Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
L’HOMME QUI AIMAIT FRANÇOISE HARDY

CHAPITRE 5

En avril 1977, Lester Godard déclina l’offre que lui faisait son éditeur de l’accompagner quelques jours dans son château de Charente. Le lendemain, il apprit sa mort dans un accident de la route.
   Onze ans plus tôt, il avait traversé la cour gravillonnée d’un certain hôtel de maître de la rue Garancière et s’était présenté à l’hôtesse avec une assurance naïve.
   «Je suis venu voir monsieur Clément de Castelnau.
   – Avez-vous rendez-vous?
   – Pas exactement, mais dans son dernier courrier, il me disait son souhait de parler de vive voix avec moi quand je viendrais à Paris. Et me voilà.
   – Il est souvent en voyage.
   – Oui, je sais. Haïti, l’Égypte… Grâce à lui, j’ai pu commencer une superbe collection de timbres-postes.
   – Qui puis-je annoncer ?
   – Monsieur B. Palmer.»
   À l’époque, Lester Godard utilisait des pseudonymes parfois ridicules. Il en changeait pour chaque personnalité à laquelle il s’adressait. Il avait été Célestin Frigo pour Jacques Prévert, Patrick & Ludovic Devine pour André Pieyre de Mandiargues, Léopold Deux Points pour Denis Roche. Pour Clément de Castelnau, il avait signé B. Palmer. Il avait évidemment emprunté le «B» qui n’était pas l’initiale de Bruno ou de Bernard à B. Traven, le mystérieux auteur du Trésor de la Sierra Madre.
   «Vous avez de la chance. Il est là. Veuillez patienter quelques instants. Sa secrétaire vient vous chercher.»
   Clément de Castelnau nourrissait les oiseaux qui occupaient quatre cages dans son bureau.
   «B. Palmer, c’est donc vous. Il faut éviter les courants d’air. Et la qualité du chant, la coloration du plumage dépendent étroitement de la qualité de la nourriture. Vous me parliez d’Ezra Pound et moi de qui déjà? Regardez comme je les approche avec précaution, dans le calme et sans brusquerie. Céline et Bernanos. Ne pas les effaroucher en leur apportant des graines, en changeant leur eau, en venant vérifier qu’ils mangent bien. Borges, vous connaissez. Cummings? Le canari dérangé refuse de s’alimenter. Ce n’est pas un caprice mais un reliquat de l’instinct sauvage. Quand il mange, son attention se relâche, il est sans défense… alors, s’il se sent menacé, il préfère postposer la sustentation, vous comprenez? Vous m’apportez quelque chose de nouveau à lire?
   – Ce n’est qu’un exercice, mais j’espère que…
   – Au canari captif, il convient de donner des pommes car elles sont riches en vitamines et régulatrices de la fonction digestive. Là, j’ai incorporé et mélangé un œuf entier à une pomme râpée. Mixture homogène et sans grumeaux. Gombrowicz… Mon cher B. Palmer, ne revenez pas sans me dire ce que vous pensez de lui. Mais, au fait, n’est-ce pas, avez-vous une fortune personnelle?»
   Stupeur de Lester Godard : ce genre de considération lui était totalement étranger.
   «Non? Alors, ça va être très long et très dur. Voici le bengali-queue-de-vinaigre. Il réclame sa dose quotidienne de pâtées insectivores. Pensez à m’apporter des mouches lors de votre prochaine visite. Vous êtes à Paris pour combien de temps?
   – Je suis dans un petit hôtel de la place Saint-Sulpice. J’ai de quoi rester dix jours.
   – J’aime assez que le cou-coupé ne doive rien au poème d’Apollinaire. C’est un oiseau incroyablement calme comparé aux bengalis. Bien. Bérénice, ma secrétaire, passera vous prendre à votre hôtel demain matin à 9 heures précises. Elle prendra le petit déjeuner avec vous.»
   Bérénice était bien charmante et son col roulé blanc lui allait à ravir. Elle quitta B. Palmer sur le coup de 10 heures en lui signalant qu’il était invité à déjeuner le lendemain au domicile de l’éditeur.
   Il se rendit donc rue Saint-Jacques.
   «La nuit dernière, j’ai lu votre Kafka de retour avec le pot au lait. Continuez comme ça. Je constate que l’écrivain commence à sortir de son buisson d’épines.»
   Au moment où B. Palmer allait prendre congé : «Bérénice vous accompagne à votre hôtel. Elle réglera votre note. Il y a une chambre pour vous ici, au cinquième étage. Notre bonne Adrienne vous aidera à vous installer. Lundi, vous vous rendrez rue Garancière. Soyez-y à 10 heures précises. Bérénice vous attendra. Vous serez son garçon de courses. Une fonction qui convient à un aspirant écrivain. Je vais à Venise. À mon retour, nous parlerons de votre vrai nom.»
   Travailler avec Bérénice était une sinécure, en fait. C’est donc dans la chambre du dernier étage que Lester Godard écrivit, laborieusement, son premier vrai recueil de poèmes. La Remington portative ne cessa de crépiter, de produire un curieux mélange de poésie beatnik et de Série Noire. On connaît la suite.
   (…)

