Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
2055

Il n'y a plus d'étrangers
Les arbres généalogiques regorgent de branches aux origines lointaines
Les sangs se sont mêlés
Chacun a en lui des gênes
Provenant d'incessantes migrations du sud ou de l'est
Ou d'embryons clonés dans les multinationales de la science
Chacun est à la fois d'ici et d'ailleurs
Pas seulement le métisse
Mais le blanc comme le jaune ou le noir
Les villes bruissent de toutes sortes de langues
Pas seulement latines, germaniques ou slaves,
Mais finno-ougriennes dites agglutinantes
Comme l'estonien, le finnois, le hongrois
Ou encore le lapon, le carélien, le votiak ou le vogul
Mais altaïques comme le japonais ou le turc
Ou encore le mongol, le tougouze, le kumyk, l'ouzbek, le yakoute
Mais caucasiennes comme le géorgien, le tchétchène ou le lak
Mais austronésiennes comme le javanais, le malgache, l'ifokano, le tagalog
Mais austrasiatiques comme le vietnamien, le khmer, le khassi, le bonglong (ou palaung)
Mais tai, mais chinoises, bien sûr
Ou encore nigéro-congolaises comme le wolof, le bambara, l'igala, le yoruba…
Et des centaines d'autres
Il n'y a plus de quartiers
Mais des cités où les gens se regroupent par langues,
Question d'être entendu et aimé
Le promeneur marche bercé par les musiques
Du mandarin, du malinké, du swahili, du tamoul ou du laotien
Qui changent après chaque bloc comme les plages d'un disque
À la tombée du jour montent les prières
Des temples, des églises, des mosquées, des synagogues
Par contre on n'entend plus
Les sonorités douces, chantantes ou hachées
Du live, du chumash, du tonkawa, du talodi, du mohegan, du natchez, du chitimacha…
Et de centaines d'autres langues
Éteintes avec la disparition de leurs ultimes locuteurs
Qui eux aussi avaient fait le voyage de la nuit
Vers nos villes incertaines
Dans des camions pourris ou des barques trouées
Arrivant épuisés à pied ou à la nage
Là où il ne leur resterait plus qu'à attendre
Couchés dans des gares de triage ou des centres de transit
Qu'il se présente quelqu'un
Pour traduire leur fatigue et leur désespoir
Disparu aussi des mémoires et des livres
Le yaghan parlé par les Indiens de Patagonie,
Qui possédait, dit-on, quarante-deux mots pour dire le vent
Et pourtant le vent qui s'engouffre entre les tours des bureaux de la ville
Il faut bien qu'on le nomme
Sans le confondre avec celui de la mer, de la montagne ou du sable
On n'entend plus l'iglulik, la langue des esquimaux
Qui avaient inventé cent cinquante mots pour désigner la neige
Comment faire désormais pour apprendre aux enfants à différencier la neige fondante
De la neige poudreuse, croûteuse, durcie ou molle?
Il est vrai que dans nos contrées il n'a plus neigé depuis vingt ans au moins
Et que des traîneaux on a fait du bois à brûler
Les enfants n'ont plus de la neige
Que l'image laiteuse que leur en donnent leur téléviseur
Et les pistes électroniques où se déchaînent des skieurs virtuels
Eux qui sans papiers pourtant sans rien
Juste des traînées de placenta
Firent irruption sur la scène du monde
Avec comme seule langue le vagissement
Qui est un cri contre la brûlure de l'air

 

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