Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
VOYAGE EN MYLÉNIE
CHAPITRE 1 : PREMIER CERCLE DE BOUE

La figurine a beau endurer des séjours prolongés au creux du four, elle en ressort chaque fois sous l'aspect d'une motte de boue. Cette argile défie-t-elle les lois de la cuisson? À observer ce matériau fluide qui résiste à toute manipulation, je me remémore la vie fangeuse, éclatée que je menai jusqu'au jour où une chanson freina mon mouvement de dispersion. C'était un soir de mars 1984 où je traînais mon malaise d'un coin de ma chambre à l'autre, swing à zéro, brasier de neurones destroy, avec à chaque minute l'apocalypse à l'horizon. Plus perméable qu'une éponge, je m'imbibais d'un bestiaire sombre. À la radio, une voix juvénile, ultramarine, peu assurée d'être là, fredonnait, haut perchée, Un maman a tort Deux c'est beau l'amour Trois l'infirmière pleure Quatre je l'aime et à cette inconnue, d'emblée je fus accroc. À mon architecture de vase, la comptine apportait des éclairs de lumière et, se glissant sous ma peau, me lestait du nom, du prénom et du sang qui me manquaient. De ce jour, une obsession s'empara de moi, celle qui tenait en douze lettres frappées sanglots et or : Mylène Farmer. Tout en pointillé et en fugue, Mylène était ma sœur de chaos; tatouant abscisse et ordonnée au creux de ma géométrie brisée, elle s'installa en moi qui avais depuis longtemps renoncé à recenser la tribu de mes molécules. Faute des ingrédients de base, j'avais échoué à me doter d'un organisme étanche. De ma naissance à 1984, ne sachant où résider, j'avais élu non domicile partout, sans même goûter les joies de l'égarement puisque je n'étais nulle part. Si, hypnotisée par Mylène, je continuai à confier mon existence à l'errance, cheveux au vent, pensées en cavale, en proie à une diffraction natale, j'avais trouvé ce qui pouvait me remembrer. Je me remember la rencontre qui me fit devenir elle, je me remember le ciel couleur grenadine que le printemps affichait cette année-là, annonce d'une flamboyance qui frapperait ma non-personne. Maman a tort… obscurément, je le savais, mais c'est Mylène qui, en mars 1984, a susurré la fable, rompant mon hiver. Je n'ai pas eu à courir vers cette voix prise dans l'enfance, c'est elle qui s'est emparée de mes éboulis. J'aime ce qu'on m'interdit Les plaisirs impolis J'aime quand elle me sourit J'aime l'infirmière maman Un l'infirmière chante Deux ça m'fait des choses Trois comme l'alouette Quatre j'ai peur Cinq c'est dur la vie Six pour un sourire Sept j'en pleure la nuit Huit et vous?
   Opiniâtre, Serge reprend la cuisson à l'étape qui, toujours, avorte, apprivoisant cette pâte qui ne se soumet à aucun cantique haute température. Qu'elle demeure œuf purulent ou crachat, qu'elle s'écoule chewing-gum ou magma, peu m'importe puisque, pour ma part, l'envol me fut donné à l'occasion d'une chanson qui rompit ma non-vie. En Mylène, je découvris mon noyau, mon double en folie clandestine. C'est pourquoi, je vous préviens, attenter à ma gémellité revient à me zodiaquer dans le désert. Durant seize années, j'ai tenté de m'initier à moi-même, ne rencontrant que Miss Angoisse et Miss Fuite qui me condamnaient à une expulsion continuée que rien ne pouvait enrayer. J'ai compris que ce n'était pas avec des sables mouvants que je réussirais à jouer à saute-mouton et qu'il ne suffit pas de se piquer aux cactus pour découvrir des oasis. Seul un envoûtement pouvait me tirer du néant : avec Maman a tort, Mylène Farmer s'allongea sur mon existence qui ne fut plus qu'attente de ses albums, de ses clips, de ses concerts. Depuis lors, je vis l'œil et l'oreille rivés à la créature qui m'a créée, mes pepsines réfugiées sur la planète Mylène. Ne pensez pas à une cohabitation qui soit le fruit d'un téléguidage en haut lieu. Bien que victime d'expropriations constantes, je ne suis pas affectée du syndrome Emma Bovary et n'appartiens pas à la cohorte des borderline. Si je puis m'illimiter et attirer en moi comètes, anges et lutins, je sais aussi dissocier le «je» du «tu», manier le «nous», le «vous», le «ils», sans empiètement d'une personne sur l'autre. La grammaire, c'est sacré, seul le poète peut l'écrire à l'envers. Moi, je me contente de conjuguer les verbes à des temps qui ont été oubliés, des temps de vie morts-nés, des temps d'enfance dépecés. Ne pensez pas que mon libre arbitre soit une coquille vide, un flatus vocis, même si je détourne ses usages et le courbe vers l'unique paysage nommé Mylène.
