Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
PRÈS DU SOUPIRAIL

Il ouvre la porte. Personne sur le matelas. Mais il entend parler… non, rire doucement… Glousser. Comme une poule. La femme se tient toute droite, le visage très près du soupirail. Elle n'a pas réagi à sa présence. Ses mains liées serrent un des barreaux. On dirait qu'elle parle à ce barreau, qu'elle lui raconte une histoire. Il est sûr qu'elle est à moitié folle. Aux trois quarts folle.
   Elle se retourne, brusquement. Elle renverse la nuque en arrière, sourit.
   Le gardien se trouble. On dirait qu'elle est en train de faire l'amour. Et voilà qu'elle est belle! Superbe! La folle moche et puante est soudain superbe!

*

Cette aube m'est glacée, malgré la chaleur suffocante. Questions glaçons.
   Depuis quand suis-je séquestrée?
   Pour combien de temps suis-je séquestrée?
   Quelles sont les raisons de mon enfermement?
   Ou …absence de raisons?
   De quoi suis-je l'enjeu?
   Où suis-je exactement?
   Puis le paradoxe de ma situation me saute brusquement aux yeux. Et j'éclate de rire! Moi qui me bats depuis la nuit des temps pour la liberté, la libération des femmes, je me retrouvée emprisonnée!
   Il m'a fallu du temps pour établir ce constat simpliste. Mes facultés mentales doivent être en panne. Du moins en dérangement.
   Mon rire devient fou.
   Fou rire.

*

– Douche!
   Hein? Une voix féminine? J'ai dû mal entendre… Je provoque la répétition du mot en ne bronchant pas.
   – Douche!
   Et crac, un bandeau sur mes beaux yeux. Une femme? Une gardienne est-elle une femme libérée?
   Je dois m'agripper aux parois parce que j'ai un vertige. Parois trop lisses… et le jet d'eau froide est un coup de poing.
   Une autre pensée me harponne : trois semaines! Il y a déjà trois semaines que… Trois semaines se seraient écoulées depuis… Nouveau vertige.
   L'eau ne réussit pas à fouetter mon sang. Elle est ennemie. Comment vivaient-ils les douches dans les camps? L'ultime arrosage avant la mort? Questions incongrues…
   – Fini!
   Fini? Déjà? Et cette voix androgyne.
   Oublié de demander du shampooing.
   Douche complètement ratée.
   Et revanche dans trois semaines.

*

Je viens me couler contre Soupirail pour siroter mon thé.
   – Particulièrement âcre, aujourd'hui. Tu aimes l'âpreté, Soupirail?
   Ma seconde gorgée déclenche brutalement des images. Je décolle. La montagne presque noyée dans le brouillard, cette petite ville isolée… Ma visite à cette coopérative… Je revois ces visages timorés, souriant timidement, fiers finalement, ces regards où dansait une flammèche… celle de l'audace, la transgression presque. Monter une affaire entre femmes, sans le contrôle des hommes. Elles en étaient toutes frémissantes. Puis, après, mon envie de gambader dans ce brouillard, chemins escarpés, aboiements, on m'avait parlé de sources d'eau brûlante, jamais trouvées. Puis ma soif subite, irrésistible. J'avais dévalé le versant comme une chèvre, j'avais rejoint le centre, j'avais avisé un café, un énorme café. Mon arrêt devant cette douzaine de marches, ma montée, il bruine, la porte est ouverte, j'entrevois une foule d'hommes attablés, que des hommes bien sûr, ça m'intimide, je me raidis, je recule lâchement, la bruine, je vais redescendre les marches la queue basse, oh non! un sursaut de détermination, et je fais volte-face, je redresse la tête, gazelle fonceuse, je réussis mon entrée, cent regards mâles sur moi, en moi, presque dévorée, mais non! Bruissante de toute cette convergence. Me délectant de cette électrisation de l'air, cette érotisation brutale… Je déniche une table tout au fond, je m'installe et je croise les jambes, je prends une cigarette, j'en fumais deux par jour à l'époque, et un homme me sert un thé dans un haut verre.
   – Et j'attends, Soupirail, parce qu'il était brûlant.
   Et les cent mâles attendaient avec moi. Suspendus. J'ai enfin saisi le verre, l'ai porté à mes lèvres, lentement, j'ai fermé les yeux, je me suis abandonnée à la première gorgée… et le silence est total, comme une communion, là, dans ces montagnes. J'ai rouvert les yeux, posé le verre sur la moche table, puis, peu à peu, les conversations ont repris. C'était étrange, car leur langue gutturale s'était comme adoucie, assouplie.
   – Le thé le plus âcre de ma vie, Soupirail. À Zaghouan.

*

Quelqu'un surgit dans l'obscurité.
   – Rendez-vous.
   Un rendez-vous? De quel type? Rien noté dans mon agenda mental…
   À nouveau le bandeau. Et on me pousse, comme un gentil mouton.
   Je reconnais immédiatement la respiration trop rapide de celui que j'ai baptisé «Clique». Son souffle de bovidé sur ma tendre nuque.
   – Photo!
   – Encore? Il va me ressortir les images de fesses avec string?
   – Photo!
   Il me fourre quelque chose entre mes mains liées. Il est très excité. Ou furieux?
   – C'est quoi, ça?
   – J'ai du mal à répondre à ta question, tu sais.
   – Quoi?
   Son anglais est limité.