CHAPITRE 7

Lester Godard serra la main du journaliste et celui-ci se posa en face de lui, dans le fauteuil de cuir qui poussa un soupir en l’accueillant.
   «Je voudrais d’abord vous remercier parce que vous refusez les interviews, d’habitude, non?
   – Pas toutes. J’ai horreur du bavardage et donc je limite le plus que je peux les rencontres avec les folliculaires.
   – Eh bien, je suis vraiment flatté de l’honneur que vous me faites.
   – Ne me remerciez pas. J’ai convenu avec l’éditeur que nous tirerions au sort le journal ou le magazine qui obtiendrait la seule interview exclusive à propos de mon dernier, ou plutôt avant-dernier roman. Le hasard vous a été favorable.
   – Votre dernier livre paru a pour titre Un Rêve de Robespierre. Pourtant, ce n’est pas un roman historique et pas davantage un travail d’historien. Ça raconte les trois journées d’un homme arrivé par le train, qui s’est installé dans un petit hôtel d’Arras et qui ne cesse de revenir sur la place du Théâtre où il y a eu trois cent quatre-vingt-onze décapitations durant la Terreur. Il note que ce nombre précis a servi de titre à une revue mythique du peintre et poète Francis Picabia, il s’interroge sur cette coïncidence manifeste.
   – La confrontation à l’Histoire est de tous mes livres, sans exception. À l’origine, il y a bien sûr les récits que mon père me faisait de ses aventures dans la Résistance. Il y a aussi les feuilletons radiophoniques dont ma mère était friande. Je me souviens que celui consacré à Marie Stuart l’avait complètement bouleversée. À douze ans, je dévorais les Walter Scott, les Dumas, Cinq-Mars de Vigny, les Mouron rouge de la baronne Orczy. J’ai très vite voulu rivaliser avec Michel Peyramaure : ses Lions d’Aquitaine m’avaient passionné autant que Les Chevaliers teutoniques de Henryk Sienkiewicz. Je voulais écrire des best-sellers qui me rapporteraient des fortunes. J’en avais un besoin urgent pour sauver ma mère gravement malade. Soignée aux États-Unis, elle recouvrirait la santé. À son retour, je les installerais, elle et mon père, dans un château que j’aurais acheté avec une partie de mes droits d’auteur. Ils n’auraient plus jamais de soucis matériels. Une image s’imposait à moi, naïve et magnifique : ils étaient à l’avant-plan, chacun dans sa chaise longue à feuilleter des magazines et, à l’arrière-plan, je tapais frénétiquement sur une machine à écrire portative un gros roman que les masses allaient s’arracher.
   – Mais vous n’avez pas écrit ces romans. Pourquoi? Qu’est-ce qui est arrivé?
   – Pour écrire des romans historiques, il faut disposer d’une documentation conséquente. À quinze ans, vivant dans un milieu modeste, elle me manquait terriblement. Mes romans sur la reine Zénobie ou sur les camisards n’ont pas dépassé le premier chapitre. Entre-temps, sous l’influence de Cendrars, de Reverdy, je m’étais mis à la poésie. L’avantage avec les poèmes, c’est qu’ils peuvent être écrits en quelques minutes ou quelques heures. Vous savez tout de suite si c’est bon ou mauvais, à garder ou à jeter. Et puis, le passé lointain n’excitait plus mon imagination. Je m’intéressais à l’Histoire immédiate. Je lisais les journaux, j’écoutais les informations sur Europe n°1 en prenant des notes, j’en tirais des petits poèmes qui allaient être remarqués et publiés très vite.
   – Cette première carrière a duré jusqu’en 1977.
   – Jusqu’à la mort de mon éditeur dans un accident de la route.
   – Après quoi, vous avez cessé de publier pendant dix-sept longues années.
   – Plus exactement, j’ai été empêché de publier. J’étais persona non grata partout. À peu près partout. Comme si j’avais reçu la marque noire des pirates.
   – Pour quelle raison?
   – Je ne l’ai jamais su. Un directeur de revue me sollicitait, je lui fournissais un texte qu’il acceptait avec ferveur. Il m’envoyait les épreuves, je les corrigeais illico… et quand la revue sortait, je ne figurais pas au sommaire. Parfois, je demandais des explications sur ce soudain revirement. Je n’obtenais aucune réponse. Ou elle était fort embrouillée. Je me souviens d’une lettre qui comportait une phrase étrange : «Vous avez des ennemis puissants.» C’était sans appel.
   – C’était vague. Vous n’aviez aucune idée de l’identité de ces «ennemis puissants» que vous aviez?
   – Non. Et pour moi, c’est toujours un mystère aujourd’hui.
   – Comment avez-vous réagi, à l’époque? Est-ce que votre nature vous portait à la résignation? Je n’ai pas trouvé trace d’une lutte ouverte que vous auriez menée. Je n’ai pas trouvé non plus de manifestation de solidarité chez des auteurs de votre génération dont on pouvait penser qu’ils vous tenaient en haute estime.
   – Je considérais que j’avais épuisé mes possibilités dans le registre poétique. Je n’avais pas encore de projet romanesque. Je n’avais aucune cause à défendre. J’ai eu l’opportunité d’être engagé comme correcteur de presse dans un grand quotidien. C’était un poste idéal pour observer la désintégration de l’esprit humain. Je n’ai pas hésité. Bien sûr, je n’ai pas pensé que je serais contraint d’exercer cette activité si longtemps.
   – Six ans. Mais après, qu’avez-vous fait?
   – Ce qui correspondait à mes capacités réelles : plongeur de restaurant, biographe d’entreprise, et surtout, ce qui m’a beaucoup servi par la suite, j’ai appris à écrire des romans en bricolant ceux de quelques auteurs célèbres qui n’avaient pas le temps de s’en occuper.
   – Ah, j’ignorais ça… Vous êtes un modèle de discrétion. Mais aujourd’hui, longtemps après, vous pourriez me donner des noms. Vous avez été le nègre de qui?
   – Vous venez de dire vous-même que j’étais un modèle de discrétion. J’accepte le compliment. Je persiste et signe.»
   Ostensiblement, il consulta sa montre et le journaliste comprit qu’il ne servirait à rien d’insister, il remercia en refermant son bloc-notes.
   (…)