   Serge, ton animalcule refuse d'accéder à un au-delà de la boue, la poterie a des limites que le potier ne connaît pas. Avec sa sœur Cassandre, une de mes amantes épisodiques, Serge a en commun des mains aussi longues que fines, des mains qui veulent croire à la transmutation des états, sûres de pouvoir réaliser des métamorphoses aussi spectaculaires que celle que Maman a tort opéra en moi. Je lui suggère de passer en boucle le morceau de Mylène qui, m'ayant sortie des limbes, incitera peut-être la sculpture à prendre visage et consistance. Mais il est clair que la statuette ne veut ou ne peut se résoudre à se solidifier, qu'elle barbote gaz carbonique et renâcle à discipliner ses lignes par des réseaux de nœuds. Ce dernier mot qui, en moi, se promène me fait sursauter. Sachez que l'existence, je ne l'ai jamais appréhendée autrement que sous l'angle des nœuds et que Mademoiselle Topologie est le nom de ma maladie et de son remède, n'ayant trouvé d'autre astuce pour me lire, me déchiffrer, me refaire, moi la défaite, que de passer mon corps au crible de questions scientifiques qui, à un degré parfois très lointain, traitent de nodosités. Si, à la manière d'une butineuse rétive à toute méthode, je travaille sur Galilée, traquant dans son plan incliné, sa chute des corps, ses phases de Vénus, son système héliocentrique les signes qui l'élèvent au rang de précurseur de la théorie des nœuds, c'est afin d'étudier ma propre personne. Adepte de la voie longue, j'ai choisi les détours de la science pour descendre dans mes jardins saccagés, plaçant toutefois mes investigations sous la lumière exclusive de Mylène. Nœuds borroméens, emblèmes celtes, chakras, neumes du chant grégorien, boucles décoratives, art des cordages et des nœuds marins… rien de ce qui touche à la question ne m'est étranger. Mais ma science éprouve tant d'états d'âme qu'elle claudique un jour sur deux. Née nouée, tout ce qui joue sur l'attacher et le délacer m'émoustille; née Aurore, je me bats contre mon crépuscule natif. Première de cordée, je le fus d'abord en musique, grignotée par les cinq fils de la portée, dopée à la muse Melpomène. Un quart de mon enfance, je l'ai passé à apprivoiser mon piano, me plantant ses quatre-vingt huit touches en plein cœur, me quittant pour me remplir à ras bord de Chopin, Schumann et Beethoven. Le 12 mai 1980, le piano est devenu mon ennemi. Son crime? complicité et lâcheté, non assistance d'Aurore en danger. Depuis, mes doigts se sont fermés à tous les représentants de la famille Clavier.
