Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
FRUCTUEUX

J'avais sept ou huit ans lorsque mes parents ont pris l'habitude de séjourner régulièrement à la campagne. À cette époque, j'aimais me mêler aux jeux des enfants du village, et je m'y livrais avec sauvagerie malgré l'autorité de mon père qui voulait me les interdire. Rien n'y faisait.
   Je parvenais toujours à m'échapper pour rejoindre mes amis sur le petit pont qui enjambe le ru. Quand je dis «mes amis», je mens. Ils étaient plutôt mes hommes, et, d'autorité, je me déclarais leur chef. À cause de mes habits élégants, de ma voix criarde d'enfant trop nerveux, j'en imposais à ces fils de cultivateurs et de commerçants. Je les aimais pour leur obéissance, voire leur respect, et pour la fureur animale qu'ils mettaient à satisfaire mes moindres caprices. Je me sentais heureux et fort de leur plaisir et de leur force, sans m'apercevoir que, déjà, je m'en emparais indûment. Une distance se creusait entre leur santé, leur robuste équilibre paysan et ma fragilité de petit citadin trop bien soigné.
   Vers ma douzième année seulement, j'en ai pris conscience, un soir que nous étions réunis sur le parvis de l'église.
   Un groupe de filles passait dans la grand-rue. Fructueux Regnard, le fils du bûcheron, s'est précipité vers elles et s'est mis à les lutiner. Elles gloussaient en feignant de repousser le gaillard. Tous les autres se sont joints à Fructueux, jusqu'à ce que la mêlée devînt générale. L'enfance et l'adolescence se livraient une bataille muette, sauvage, désespérée, à peine sensible sous les clameurs joyeuses et irritées. Il m'a semblé soudain que j'étais le seul à m'en apercevoir.
   J'étais resté sur le trottoir, raidi dans une angoisse étrange et toute neuve : j'étais un étranger. C'est à ce moment que j'avisai, marchant un peu à l'écart, Élodie Masson, brune, menue, indifférente. Elle regardait droit devant elle; on aurait pu croire qu'elle guettait, à l'intérieur même de ses beaux yeux pâles, le déroulement d'un spectacle suscité uniquement pour elle et par elle. Alors j'ai senti comme un orage éclater dans ma tête, et je ne puis encore définir aujourd'hui l'impulsion qui m'a jeté vers Élodie pour l'entourer de mes bras et lui mettre un baiser sur la joue.
   Tous s'est passé excessivement vite : la petite fille aux frêles apparences s'est soudain durcie, des muscles lui poussaient partout et la métamorphosaient en statue de fer. Une main de fer m'a cinglé le visage, de plein fouet. J'ai mis quelques secondes à retrouver mes esprits.
   Après, j'ai entendu des rires et des quolibets. Comme pour mieux m'accabler, les filles et les garçons avaient fait la paix et se tenaient à présent par le bras. Fructueux Regnard riait plus haut que les autres. Il était déjà très beau à l'époque, et ses cheveux ressemblaient à un champ d'avoine.
   Aucun d'entre eux, pourtant, n'a vu Élodie Masson s'éloigner toute seule, après avoir recouvré sa fragilité d'adolescente. Jamais, jamais je n'oublierai sa silhouette vêtue de noir, griffant la lumière d'une virgule à peine mouvante. Elle portait deux longues tresses ornées de rubans rouges, et le bruit sec de ses sabots donnait au silence une mesure qui rappelait les battements d'un coeur.

J'ai cessé de jouer avec mes anciens camarades et suis devenu peu à peu «le parisien» pour les gens de la campagne. J'avais beau bavarder amicalement avec eux, le mur qui nous séparait augmentait toujours davantage.
   Les années ont passé.

À dix-huit ans, j'ai quitté brillamment le lycée avec une première place au Concours général et mes deux bachots. Je suis entré à l'Université. Pour me récompenser, mon père m'a offert un cheval que je retrouvais avec bonheur à chaque fin de semaine. Ainsi ai-je élargi de plus en plus le cercle de mes randonnées. Cependant, le soir, lorsque je revenais, recru de fatigue et de grand air, vers le village, se formait en moi un sentiment assez curieux dont je me suis vu obligé bientôt de tenir compte : chaque fois que j'apercevais le clocher de notre église, droite et fière dans sa robe grise, et tellement pure, ma gorge se serrait comme si, d'avance, je savais que j'avais tout perdu. Cette église obéissait à un bizarre rythme de vie : au cours de mes promenades, elle glissait au pied des collines ou plongeait dans l'ombre de la vallée; jamais elle ne restait immobile, jamais non plus elle ne se dérobait à ma vue, même pendant l'été, parmi les arbres aux feuillages épais.
