Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LE GROTESQUE SOURCE DE RIRES, DANS L'ŒUVRE DE MICHEL DE GHELDERODE

«Il y avait donc là un moyen de se mieux connaître (…) de mieux résister à ma tristesse native, ou de nier le tragique ambiant[1]…» C'est en ces termes que Michel de Ghelderode évoque sa découverte de l'écriture; et sans doute n'est-ce pas un hasard si celui qui assigne une telle fonction à la création littéraire a pu donner le jour, tout au long de sa carrière, à un si grand nombre de figures que lui-même qualifie de «grotesques». Le recours au grotesque, dont Victor Hugo soulignait l'ambivalence – «d'une part il crée le difforme et l'horrible, de l'autre le comique et le bouffon[2]» –, n'aurait-il pas été pour Ghelderode une manière privilégiée de résister à sa tristesse et de «nier le tragique»?

APPROCHES

Cet écrivain belge, francophone malgré son origine flamande, comme nombre de ses contemporains – il était né en 1898 –, a souvent insisté sur l'impression de tristesse, et même de peur, qui lui restait de ses premières années : «On m'a trop menacé naguère, mes parents et les prêtres, et ma vie s'est édifiée sur la peur[3]». Enfant chétif et maladif, couvé par sa mère mais redoutant son père – qui, à l'en croire, l'aurait soupçonné de n'être pas son fils[4] –, exilé une année ou davantage, vers l'âge de cinq ou six ans, dans un foyer d'enfants au bord de la mer, puis devenu à huit ans et pour bien des années l'élève des «Messieurs-Prêtres» qui cultivaient en lui la crainte de l'enfer, il a de bonne heure connu l'angoisse, et peut-être déjà les crises d'asthme qui allaient s'aggraver au cours de sa vie. C'est après des études médiocres et tôt interrompues par une grave maladie, qu'en 1916 et 1917 – on devine ce que peut signifier en ces années «le tragique ambiant[5]» – il s'oriente de plus en plus nettement vers la création littéraire, comme vers un moyen de survivre, d'échapper à ce qui l'oppresse, ou de lui résister.
   La création s'inscrira donc pour lui dans le droit fil de ce qu'il a appelé sa «vie seconde[6]», celle du rêve, cultivée dès l'enfance en marge de l'école et de la famille et nourrie surtout à cette époque des souvenirs de divertissements dominicaux : spectacles des marionnettes bruxelloises, foire et cirque avec leurs jeux de massacre et leurs dialogues clownesques, cortèges folkloriques de masques et de «géants», et déjà les films de Méliès. À ces plaisirs s'ajoutent bientôt la fréquentation des musées, où il apprécie notamment les tableaux de Bosch et de Bruegel, et aussi la lecture : il citera les œuvres de Cervantès et de Rabelais, mais surtout le roman de Charles De Coster, texte majeur de la littérature française de Belgique, publié en 1867 : La Légende d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et ailleurs. Or, s'il est un point commun à tout ce qui enchante sa prime jeunesse, c'est bien une prédominance de ce que l'on a coutume de nommer le grotesque : la figure humaine y apparaît déformée, assez pour faire rire et presque assez pour effrayer, les humains gesticulent à la façon de pantins, tandis que des pantins, à l'inverse, imitent l'humain, ou encore on voit des êtres perdre soudain leur dignité en se retrouvant dans des situations incongrues.
   De telles influences, certes, n'ont pas été les seules à orienter son œuvre. Dans ses premiers recueils de contes, en 1922 et 1923, il retrouve le ton mélancolique de certains de ses compatriotes, Hellens, Eekhoud ou Van Offel. Plus tard, optant résolument pour la dramaturgie à partir de 1925, il s'inspire de l'expressionnisme européen, et compose d'abord des drames religieux, puis des pièces sur d'autres sujets, mais toujours d'esprit moderniste, pour une troupe flamande qui les crée en traduction néerlandaise; après la dissolution de cette troupe au début des années trente, il cultive une inspiration plus personnelle, donnant vie à ses fantasmes et à ses hantises dans des pièces situées «jadis en Flandre»; c'est ce dernier théâtre, presque achevé à la veille de la guerre (époque où il redevient conteur avec le recueil Sortilèges, chef-d'œuvre du fantastique) qui lui vaudra vers 1950 un succès éphémère à Paris, et plus durable en Belgique et dans bien d'autres pays[7]. Mais si variées que soient les formes d'art qu'il a pratiquées comme conteur ou dramaturge, et de quelque influence que l'une ou l'autre ait été tributaire, on y retrouve ici ou là des éléments grotesques, essentiels à l'œuvre ou seulement accessoires. Cet «écrivain flamand d'expression française» se disait un jour, par plaisanterie, «écrivain belge d'expression bizarre[8]». Mais ce «bizarre» ou ce grotesque, parvient-il toujours à susciter le rire, a-t-il vraiment le pouvoir de «nier le tragique»?