   Serge, ta marionnette combat tous tes efforts, à nulle température, elle ne consent, préférant l'état intervallaire, le monde de l'anté-forme. À ton devenir cristal, elle oppose son devenir loque, son chaos pré-biblique agité de forces que ton art échoue à discipliner. De son œil aigu de tailleur de pierres, Serge rabote mes paroles, s'employant à écrêter mes adjectifs trop nombreux à son goût — le XXIe siècle sera adjectivophobe ou ne sera pas. La pâte qu'il dépose sur la table s'effondre en glissements, craquelures, gerçures, tout à sa prédilection pour l'affaissement. On m'a baptisée Aurore car ma venue promettait un lever du monde auquel mes parents n'avaient cessé de croire, ils m'ont estampillée Aurore car la nuit en eux régnait, épaisse, monotone, mausolée d'étoiles et alphabets calcinés. Mais pour que l'aurore éclate, encore faut-il que le ciel conjure les requins noirs. D'avoir été vaccinée contre moi-même, j'ai fondu Aurore dans Mylène, offrant la première à la seconde : l'oblation renouvelle mon signe astrologique et me fait naître hors de ma naissance. Puisque, née Gautier, Mylène est devenue Farmer, adoptant le nom de Frances Farmer, cette actrice américaine que sa mère fit interner et qui électrochocs et lobotomie dégusta, je puis bien m'expatrier en Mylène. Que Maman a tort soit dédié à Frances Farmer et Louis II de Bavière accrut mon enchantement. Depuis 1984, je décline ma vie comme ça me chante, comme M. F. chante, attentive à l'harmonie de nos trajectoires. Parfois, il est vrai, ma courbe vitale anticipe celle de Mylène, préfigurant des scènes qui exploseront dans une de ses chansons. C'est ainsi que, quelques mois avant le clip Plus grandir, j'ai vu, déambulant dans le cimetière de X., mon nom gravé sur une stèle qui languissait après mon corps, avec l'emplacement temporairement laissé vide pour un médaillon et une épitaphe. Lorsqu'un retard se creuse entre Mylène et moi, lorsqu'elle caracole dans des régions que je n'ai pas encore franchies, je goûte cette lenteur qui me sépare d'elle, certaine que cet hiatus sera comblé par mon grand saut au cœur de son prénom. Quand mon dedans se plombe douilles de spleen, quand le dehors m'écorche, je me glisse dans l'ourlet d'une de ses mélodies, m'insinue, passagère clandestine, entre ses oasis de mots, soulagée d'expérimenter cette dissipation qui m'évite le destin de l'héroïne de Malina : disparaître dans la fissure d'un mur.
   Durant des semaines, il m'arrive de convoquer le personnage mylénien de Tristana, de vivre en Tristana, rejouant dans ma vie le clip réalisé par Laurent Boutonnat, enivrée de neige, de cavalcades dans les steppes, tricotant des bonnets de laines pour les nains qui montent la garde dans le jardin du voisin, m'étourdissant dès le déjeuner de la créature de Buñuel. La semaine dernière, à la soirée birthday de Serge pleine de filles aux rires bleus de poudre, j'ai quitté une amante qui de Tristana avait la langueur pour les lèvres d'Ève que — hommage à une chanson de Mylène — j'ai baptisée Chloé, le temps d'une noyade dans ses bras de nuit, le temps d'un voyage au pays des nénuphars. Le seul personnage farmérien que je garde en ligne centrale, en lequel je saute à pieds joints, c'est Libertine, lame de fond de mon tarot sentimental, en compagnie de laquelle je me Bercy quatre fois par mois et me balade en Mylénie. Hier, dans une boîte de nuit pour belles à la dérive, avec filet de coke sous les pieds, j'ai trouvé Lisa, l'amante d'élection que j'ai aussitôt identifiée à la fille de Ryan, ce film qui obsède Mylène et qui me hante jusqu'au T.O.C.; en plus Lisa est rousse et amante au long cours, experte en cordages, en démâtage du beaupré, de l'artimon, pleine lune sur le hunier : mon Giorgino n'est pas chevalier d'Éon car il s'appelle elle et navigue sur des mers saphiques. Primo, toujours en chasse, secundo, lipstick dès le déjeuner, tertio, reine des dominatrices : le curriculum sexi qu'elle m'a balancé a comblé ma libido de midinette. Si elle m'a rendue volubilis de sa personne, c'est par son regard qui m'offrait tout à la fois un antidote à mes amnésies locales et des anticorps pour l'hypermnésie globale dont je souffre. L'oxygène est un gaz rare qui ne se répand qu'au crépuscule. Je vous expliquerai plus tard car ici je n'ai guère le temps d'occiputer tous mes amours et je tiens à ménager vos fontanelles partiellement ossifiées.