   Lorsque je la retrouvais, j'éprouvais toujours un léger choc, comme si, trop vivante, elle ne se dressait pas exactement à la place prévue, afin de mieux exciter ma surprise. Elle paraissait me dire : «Tu vois, j'existe. Mais jamais tu ne pourras m'atteindre.»
   Ce n'est qu'un peu plus tard que j'ai compris la raison profonde de mon émotion.
   Un dimanche, à la messe, j'ai rencontre Élodie Masson et Fructueux Regnard; agenouillés côte à côte, ils semblaient tranquilles, heureux, dans la maison de Dieu. Fructueux m'a dit bonjour avec gentillesse, alors qu'Élodie ne m'a même pas regardé. Elle était devenue extraordinairement belle, haute sur jambes, avec un corps chaud et souple sous les vêtements empesés. Je leur ai demandé ce qu'ils devenaient, et Fructueux m'a annoncé leurs fiançailles. Ils comptaient se marier au printemps, l'année suivante. Je leur ai souhaité bonne chance et les ai quittés avec une hâte un peu honteuse : au lieu d'apprendre une nouvelle d'opulent bonheur, je venais d'être dépouillé de ma pauvreté même.
   J'ai passé mon après-midi à errer sans but. Alors que je sortais du bois d'acacia coiffant la colline de Misère, j'ai constaté qu'Élodie et l'église se ressemblaient comme deux soeurs : même grâce austère, même silence, même paix un peu hautaine. Mon émotion s'est brusquement changée en colère et je suis redescendu ventre à terre au village. Le soir tombait, mais l'animation régnait partout. Les habitants commençaient les préparatifs de la fête qui devait avoir lieu le lendemain.

Le temps était magnifique. Je me suis habillé avec recherche et suis sorti tôt le matin car je ne voulais rien perdre des divertissements prévus.
   Sur le parvis, on avait dressé deux carrousels et une vaste tente qui devait abriter le dancing. Il y avait déjà foule : du monde venu de tous les villages et villes avoisinantes, et même de Paris. J'ai remarqué de fringants équipages chargés de femmes insolentes et parfumées, manieuses d'ombrelles. Elles riaient faux, et cela m'agaçait car je croyais me reconnaître en chacun de leurs obséquieux cavaliers.
   Il y avait aussi de la musique, une musique stridente qui montait vers le ciel tel un corps invisible et lascif. Des guirlandes de lampions multicolores s'entrecroisaient en arceaux par-dessus la grand-rue, et d'éblouissants calicots annonçaient, à chaque entrée du village : "Soyez les bienvenus."
   Plus haut que cette agitation criarde, nourrie de poussière et d'odeurs de friture, le ciel brassait inlassablement des vols de pigeons, et le clocher de l'église scandait paisiblement chaque heure et chaque demie.
   Un corso fleuri, précédé par la fanfare municipale, a quitté le village pour se perdre dans le lacis des petites routes avoisinantes. Portés ou retenus par la brise, les battements de la fanfare éclataient ou mouraient tour à tour, bondissant sur la campagne pétrifiée de chaleur.
   Durant ce temps, des concours se déroulaient ici ou là : celui du meilleurs mangeur de boudin, celui de la course à sacs, celui du mât de cocagne. La jeunesse criait, battait des mains, échangeait des pluies de confettis, se livrait aux simulacres de la joie pour en provoquer plus sûrement la venue.
   Je suis entré sous la tente-dancing. Il y faisait obscur et étouffant. On se serait cru au centre d'un coeur à battement de tambour et de trombone. Les couples sautillaient sur place. J'ai reconnu dans la pénombre mes anciens compagnons de jeux en livrées de jeunes mâles et de jeunes femelles. Ils étaient graves, presque endeuillés par le mystère de la danse.
   J'ai invité la fille du maire pour une valse. Elle était tellement dodue que j'avais l'impression de serrer un cochon de lait sur ma poitrine. Ses cheveux fleuraient le foin sucré. Après, j'ai dansé avec une petite paysanne venue d'un village voisin, une espèce d'anguille frétillante qui m'a terriblement fatigué. Je me suis assis sur le banc du fond, parmi les couples au repos. Je me sentais horriblement seul.
   Et tout à coup, je me suis avisé que j'étais venu là, non pour me distraire, mais pour y chercher quelqu'un. J'ai attendu. Mon coeur battait à se rompre.