GROTESQUE LUDIQUE ET RIRE JOYEUX

Une bonne partie des inventions de Ghelderode, venues au jour pour la plupart au début de sa carrière, pourraient illustrer les vues de Bakhtine, pour qui la création grotesque émane d'un besoin, ancien autant que profond chez l'homme, d'une sorte de «seconde vie», celle de la fête et du jeu (Ghelderode use des mêmes mots : «vie seconde»). Dans L'Histoire comique de Keizer Karel, où il reprend de vieilles chroniques concernant la vie de Charles-Quint en Flandre, le conteur recrée une Flandre du temps jadis qui pourrait bien être une transposition mythique du paradis perdu de la petite enfance. (Son maître De Coster évoquait aussi «la mère Flandre»). Il y fait presque toujours beau, et la «joyeuse entrée» de l'empereur dans l'une de ses bonnes villes met «le populaire» en liesse. Les rires y résonnent à tout propos, confirmant les vues de certains psychologues, tels Penjon[9] ou Eastman[10], qui placent une certaine «humeur de jeu» ou un «esprit de jeu» à l'origine du rire. Dans ce climat de gaieté, la grotesque apparition du «fou qui se croyait empereur», avec son «crâne piriforme», sa «bouche circonflexe» et sa «couronne de fer-blanc de guingois sur son chef» fait s'esclaffer les bonnes gens. On flatte même l'illusion du fou en organisant un jeu où il tient le premier rôle : de «méchants drilles» l'escortent pompeusement, de taverne en taverne, et l'asseyent, pour finir, à cheval sur une tonne. On se moque de lui, certes, «sans nulle tendresse», mais le fou n'en souffre pas, bien au contraire, et le plaisir de jouer l'emporte encore chez ces «drilles» sur les motifs malveillants. Il y aura bien d'autres portraits caricaturaux dans ce recueil d'historiettes, et bien d'autres mésaventures où quelqu'un se retrouve en position grotesque, et fait rire à ses dépens; «et le populaire riait», conclut l'auteur; le lecteur aussi va rire, ou du moins il sourira.
   C'est un grotesque assez différent qui apparaît dans Voyage autour de ma Flandre, tel que le fit aux anciens jours Messer Kwiebe Kwiebus, philosophe des dunes, qui pourrait s'intituler «voyage au pays de Bruegel», car le philosophe, lui-même petit personnage d'imagerie, avec sa barbe blonde et sa «bedaine ogivale», circule d'un tableau à l'autre; ainsi, il découvre, dans un paysage curieusement découpé en carrés comme les Douze proverbes flamands, un mundus inversus, forme ancienne de grotesque : «non sans plaisir, il admira : le larron conduire le gendarme à la potence, – le meunier porter le sac sur son dos et l'âne le suivre et le bâtonner, etc.». Il lui arrive aussi de rencontrer un personnage qui rappelle certaines inventions de Jérôme Bosch : «Au soleil déambulait un être à ce point grotesque qu'il semblait incarner à lui seul l'insanité du Carnaval. Il avait le corps en boule, les jambes en tire-bouchon et les bras jusqu'à terre. Ses oreilles étaient deux entonnoirs, son nez avait la forme d'une trompette thébaine, etc.» À l'étonnement de Kwiebus, succède le rire. Mais un autre épisode montre son hésitation entre le rire et la peur : c'est la rencontre qu'il fait de la Mort en personne, «extraordinaire personnage dont l'aspect carnavalesque et le raide maintien, après avoir manqué de le faire rire, l'emplit d'une ancestrale peur[11]»; il advient alors que le sinistre personnage esquisse des pas de danse, et Kwiebus à nouveau le trouve comique et participe à cette danse, fût-elle macabre, avec plaisir. Comme lui, le lecteur s'amuse. Il s'amuse aussi devant un récit plus bref, «Les authentiques tentations de saint Antoine[12]», où l'auteur a multiplié les bizarres diableries empruntées aux tableaux de Jérôme Bosch.
   Le public peut sourire de même devant d'autres caricatures de l'humain, en trois dimensions, que sont les clowns, pour lesquels Ghelderode écrira Transfiguration dans un cirque[13], et aussi les marionnettes. Si «la mécanique plaquée sur le vivant» est selon Bergson une source de comique, il s'agit plutôt ici d'une mécanique qui singe la vie, à la façon des poupées et des pantins; et le rappel des jeux de l'enfance contribue à notre plaisir, comme l'a également souligné Bergson dans Le Rire[14]. Ghelderode écrit pour de tels interprètes, et tout au long de sa carrière aimera s'inspirer de leur jeu, comme il aimera situer une farce en Breugellande ou à Brugelmonde, autant dire chez Bruegel, et faire vivre là, dans un univers que Bakhtine aurait qualifié de «carnavalesque», des êtres caricaturaux, d'un grotesque proche de celui de Rabelais, dont l'œuvre d'ailleurs remonte au même «bon vieux temps».