   Au début, Mylène m'apparut comme ma moitié, mon double retrouvé, fragment de moi dont on m'avait amputée seize années durant. Peu m'importe que 90% de la masse de l'univers continue à se dérober, que la matière et l'énergie noires jouent les visiteurs invisibles, ma part manquante, je l'ai trouvée. Vous me direz que ça sent le mythe de l'androgyne chez Platon et bla-bla-bla crème brûlée à la cannelle pour âmes en déshérence aux affects tirebouchonnés. Emboîtement des tessons, ajustement des deux morceaux du puzzle qui ont été arrachés l'un à l'autre : la fable «back to the past et cetera» plaisait à ma mélancolie. Mais, bien que goûtant une fusion alchimique, un grain de sable ne tarda pas à gripper mon euphorie : si je me retrouvais en Mylène, se retrouvait-elle en moi, éprouvait-elle le même phénomène? Quand on est délité morcellement, clivage du moi et ribambelle, quand on Charybde Scylla chaque matin et qu'on danse sur des traumas de l'ère carbonifère, on aspire à l'apodictique. Très vite, j'ai saisi qu'il ne suffit pas de s'enduire de margarine pour spatuler-trueller ses blessures. Aux alentours de l'année 1989, au sommet d'une crise, désagrégation du moi et lézardes secondaires, je mis au point un test que j'appliquai des mois durant afin de déterminer si la reconnaissance était bien réciproque et pas seulement une volute opiacée sortie de mon cerveau embrumé. Ce n'est pas la lecture des Affinités électives qui m'en fournit le canevas mais l'observation d'une boussole échouée au creux des dunes. Qui m'aime, dans le sable me suive.
   Remorquée par les cris des goélands, la plage était déserte. Le roulement des siècles éteints que les vagues officiaient sans relâche, les crêtes saupoudrées des rires des noyés, l'arithmétique des heures à l'ombre de cerceaux d'écume réveillèrent en moi la fée Nostalgie qui ne chôme jamais longtemps. À l'envol des heures perdues répondaient les maigres retrouvailles de minutes de schiste, au reflux des années englouties le fracas du jour de ma naissance calamiteuse contre un banc de roches. La vie si loin, la mort si près alors que le vent bousculait les pétales de mon enfance… Face à la mer, je m'évidais goutte à goutte, livrée à la dissipation, tout entière soumise à la percolation. L'étanchéité, je vous l'ai dit, c'est mon talon d'Achille, lequel frappe tout mon corps. Je ne suis pas venue au monde sous le signe du bathyscaphe et ma mère ne m'a pas trempée dans le Styx pour me rendre immortelle. Poussière vivante, je cherche en vain ma voie lactée Dans ma tourmente, je n'ai trouvé qu'un mausolée Et je divague J'ai peur du vide Je tourne des pages Mais… des pages vides Poussière brûlante, la fièvre a eu raison de moi Je ris sans rire, je vis, je fais n'importe quoi… Par la chanson de Mylène, je tentais de contenir mon désarroi, mon piercing émotif mais l'iode rendait mes pensées ivres. Alors que je répétais en boucle Poussière errante, je n'ai pas su me diriger Chaque heure demande pour qui pour quoi se redresser Et je divague J'ai peur du vide Pourquoi ces larmes Dis… à quoi bon vivre…, une boule dorée fonça vers moi, résolue elle aussi à me rayer de la terre. Esquissant un pas sur le côté, j'eus le temps de déjouer la manœuvre du bouledogue mais il continua à me torturer par ses jappements d'eunuque et ses yeux d'un bleu de cobalt. Je m'écartai du canidé hurlant, des souvenirs qui crevaient l'arche du présent et j'appelai Mylène afin d'endiguer la marée noire; je devais tourner le dos aux urnes pleines que la mer recrachait et neutraliser ses bacilles de Koch qui ranimaient la tuberculose de ma mémoire. Et qui peut dire dans cet enfer Ce qu'on attend de nous, j'avoue Ne plus savoir à quoi