Il finit par comprendre et m'arrache le bandeau. Je retrouve la pièce du premier interrogatoire. Et mon regard tombe sur… J'étouffe un cri. Trouble! Émotion. Mon cœur fait un tour complet sur son trapèze.
   – C'est quoi, ça?
   La photo se brouille. Et tout se mélange dans ma tête. Et dans ma chair!
   – C'est quoi? C'est qui?
   Une lame de plaisir, puis ça se brise sur un rocher. La première fois depuis… depuis le papillon. Et la dernière fois depuis… depuis ma séquestration. Quel chaos.
   – C'est toi!
   – Oui.
   J'ai murmuré.
   – Avec qui?
   L'image se précise à nouveau. L'image d'une telle beauté… Ces deux corps soudés, cette étreinte parfaite sur la plage.
   – Avec qui?
   – Tu ne le connais pas!
   – C'est un homme du pays!
   Mais quel pays? Je ne sais plus. Notre soudure verticale, là, sur la plage, merveilleusement nus dans la lumière. De profil. Et notre cambrure.
   – Qui a pris la photo?
   – Nous.
   – Vous?
   – Oui.
   – Non!
   – Un complice.
   – Qui?
   – Un complice.
   Brillant dialogue.
   – Il est jeune!
   – Oui.
   Oh, tout ce plaisir qui incendie mon corps. Une rencontre si violente, si volcanique… Parce que non-verbale? Son corps si ferme, une peau extraordinairement douce… Ce goût de libération tout au fond de ma gorge, de mon ventre, de mon sexe. Le premier homme après le papillon mortel.
   – Il a quel âge?
   Aïe! Je dois réagir.
   – Il était majeur. Pas de problème.
   – Son nom?
   – Je ne sais pas.
   Il reprend la photo.
   Je suis étendue sur mon matelas. Aucun souvenir de mon déplacement jusqu'ici. Ici? Non! Je suis dans cette pension minable, sur ce lit qui n'avait même pas été refait, cette odeur confinée, et le délire de nos corps. Chambre miteuse et sublimée.
   La bougie avait brûlé toute la nuit. Comme nous.

*

Je suis réveillée en sursaut. Des claquements, des cris… Des cris en italien? Des hurlements, des coups sourds, des bruits de pas, des glissements… J'ai mal. J'ai mal parce que quelqu'un a mal, là tout près, si près.
   Je jurerais que c'était en italien.
   Ce vacarme, ça sent la capture.
   Et à présent, un silence chargé.
   Des aiguilles dans tous mes membres parce qu'un être humain vient d'être piégé.
   Je jurerais que c'était de l'italien. Une langue proche de la mienne, cousine de la mienne. Et moi, ici, impuissante.
   Un homme italien. Un frère.

*

La clé dans ma serrure. Ma porte s'entrouvre et on me jette des tissus sur la tête. Puis j'entends qu'on dépose des choses lourdes.
   – Vite! Habille-toi!
   M'habiller? Quelque chose se trame. Je découvre mes sacs de voyage! Et même mon sac à dos! Stupéfaction! Et je reconnais mon pantalon! Le turquoise. Et mon tee-shirt noir. Et mon soutien bordeaux. Et mon slip grenat. Et mes sandales. Je suis hébétée, paralysée. Tous ces objets qui m'appartiennent… et qui me semblent étrangers… Médusée.
   – Habille-toi! Vite!
   Impossible d'accomplir un geste. Anesthésiée.
   Je réussis quand même à tourner un rien la tête, vers Soupirail. Pour la toute dernière fois. J'ai l'impression de quitter un être humain.
   J'enfile mes vêtements très maladroitement. Leurs odeurs me sont inconnues. Mes mouvements sont très lents et raides. La résistance de la méfiance?
   – Prends tes bagages. Tu peux sortir.
   Ça sent le traquenard à plein nez. Pourtant je suis obligée d'obéir. Si je jette encore un seul regard à Soupirail, je vais craquer. Alors je décide de soulever un de mes sacs, sans succès. Trop pesant. Ou moi, trop faible. Je le fais glisser sur le sol cimenté. Et j'aperçois un couloir assez sombre. Il est flou. Ce sont mes yeux qui… Et là, devant moi? Qu'est-ce que je vois? Un rectangle lumineux et si précis, si tentant, si fascinant… Je sais que je vais tomber dans le piège, je sais qu'ils sont derrière moi, je sais qu'ils se moquent de moi, je sais qu'une flamme cruelle allume leurs …mais je suis aimantée et je marche, je trébuche mais je me relève, je vacille mais je m'accroche au mur rugueux, le rectangle de lumière me happe, me tire à lui, même si mes yeux me font horriblement mal, j'avance, je tombe et je progresse, mais le rectangle semble reculer, comme un horizon qui se dérobe, non, j'approche et soudain, ma bouche sur le sol, contre le sol, de la poussière dans ma bouche, de la poussière qui assassine le soleil.

 

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