GROTESQUE SATIRIQUE ET RIRE MOQUEUR

Mais Ghelderode ne s'est pas réfugié constamment, même au début de sa carrière, dans ce «jadis» imaginaire. Il n'a cessé de situer dans le monde contemporain, ou parfois dans l'intemporel, d'autres œuvres où le grotesque, toujours présent, est mis au service de son pessimisme. Il caricature les êtres ou les réalités qu'il condamne; c'est un rire de moquerie méprisante qu'il cherche à susciter dans le public, en écho au sien. On peut voir là une illustration des vues traditionnelles, exprimées dès le dix-septième siècle, notamment par Hobbes[15], et auxquelles adhère encore Baudelaire dans L'Essence du rire, selon lesquelles le rire serait presque toujours moquerie, et clamerait le plaisir du rieur à se sentir supérieur à celui dont il se moque. Parfois, un personnage de la pièce, ou le narrateur du conte, donne le ton, en éclatant de rire lui-même; mais les lecteurs ou les spectateurs lui feront-ils écho? Encore faudrait-il pour cela éviter que dans le grotesque, «le difforme et l'horrible», selon les termes de Hugo, ne l'emportent sur «le comique et le bouffon».
   Ainsi, Ghelderode s'en prend à la guerre, et plus généralement à l'horreur du monde moderne, dans sa pièce expressionniste Images de la vie de saint François d'Assise, qui est un véritable festival de grotesque. On y voit la Guerre sous l'apparence de«la Mort armée», personnage rigide coiffé d'un énorme casque empanaché, qui avance avec une lourde démarche d'automate, et qui lance un rire énorme; surviennent alors des «soldats de toutes les guerres, caricaturaux» qui saluent «ridiculement», et une «foule» incarnée par des figurants à têtes d'animaux, qui crient : «vive la patrie !» Plus tard apparaîtra le Néant, personnage en fil de fer, pourvu d'un chapeau, de gants et de souliers, et dansant une sorte de ballet qualifié de «ridicule», avec la Terre, l'Esprit, la Matière; et l'on verra enfin le Siècle, «petit géant d'osier (…) habillé en poupon», dont le linge est taché de sang, et qui vagit et hurle[16]
   Plus généralement, ce ne sont pas des entités, mais certaines catégories d'humains, que Ghelderode cherche à stigmatiser par la caricature. Au début de la pièce Oude Piet[17], par exemple, presque tous les personnages, caractérisés par l'hypocrisie et la méchanceté, sont dépeints avec une laideur de gargouilles, dans une didascalie où l'auteur ne leur ménage pas les qualificatifs de «ridicule» et «grotesque».