CHAPITRE 27

Il avait démonté son Browning High-Power 9 mm à finition chromée. Il astiquait chacune des pièces détachées à l’aide d’un chiffon de soie. Il opérait avec les gestes précis du professionnel coutumier du maniement des armes. Il remonta le Browning et introduisit le chargeur garni de treize cartouches au lieu de quatorze. Une astuce à lui. Le ressort moins tendu permettait une alimentation plus souple. Il prit ensuite le KG-99, on aurait dit un de ces monstrueux gadgets que des individus particulièrement dérangés achètent dans les sex-shops, un semi-automatique sacrément meurtrier avec ses deux boîtes de cartouches de 115 grains chemisées à tête creuse. Des armes achetées en plein centre de Bruxelles pour un prix absolument démocratique.

Il sortit de sa valise un costume bleu sombre et une chemise bleu pâle. Tout à fait de circonstance. Avant d’enfiler sa veste, il accrocha son holster d’épaule. Il y glissa le Browning High Power.  La température était douce. Il se pencha pour prendre sur le lit le revolver Bernerdelli, calibre 7.65, éjecta le chargeur de huit cartouches, fit jouer la culasse plusieurs fois de suite en actionnant le mécanisme de détente. Souple, léger, maniable. Il replaça le chargeur dans son logement et l’enclencha d’une tape du plat de la main.

Son portable sonna. Son éditeur, de son bureau parisien.
« Lester, qu’est-ce qui se passe avec vous? Je viens d’être interrogé durant deux heures par les flics. Ils disent que votre femme est morte. Une balle dans la tête. Mais elle était morte avant. Sa villa saccagée comme si la guerre était passée par là.
   – Il y a autre chose?
   – Ils disent qu’elle s’est suicidée en s’envoyant des bulles d’air vers le cœur avec une seringue. Une fin atroce, une figure chiffonnée. Un spectacle insupportable. Alors, selon eux, vous seriez devenu fou. Un facteur de la Poste vous a vu hier matin, vous veniez de la villa, vous avez eu un choc, vous avez pété un plomb.
   – Parfait.
   – Comment ça, parfait? Écoutez, Lester, j’ai dû leur dire où vous étiez, l’hôtel, tout. Je ne savais pas que vous étiez marié.
   – Normal. Je n’ai mis personne au courant.
   – Mais pourquoi, Lester? Pourquoi?
   – Vous n’avez jamais joué aux échecs? On joue à travers les pions. Je vais couper. N’essayez pas de me rappeler.»

Il posa la main sur la poignée de la porte, qu’il entrouvrit, jeta un coup d’œil au-dehors, sortit, refermant derrière lui. Dans le couloir du sixième étage, il ne vit qu’une lingère en train d’entasser les draps dans un panier et un groom occupé à faire semblant de l’aider, le prétexte étant particulièrement commode pour se permettre quelques privautés.

Le hall de l’hôtel était presque désert. Au moment de gagner l’ascenseur qui menait au parking souterrain, il remarqua le quidam qui se tenait immobile près de la porte-tambour. Il ne lui aurait sans doute accordé qu’un bref regard si quelque chose dans sa contenance n’avait titillé son sens de l’observation. L’individu était vêtu d’un prince de galles dans lequel il semblait aussi à l’aise qu’un poisson dans une épuisette. Lester Godard pressa le bouton d’appel de l’ascenseur puis jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Le guetteur venait précisément de sortir dans la rue, soudain très pressé..

Copyright © Daniel Fano, 2011
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