   Enfin, dans une petite déchirure de clarté venue du dehors, est apparue Élodie Masson suivie de Fructueux Regnard. Elle portait une robe blanche, large, au corsage léger qui laissait transparaître le nacre des épaules et des seins. Elle avait relevé ses tresses en couronne sur sa tête, et deux fines boucles de corail frémissaient à ses oreilles. Le jeune homme avait voulu se faire beau, c'est-à-dire qu'il était ridicule dans un costume mal coupé et un col dur qui cisaillait son cou magnifique.
   Ils se sont mis à danser, puis ils sont venus s'asseoir à côté de moi.
   – Veux-tu m'accorder la prochaine? ai-je demandé à Élodie qui s'éventait avec son mouchoir.
   Elle a refusé sans sourire. Une abominable jalousie, et même un véritable ouragan de désespoir m'ont ravagé soudain devant ce visage animé par l'amour et l'ombre du plaisir, bien plus brûlants que le plaisir lui-même. Et brusquement s'est produit un miracle : du seuil du dancing, quelqu'un a hélé Fructueux qui s'est levé en me disant :
   – Je te la confie.
   On avait besoin de lui pour le tirage de la loterie. J'ai invité de nouveau Élodie, et cette fois elle a accepté. J'étais ivre d'extase. Comme elle était un peu plus grande que moi, je voyais à quelques centimètres de mes lèvres son cou embué d'une sueur soyeuse.
   La danse terminée, je lui ai proposé d'aller nous rafraîchir chez la mère Henry. Elle a encore fait oui de la tête, toujours sans prononcer un mot. Dehors, la nuit était tombée, mais il continuait à faire une chaleur accablante. Les lampions illuminaient la rue sous un ciel d'un bleu terrible, bleu comme du sang s'il avait été bleu.
   Nous avons bu de la bière. J'ai offert une tournée aux gens du comptoir. Moi, le parisien, le fils du châtelain, j'étais fier de me montrer en compagnie de la plus jolie fille du pays, et je voulais que ça se sache au maximum. Ensuite, nous sommes sortis.
   Il n'y avait plus grand monde dans la rue. J'ai demandé à Élodie pourquoi elle avait accepté ma danse après le départ de son fiancé. Elle m'a répondu que c'était naturel puisque Fructueux l'avait décidé. Elle a eu un sourire bref et m'a regardé avec un soupçon d'espièglerie dont je ne la croyais pas capable.
   – Alors, ai-je poursuivi, puisque tu m'appartiens encore pour un certain temps, veux-tu te promener avec moi sur la route?
   – Et pourquoi pas, a-t-elle répliqué.
   Nous avons dépassé la dernière ferme du village. Les rumeurs de la fête se sont refermées au loin, remplacées par d'autres rumeurs : celle qui montait de la terre gorgée de chaleur, celle des peupliers, et surtout, surtout celle de ma faim d'Élodie. Je lui ai pris le bras.
   – Non, a-t-elle dit simplement, et elle m'a déclaré qu'elle voulait retourner au village.
   Un torrent s'est ouvert dans ma tête, je lui ai repris le bras de force en lui plantant mes ongles dans la chair. À travers la lumière rousse de la lune, qui semblait davantage sourdre des champs que tomber du ciel, je voyais son profil, tenacement clos sur un secret que j'aurais voulu déchirer à belles dents.
   – Tu me détestes, n'est-ce pas? ai-je demandé.
   – Mais non, monsieur! a-t-elle répondu avec ennui.
   C'était un nouveau soufflet qu'elle m'envoyait, et je n'ai pas pu le supporter. Je l'ai forcée à quitter la route pour un étroit sentier enfoui sous les arbres et qui longe la rivière. Des ombres bougeaient maintenant sur sa figure, pareilles à de milliers de mains impatientes, et pourtant ses yeux demeuraient parfaitement limpides.
   – Es-tu folle ou méchante? ai-je murmuré en l'attirant contre moi.
   Ma voix bouleversée, ma respiration haletante ont paru l'arracher à sa léthargie. Deux roses d'obscurité ont peu à peu noirci ses joues, son front, son cou, et elle s'est reculée pour ne pas sentir mon souffle brûler sa bouche.
   – Es-tu donc une fille perverse pour m'avoir ainsi suivi dans les bois?
   – Vous m'y avez entraînée! a-t-elle protesté.