Une scène de Piet Bouteille, photographie détenue par l'Association Internationale Michel de Ghelderode (photographe inconnu).

Grotesque aussi est la vieillesse, aux yeux du jeune auteur, qui multiplie les portraits de vieillards, qualifiés de «calamiteux, poussifs, tousseux, béquillards[18]». Il faudrait citer tout au long le récit intitulé «Soirs[19]», où l'on voit la grand-mère du narrateur, horrible vieille ivrognesse, prier pour les morts en buvant du genièvre, et se mettre à chanter et à danser avec des gestes d'automate, la description tournant au cauchemar. «Au mur, Christ et les saints rigolaient. Moi, je ne bougeais pas», dit le narrateur, qui voit ensuite la créature se déshabiller, «le crâne chauve par plaques, les coudes noueux, le ventre en proue et les genoux en compas»; quand, enfin, elle est endormie, il ose rire.
   L'écrivain use et usera de même du grotesque pour manifester sa misogynie et son anticléricalisme, et ce de plus en plus au long de sa carrière. Aux caricatures féminines, désignées par des noms évocateurs comme Salivaine ou Putrégina, il distribue généreusement laideur, saleté, cruauté, nymphomanie, satanisme, et parfois tout cela à la fois. Et le clergé n'est pas mieux traité, de Magie rouge à Fastes d'enfer[20], pièce où l'on voit des dignitaires religieux se vautrer dans le péché, l'un glouton, l'autre sodomite, un autre sacrilège et meurtrier, et se renifler «comme des chiens» quand l'un d'entre eux s'est oublié dans sa soutane[21]. Ce grotesque satirique, souvent, dépasse son but : la moquerie devient si agressive qu'elle ne fait plus rire. On devine, sous de telles attaques, une réaction d'autodéfense : à coup sûr, Ghelderode se sent menacé; son pessimisme procède d'une angoisse de plus en plus insurmontable.

GROTESQUE INQUIÉTANT ET RIRE GRINÇANT

Cette angoisse n'a cessé de se faire jour, dès l'époque où il publiait parallèlement des contes joyeux. Hors de l'ancienne Flandre mythique, le monde est désenchanté : non seulement le climat est devenu gris et pluvieux, mais les fêtes foraines elles-mêmes ont perdu le pouvoir d'amuser et le grotesque y devient inquiétant : le carnaval, en particulier, révèle la misère et la douleur, sous des masques de carton bizarrement contournés et faussement hilares; on le voit dans les contes «Paysage attristé» et Au Pays de Laermans, aussi bien que dans la pantomime Masques ostendais[22].



Masque ayant appartenu à Ghelderode, photographié par M. Humpers, directeur de l’Association Internationale Michel de Ghelderode.

