Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
N'ÉCOUTEZ PAS LES GRENOUILLES!

Anton Tchekhov et Frédéric Nietzsche se rencontrent par hasard à Gênes. Le premier y est passé, l'autre y a vécu. Ils ne se connaissent pas. Leurs travaux n'ont pas encore été reconnus. Ils ont respectivement trente et quarante-cinq ans.

ACTE I - SCÈNE 2

Une terrasse de café. Anton entre, côté cour, avec une bouteille et deux verres. Il semble plus détendu que précédemment. Il chantonne une ballade russe (pas les yeux noirs, svp).
Il s'assied, se sert à boire, regarde les gens passer, savoure l'instant. Puis Friedrich entre côté jardin.

ANTON : Comme le service est lent, j'ai pris d'office une bouteille et deux verres. Je me suis dit, ou mon compère de l'autre soir est là et nous la sirotons ensemble… ou je la bois seul pour oublier son absence.

FRITZ : Ah! Les Russes savent boire!

ANTON : Nous avons cette qualité!

FRITZ : Alors, les femmes? Toujours aussi belles?

ANTON : Les Italiennes sont superbes. J'adore observer les femmes. Avez-vous remarqué qu'une brune ne se conduit pas de la même manière qu'une blonde?

FRITZ : Pardon?

ANTON : Oui, les femmes blondes ont la lumière pour elles. Depuis l'enfance, elles attirent par l'éclat de leurs cheveux. Il leur suffit de paraître…

FRITZ : Tandis que les brunes…?

ANTON : Je ne sais pas… Elles ont… Il y a les rousses aussi! Chez nous, pour l'instant, les femmes s'ennuient tellement qu'elles plaquent tout pour suivre des acteurs de passage… Même la fille d'un commissaire de police…

FRITZ : Vous parlez beaucoup de femmes…

ANTON : J'en parle… Avec vous!

FRITZ : Vous êtes plus détendu que l'autre soir…

ANTON : Les Anglais et les Allemands parlent d'affaires, c'est connu…Les Russes parlent de femmes.

FRITZ : Qu'est-ce qui vous tracassait, si j'ose me permettre?

ANTON, un temps d'hésitation : À Biarritz, j'ai pris des cours de français avec une jeune fille. Elle avait une jolie tête de fouine soyeuse. Nous avons eu une amourette…

FRITZ : Une amourette?

ANTON : Oui, une relation charmante et spontanée…

FRITZ : Spontanée…

ANTON : …Qui ne s'exporte pas. Or la jeune femme m'a poursuivi jusqu'à Nice… Et j'ai cru voir sa silhouette dans la foule, l'autre jour.

FRITZ : Vous avez fait des progrès?

ANTON : Pardon?

FRITZ : Oui! En français?

ANTON : J'ai toujours un accent épouvantable…Mais je suis soulagé, la petite Margot a rejoint sa famille sur la côte Atlantique.

FRITZ : Vous n'êtes pas marié?

ANTON : Nooon! Voir le même visage tous les matins? Au-dessus de mes forces. On dit chez nous qu'il faut prendre une épouse ordinaire : ni trop colorée ni trop sonore. Cela paraît d'un ennui effroyable… Un ami en jupons?

FRITZ : Moi, non plus, je n'ai pas envie de me marier. Du reste, je n'en ai pas le temps. J'ai bien pour dix années de travail devant moi.

ANTON : Ce qui m'amuserait, c'est un mariage à distance, où l'on puisse se retrouver de temps à autre sans peser sur l'autre, sans le lasser.

FRITZ : Je pourrais supporter le mariage… Deux ans, je crois, pas plus. J'ai trop de choses à faire.

ANTON : Au fait, avez-vous reçu une lettre de la dame de vos pensées?

FRITZ : Non.

Un silence. Ils regardent les gens passer. Anton chantonne.

FRITZ : J'oubliais de vous dire, elle est russe.

ANTON : Qui?

FRITZ : La dame de mes pensées.

ANTON : Ah! Oui? Moscou?

FRITZ : Non, Pétersbourg. Lou, Louise von Salomé, la fille d'un général…

ANTON : Mmmm… Connais pas.

FRITZ : Vous allez me dire que les femmes de cette ville sont ceci, cela…

ANTON : Pas du tout.

FRITZ : En fait, elle ne veut plus vivre dans son pays.

ANTON : Non, je pense que les femmes, d'après ma modeste expérience, n'ont besoin que d'une chose…

FRITZ : Votre modeste expérience!

ANTON : Oui, modeste. (Il regarde ses chaussures, en frotte une, légèrement). Je suis un homme prudent! J'aime regarder les jolies filles, les respirer, les taquiner… Rire avec elles… Mais quand elles s'approchent, je m'esquive… Je ne suis pas un homme de passion.

FRITZ : De quoi ont-elles besoin?

ANTON : Elles ont besoin d'être regardées avec tendresse…

FRITZ, fringant : Celle-ci est fougueuse, brillante, intelligente…

ANTON : Il n'empêche, avec tendresse…

FRITZ : Vous croyez?

 

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