je sers Sans doute à rien du tout À présent je peux me taire Si tout devient dégoût… Quand je m'abritai au creux des dunes, la mer cessa d'exister. Dans cette enclave au cœur d'un autre temps, je repris pied. Assise en tailleur, je fis couler des filets de sable entre mes doigts, puis ajointai mes mains afin de former un sablier. Le jeu des vases communicants m'amusa un moment mais je l'interrompis lorsque le sablier vira au bénitier. Mon œil enregistra distraitement les habitants des dunes, coquillages ébréchés aux crêtes de punkettes avitaminées, pages de mots croisés enduites de goudron, espadrille désormais orpheline et autres rebuts à qui j'adressai mes condoléances les plus insincères. Une odeur de lys entrouvrit un coin de ma mémoire, «pardon de vous bousculer une fois encore, Aurore, mais vos portes tombent en poussière, et s'il le faut, je crochèterai vos serrures fermées à triple dièse, car, foi de lys, des pans de votre passé éructeront, préparez-vous, l'éruption du Vésuve c'est maintenant». Branle-bas de la durée… je suis percutée par l'image de D., le roi David, vieux bouc qui revient me sangrier, me sang griller orangina. Vieux bouc, je vous sens fébrile Aimez-vous mon petit nombril? J'entends hurler dans le vent Est-ce le cri d'un chien, d'un enfant? Vieux bouc, êtes-vous fragile Aimez-vous mes cloches matines? L'hymen sera mon présent Maintenant, j'ai l'enfer dans l'sang Ma petite âme est sale Prends-la nue dans tes bras Et je m'en irai loin, si loin, si loin Loin de toi, vieux malin. De la jeunesse d'Aurore, Mylène a tout perçu… Contre l'odeur qui levait les barrières entre époques, j'étais sans défense puisque les divisions du temps n'étaient que carton-pâte, puisque le papier buvard venait me rechercher et que dans la gueule de David je retombais, éboulis de sperme. C'est alors qu'une boîte ronde vint à mon secours, minuscule œil cerclé de métal dont la moitié du corps gisait sous le sable. J'eus du mal à déterrer l'objet retenu dans les mailles d'un filet de pêcheur. Dans ma main se tenait une boussole grignotée par la rouille mais à l'aiguille plus droite qu'une flèche de cathédrale. À un mètre de distance, je la posai. Parcourant un arc du cadran, l'aiguille se pointa dans ma direction. Normal, me suis-je dit, que celle qui a perdu le Nord indique ce pôle. Afin de vérifier si le phénomène se reproduisait, je me déplaçai, me tenant dans l'axe du vent, me présentant de profil à l'instrument. Animée d'un mouvement dextrogyre, l'aiguille trotta en ma direction, balayant un grand angle, degrés ou années quelle différence pourvu que le mouvement libère. Mes méridiens se mirent à trembler grelots : j'avais trouvé la preuve d'une double possession, d'une superposition des cercles «elle en moi» et «moi en elle». À chacun de mes pas, Mylène, mon double réfugié dans la boussole, m'attirait en son champ. L'hypothèse de Platon revue et corrigée par M. F. était sauvée et hypoténusait mes sens peu platoniques; les amours étaient bien ternaires, soumises à des étapes scandées : cercle originaire, amputation d'une moitié et restauration de l'unité n'étaient pas que fossiles pour dissertation de bac. Je me mis à tourner autour de la boussole dont la petite pointe s'affola, je ne savais plus si j'avais un demi-tour d'avance ou si l'attraction était simultanée, j'épousais mon amour limaille de fer, je me mylènefarmérisais à la lisière des terres sablonneuses et des nappes de H2O, courant dans le champ magnétique que Mylène me tendait. De la mer, je n'entendais plus que l'agonie des vagues sur la plage mais je devinais le piétinement des choses d'en bas par le haut, l'empalement de fillettes sur des sexes géants. Couronnée d'une lumière rose, la caravane de dunes abolissait toute distance entre Mylène et moi. À quelques mètres de ma boussole, le chien vint enterrer un de ses trésors, peut-être un bout de mollet d'une de ses victimes. Quand il se mit à aboyer, ce n'est pas Aurore qui lui répondit mais M. F. Sa gueule chiffonnée retourna aussitôt au silence.