L'auteur s'inspire visiblement des tableaux d'Ensor, où l'on voit des masques aux couleurs violentes et aux grands rires figés qui contrastent avec le regard tragique ou l'absence de regard de leurs yeux creux. Grotesque inquiétant aussi, celui des figures de cire, empruntées au cinéma expressionniste, que l'on voit s'animer dans Le Sommeil de la raison, et des pantins caricaturaux d'un jeu de massacre qui, dans Le Ménage de Caroline[23], vont à leur tour massacrer les humains. On ne songe plus ici à l'évocation du grotesque donnée par Mikhaïl Bakhtine, mais bien plutôt aux pages que lui a consacrées Wolfgang Kayser, selon lequel le grotesque éveille une «angoisse existentielle» en nous présentant «un monde devenu étranger[24]». La différence est frappante entre ces fantoches effrayants, de taille humaine, qui interviennent parmi les vivants, et les petites marionnettes qui gesticulent dans un théâtre à leur mesure. Pantins qui font rire, pantins qui font peur : on peut voir là l'ambivalence du grotesque, qui peut inspirer l'angoisse ou susciter l'hilarité, et devient le lieu d'une sorte d'oscillation entre l'une et l'autre, voire le champ où elles s'affrontent.
   Les théories psychologiques qui expliquent le rire par le soulagement d'une angoisse appartiennent pour la plupart au vingtième siècle[25]; il semble que le climat de l'époque ait favorisé la naissance d'un sentiment d'insécurité, avec les deux guerres mondiales, l'émergence d'idéologies meurtrières, les révolutions, les génocides. La littérature de ce temps reflète un tel sentiment, qui est pris en compte aussi par les études consacrées au rire, notamment celles de certains disciples de Freud, Ernst Kris[26] et surtout Maryse Choisy[27], qui ont souligné la relation entre l'angoisse et le rire. Cette dernière voit dans le rire «un mécanisme de défense naturel contre l'angoisse», et se demande si le rire n'est pas «le négatif de l'angoisse en général», la «respiration du rire» reproduisant spontanément un exercice respiratoire proposé dans le yoga comme remède à l'angoisse. Et c'est bien ce que l'on voit dans «Soirs», où le narrateur, oppressé longtemps devant un spectacle où le grotesque rejoignait le macabre, est enfin soulagé : «Seul, je lâchais mes rires, à mon saoul, à perte d'haleine[28]
   Le narrateur peut rire encore, devant le monstre auquel Ghelderode a donné vie dans «Grimace» : «Moi ! Je ris avec des dents de fer… (…) Le rire n'est pas le fait des bons !»; Ghelderode, qui a dit avoir apprécié dans sa jeunesse Notre-Dame de Paris et L'Homme qui rit, a calqué son personnage sur le difforme Quasimodo — «La grimace était son visage[29]», et sur Gwynplaine, dont on avait fendu les joues pour lui infliger un rire perpétuel; comme le premier, le personnage de Ghelderode a un visage bizarrement grimaçant, et comme le second, une bouche «échancrée» en forme de rire, qu'il ne doit pas à des hommes cruels, mais bien à la nature ou à Dieu, et la foule impitoyable s'esclaffe aux dépens du malheureux d'autant plus ouvertement qu'il a lui-même l'air de rire; tout le récit sera scandé de «hé! hé! hé!», éclats de rire attribués, tantôt à cette foule, tantôt au monstre lui-même, puisqu'il a pris le parti de rire lui aussi aux dépens d'autrui, parfois enfin au narrateur qui est censé, jusqu'au bout, raconter cette histoire en riant — bien qu'à certains accents du récit, on puisse deviner sa pitié, ou celle de l'auteur.
   Ce personnage, dont il est dit «Quel bouffon, vraiment, pour un roi tragique[30]!», est à l'origine de toute une lignée de bouffons ghelderodiens, d'Escurial à Hop Signor!, puis à L'École des bouffons, où l'on ne verra pas moins de treize monstres sur la scène, l'auteur s'interrogeant sur l'origine de leur difformité : n'est-ce pas un châtiment divin, pour le péché commis par leurs géniteurs, ou par eux-mêmes dans une vie antérieure? Cette pièce se déroule dans un «jadis» qui n'est pas un refuge : l'époque du sinistre Philippe II, qui a soutenu l'Inquisition. Dans les derniers drames de Ghelderode, écrits au temps où sa santé se dégrade, il semble que son Angoisse elle-même s'incarne en ces bouffons difformes, mi-damnés, mi-démons, qui grimacent plus qu'il ne rient; celui de la pièce tardive Marie la misérable, nommé Rostenduvel (diable roux), vient de l'enfer[31].Il reste que tous ces grotesques, humains ou diaboliques, s'efforcent de faire rire à leurs dépens ou par leur art, voire de rire eux-mêmes. «Nous devons rire plus qu'autrui puisque notre vue afflige, quitte à rire de soi[32]».
   Car le rire de Ghelderode et de ses personnages est souvent intentionnel. On rit exprès, on prend l'attitude du triomphe comme Pascal prenait celle de la foi, «pliant la machine» afin d'éprouver le sentiment correspondant à cette attitude. «Il y a un vouloir-rire», selon Charles Lalo[33]; mais c'est le philosophe existentialiste Francis Jeanson, disciple de Sartre, qui a particulièrement insisté sur ce «vouloir-rire», en faisant du rire un acte libre, intentionnel bien qu'irréfléchi, et capable de créer ce triomphe libérateur qu'il feint d'exprimer[34]. Michel de Ghelderode, qui était en proie à des sentiments irraisonnés de culpabilité et souffrait de graves crises d'asthme au moindre motif d'émotion, était plus qu'un autre porté à chercher l'exorcisme du rire contre l'angoisse qui l'étouffait. Chez lui, la création grotesque joue un double rôle : elle exprime sa peur en donnant vie à des êtres visiblement disgraciés — ne serait-il pas, comme eux, un réprouvé? — et elle réagit contre cette même peur, en limitant ces déformations, qui demeurent en deçà de l'horrible, et surtout en essayant de les nuancer d'une apparente gaieté : bouche dessinée ou «échancrée» en forme de rire, pantomimes burlesques et parodiques, voire, dans L'École des bouffons, accumulation des silhouettes diversement difformes et de leurs acrobaties. Mais si grotesque qu'il soit dans son allure, et si ricanant avec ses dents découvertes, le personnage de la Mort, quand il revient dans L'Odeur du sapin[35], dernier conte de Ghelderode, ne suscite plus qu'une peur intense, puis une crise d'asthme, chez le narrateur. Le lecteur, moins directement concerné, grimacera peut-être un sourire. Telles sont les limites du rire issu du grotesque : il sonne faux, il grince, il n'est plus qu'une grimace, quand l'angoisse, que ce rire tentait de vaincre, l'a finalement emporté.

