda ensuite vers le haut, leva la tête, sentit l'air autour de lui et observa distinctement la raréfaction des molécules de gaz qui l'entouraient, il se rendit compte de l'immensité du vide qui gouvernait et dominait cet univers.
   Après un laps de temps difficile à mesurer objectivement, l'effroi remplaça l'émerveillement; Ottavio le perçut à sa respiration brusquement plus haletante, puis tout redevint comme avant, la rue, l'avenue, les transports publics et privés partout, jusqu'aux moineaux sur le platane, au-dessus de l'arrêt du tram, qui faisaient un vacarme quasi irréel.
   Il se rendit au bistrot habituel en face du bureau où son copain barman le salua gaiement et lui servit un demi. Alors qu'Ottavio, encore sous le coup de l'étonnement, se restaurait et regardait les espaces parcourus, Caterina apparut, stressée comme toujours, les mains sur la gorge. Elle se planta sur le seuil observant à la ronde les clients autour des tables et Tony le barman qui nettoyait le comptoir tête baissée : «Dis, Tony, tu n'aurais pas vu monsieur Civrani ici? Il n'est pas venu prendre un verre? Il a disparu du bureau, on pensait qu'il serait chez toi, pour un digestif ou un petit café, vu la tête qu'il faisait.
   – Il était ici il y a un instant, il était là… devant moi… bah, il est probablement sorti pendant que je frottais… je ne sais pas…»
   Tandis qu'ils parlaient, Ottavio s'était glissé sur l'avenue et s'était évaporé entre les arbres.

 

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