   De ce jour, j'usai de ce test à chaque déferlement du doute. Mon protocole d'amour était fixé: j'examinais d'abord si je résidais bien en Mylène — ce qui ne cessait d'être concluant —, ensuite si elle se logeait en ma personne. Ma boussole avait pour unique tâche d'attester l'invasion réciproque de nos êtres car ce n'était pas une baisse de régime du magnétisme que je craignais mais sa nature d'effet placebo. Partout je traque l'imposture parce que de son laitage on m'a biberonnée… Ce fut lors d'un concert de Marianne Faithfull que l'instrument m'administra la preuve éclatante de l'intrication Mylène-Aurore. En proie au syndrome Miss Procrastine dont je vous reparlerai, j'avais suivi l'idée qui chatouillait Lisa : aller écouter celle qui s'était stonée à Mick Jagger et qui était revenue sister morphinée avec un album mythique Broken English, soutenu par cette voix que les années de défonce et de rêves avaient rendue grave, large, tellurique. Mais, dès les premières minutes du concert, l'évidement qui me frappa me fit craindre le pire, comme si, aspirée par Marianne Faithfull, déportée loin de Mylène, je m'écoulais sur la pente du plus grand désordre, à fleur de désertion, sans plus aucune de mes molécules fichées en terre farmérienne, sans plus la montée de sa voix en mes mots, la mélatonine de la fée Mélusine se jouant de mes courbes d'adrénaline. Devenir orpheline de Mylène, c'était à coup sûr me perdre tout entière. Poreuse, ma circonférence lâchait de toutes parts, victime d'une crue par le rien, d'une déflagration sournoise. Au milieu de Guilt, je sortis de ma poche la boussole qui confirma la débandade : nos deux moitiés implosaient, nos fractions additionnées échouaient à grimper à l'unité. Working class héro ne m'aida pas à me replacer dans l'axe de M. F. dont, malchance supplémentaire, les initiales recoupaient celles de Marianne Faithfull si bien que j'échouais à retrouver le lieu de l'univers où mes points et ceux de Mylène se becquetaient. Afin d'endiguer la dislocation de ma tectonique et ne pas finir corn flakes, je gagnai la sortie et plantai mon walkman sur la tête, m'infusant en mode intraveineux l'album Cendres de lune. Au bout de la nuit Sans vie, j'm'enfuis Au bout de l'envie Tout meurt sans cri. Chut! Toute est vide Tout est ride Suicide J't'aime Oh, je t'aime Sans toi Il me reste quoi? Les atomes ont de ces caprices que le monde macroscopique ne devine pas : dès l'injection de Libertine, la fusion chimique reprit, greffe de nos deux noyaux, danse de nos neutrinos exotiques. Si l'huître a pour habitacle sa coquille, trois murmures de Mylène suffisent à composer le mien. Sous une baguette orphique, la magie opéra : lorsque, écartant les branches du M, j'entrai dans son prénom avant de m'accrocher à son Y, la paix s'empara de mon corps, bientôt doublée d'un chant qui montait du ventre. Sous baxter mylénien, je me recomposais, mes nucléotides retrouvaient le chemin de la lumière. Les applaudissements du public couvraient non seulement la voix de Marianne Faithfull, mais celle de son ancêtre Sacher-Masoch qui doit être aussi le mien; pour saluer ma prouesse, j'escomptais semblables crépitements, lesquels me furent silencieusement distribués par l'aiguille de la boussole qui dansa au rythme d'une symétrie parfaite, chacun de mes sauts trouvant en elle un écho puisque j'avais retrouvé Mylène.