*

L'exemple de Ghelderode, qui semble confirmer tour à tour les vues les plus opposées des théoriciens, tant au sujet du grotesque qu'en ce qui concerne le phénomène du rire, aura du moins permis d'observer toute une gamme de créations grotesques, de celles qui font rire à celles qui font peur, et peut-être de mieux saisir dans quel climat, sous quelle variation du regard et de l'état d'esprit, ou par suite de quelles intentions, le grotesque peut se transformer, et de risible devenir effrayant.
   Quant à la relation de ce type de création avec l'angoisse que Ghelderode cherche à fuir ou à surmonter, si personnelle qu'elle soit, et si dépendante de son tempérament et de ses choix esthétiques, elle n'en est pas moins apparue comme caractéristique du temps où il a vécu. Le livre de Mikhaïl Bakhtine soulignait opportunément le lien du grotesque de Rabelais au rire du temps médiéval et renaissant. De même, l'étude de Wolfgang Kayser offrait une certaine vision romantique du grotesque, lié au fantastique et très peu risible. Et c'est au vingtième siècle, après la première guerre mondiale, que sont nées les œuvres de Ghelderode, et à la suite d'autres bouleversements, celles d'un Beckett ou d'un Ionesco, où le grotesque peut éveiller l'angoisse, se mêler intimement au tragique tout en faisant rire, en un «comique cauchemardesque», selon l'expression de Marie-Claude Hubert, qui précisément rapproche Ionesco de Ghelderode[36]; C'est toute l'histoire du «grotesque source de rires», au long des temps, qu'il faudrait écrire.


RÉFÉRENCES

[1] M.de Ghelderode, Les Entretiens d'Ostende, rééd. Toulouse, L'Éther vague, 1992, p. 35.
[2] V. Hugo, préface de Cromwell, in Théâtre I, Gallimard (Pléiade), 1963, p. 418.
[3] «Le Jardin malade», Sortilèges, rééd. Labor, 2001, p. 68; rééd. Gallimard, 2008, p. 66.
[4] N'est-ce pas lui, surtout, qui aurait préféré n'être pas le fils d'Alphonse Martens? Il a obtenu en 1930 d'ériger son pseudonyme en patronyme officiel.
[5] L'un de ses frères est «mort pour la patrie» le 8 octobre 1918.
[6] Les Entretiens d'Ostende, op. cit., p. 29.
[7] On songeait à lui attribuer le prix Nobel, en 1962, quand est survenu son décès
[8] Lettre à Paul Neuhuys du 20/09/31; in Correspondance de Michel de Ghelderode, établie par Roland Beyen, tome 2, Bruxelles, Labor, 1992, p. 350.
[9] A. Penjon, «Le rire et la liberté», Revue philosophique, août 1893.
[10] M. Eastman, Enjoyment of laughter , New-York, 1936. Trad. Plaisir du rire, Paris, SEDES, 1958, p. 9.
[11] Conte de 1926.,Rééd. Bruxelles, Les Éperonniers, 1988, p. 26-27, 32-33, 42.
[12] In La Halte catholique (1922), rééd. Académie Royale, 1999.
[13] Pièce de 1927. In Théâtre oublié, Paris, H.Champion, 2004.
[14] Le Rire (1899), rééd. PUF, 1962, p. 3 et 51-52.
[15] T. Hobbes (1640), De la nature humaine, ch. IX, 13.
[16] Le texte original de cette pièce de 1926 n'a été publié qu'en 1995 (Éd. Lansman, Belgique).
[17] Bruxelles, La Renaissance d'Occident, 1925, p. 9-10. Dans la seconde version, Piet Bouteille (Théâtre V), ces didascalies ont disparu.
[18] Le Cavalier bizarre (1924), in Théâtre II, Gallimard, 1952.
[19] In La Halte catholique, op.cit., p. 93-98.
[20] C'est-à-dire au cours des années trente.
[21] Cette pièce a fait scandale au Théâtre Marigny en 1949; il a fallu arrêter les représentations.
[22] Respectivement, dans La Halte catholique (op.cit.), La Flandre littéraire (juillet-août 1924), et Théâtre IV.
[23] Pièces de 1930 (Théâtre VI et Théâtre V).
[24] L. Danguy , «Notes de lecture sur un livre de Wolfgang Kayser, Das Groteske – Seine Gestaltung in Malerei und Dichtung», site de l'E.I.R.I.S. (11/03/2008).
[25] Nietzsche les a précédées : il a imaginé le rire de l'homme préhistorique, soulagé quand le danger s'éloigne (Humain trop humain, 1878, vol.1, par. 169).
[26] E. Kris, “Ego Development and the Comic”, The International Journal of Psychoanalysis, 1938, n°19.
[27] M. Choisy, «L'angoisse du rire», Psyché, n° 72, octobre 1952 (n° spécial sur le rire).
[28] Cf. note 19.
[29] Notre-Dame de Paris, Livre I, chapitre V.
[30] «Grimace», in La Halte catholique, op. cit., p. 101 et 102.
[31] Pièce de 1952 (Théâtre IV).
[32] Hop Signor!, in Théâtre I, p.14-15.
[33] C. Lalo, Esthétique du rire, Flammarion, 1949, p. 90.
[34] F. Jeanson, Signification humaine du rire, Seuil, 1950.
[35] Conte de 1942, in Sortilèges, op. cit.
[36] M.-C. Hubert, Le Nouveau Théâtre, 1950-1968, Paris, H. Champion, 2008, p. 175. Ghelderode a d'ailleurs connu le succès à Paris vers 1950, au moment où l'on découvrait le Nouveau Théâtre.

 

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