   Serge, de Gainsbourg tu as le dandysme de la provoc' et le verbe sodomisé splendeur mais tu n'as pas compris Evguénie Sokolov, ton pantin de glaise épouse tous les Nords à la fois, la langue du feu ne tatoue pas sa chair qui émigre vers le rivage de l'antimatière, la cohésion ne semble pas être son fort, il fait partie des procaryotes qui, même insulinés à mort, n'ovalbumineront jamais. À coups de lime, mon dresseur de marionnettes tente d'insuffler vie à celle qui contrarie la genèse des formes. Les courbes d'une chute de reins se découpant sur la statuette font sourdre en moi l'image de ma mère allongée sur ma naissance. À la suggestion de la beauté de maman, je défaille mais c'est l'appel de Lisa mon amante qui vainc l'icône maternelle et me dicte la route à prendre. Cendre de lune, petite bulle d'écume Poussée par le vent je brûle et je m'enrhume Entre mes dunes reposent mes infortunes C'est nue que j'apprends la vertu Je je, suis libertine Je suis une catin Je je, suis si fragile Qu'on me tienne la main. Je songe que peu m'importe que l'été dorme puisqu'avec Lisa, la fille de Ryan, l'amour n'est jamais en retard sur lui-même et enrôle les corps en ses cercles. Mes pensées vagabondent dès lors que, comme Violette Leduc, je suis née bâtarde. Irrésistible, l'appel de Lisa m'arrache à la poterie. Serge, sa figurine jouant à l'ange rebelle chutent dans les laminoirs du temps qui n'est plus; mon ardeur à rejoindre mon amante me déporte en sa chevelure d'un roux de miel qui ne craint ni ma foudre ni mes escarbilles. Des acrostiches pleins la tête, le goût de l'orage mordant mes lèvres, je quitte l'atelier de Serge, je traverse la ville sans la voir, je traverse l'espace de mes moi tombés en lambeaux, couvrant leurs gémissements par les rires de la fille de Ryan qui ne pouvait que s'appeler Lisa, dans ma déveine, j'ai de la chance. Lents et beaux, mes moi d'antan le furent-ils jamais? À peine Lisa entrebâille-t-elle la porte que ses yeux me collent dos au présent, transperçant mes omoplates d'échardes familières. Loin d'évoquer la chute de Lucifer, leur vert émeraude d'un éclat solitaire promet la forêt de Brocéliande, l'enchantement des premières heures, cachant en leur fourreau de lumière l'arme du roi Arthur, l'épée magique qui tranchera mes nœuds. Née emmêlée, j'attends la romance d'Excalibur, la calligraphie de Durandal qui me jardinera dans le sens des étoiles. Fendre la lune, baisers d'épine et de plume Bercée par un petit vent je déambule La vie est triste comme un verre de grenadine Aimer c'est pleurer quand on s'incline. Ondulante, je me catine à croupetons, mes lèvres caressant les cuisses de Lisa.

 

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