   Nous avons commencé à nous battre. Elle était plus forte que je ne croyais, mais j'étais plus nerveux. D'une main, j'ai attrapé sa crinière tressée et de l'autre j'ai voulu arracher son corsage. À ce moment, j'ai entendu sonner onze heures à l'église. Les coups m'ont paru merveilleusement légers, presque aériens, et je me suis accordé quelques secondes de répit pour ne pas en perdre un seul. Élodie en a profité pour rassembler ses forces. Elle s'est secouée comme un jeune cheval, mais j'ai réussi malgré tout à couvrir son visage et son cou de baisers sauvages. Elle me faisait mal avec ses poings, avec ses griffes, avec ses pieds, et elle m'a même mordu au menton si violemment que j'en ai glapi de douleur. Alors elle s'est arrachée à mes bras, tremblante de rage et de dégoût.
   Je me suis écroulé sur le sol. Élodie savait sans doute qu'elle n'avait plus rien à craindre de moi car, au lieu de fuir, elle s'est simplement appuyée à un arbre. Et tout à coup, elle a murmuré :
   – Vous êtes beau maintenant pour rentre au village, vous devriez avoir honte!
   Je me suis mis à sangloter en donnant de grands coups avec ma tête sur les racines.
   – Oui, j'ai honte. Oui, j'ai honte, parce que je t'aime! ai-je réussi à bégayer.
   Elle a laissé passer une petite minute : probablement essayait-elle de comprendre. Puis elle m'a dit sur un ton mélancolique et surpris :
   – Mais vous ne devriez pas m'aimer, monsieur, puisque Fructueux et moi nous allons nous marier!
   Comme c'était simple, la vie, dans la bouche de cette petite paysanne. Je n'en croyais pas mes oreilles. Toujours sanglotant, je l'ai regardée pour m'assurer qu'elle ne plaisantait pas. Non. Elle remettait de l'ordre dans sa toilette, renattait ses cheveux, défripait sa jupe de fête où couvaient des reflets nocturnes. Son visage avait retrouvé une pâleur mate et lisse.
   Alors je l'ai vue faire toute une série de gestes si calmes que je me suis cru transporté soudain dans un monde où la féerie, la charité, la pureté, l'oubli des offenses étaient nourriture quotidienne : elle s'est aventurée, à travers les broussailles, jusqu'au bord de l'eau. Elle y a trempé son mouchoir, s'est lavé soigneusement la figure, le cou, les bras, puis elle est revenue. Et comme on le fait pour un misérable abandonné de Dieu et des hommes, elle a lavé mon propre visage, mon front de fou et de pauvre et de vilain. Elle a étanché le sang qui coulait sur mon menton et m'a aidé à me remettre debout.
   Ensuite, elle m'a offert son bras, et nous avons pris le chemin du retour; elle, forte, gentille, innocente, et moi, faible, frissonnant de fièvre et de dégoût de moi-même…
   En retrouvant la route, nous avons entendu venir vers nous les flonflons de la fanfare municipale.
   – Voici la retraite aux flambeaux! s'est écriée Élodie Masson. Elle m'a obligé à courir jusqu'à ce que, au beau milieu du chemin des Vergers, nous rencontrions le cortège.
   Tous les villageois, jeunesse en tête, suivaient au pas, foule dense, noire, silencieuse, et pourtant habituée encore par les échos des réjouissances. Chacun portait un rameau feuillu au bout duquel se balançait un lampion allumé. Cela faisait, dans la nuit, l'effet de fruits phosphorescentes parmi d'invisibles branches. Nous nous sommes mêlés tout naturellement au cortège.
   Après un tour immense à travers les champs et les prés — nous avons entendu sonner minuit au clocher — la retraite est retournée jusqu'à la grand-place où le bal sous la tente battait encore son plein. J'y ai conduit Élodie.
   Fructueux Regnard nous attendait tranquillement sur le banc du fond en fumant sa pipe. Il m'a remercié, puis il a invité sa fiancée pour une valse. J'ai fui comme un voleur qui a raté son coup.

Je n'ai pas osé retourner au village pendant plusieurs années. Et puis un jour, j'ai fait violence à ma honte et à ma solitude, car j'éprouvais une affreuse nostalgie de l'église.
   Dès mon arrivée, j'ai appris que Fructueux Regnard et Élodie Masson y avaient fait bénir leurs noces et qu'ils s'étaient installés dans une maison bâtie de leurs propres mains. Je suis allé leur rendre visite, non par curiosité, mais parce que j'avais besoin d'eux. Je me demandais aussi, avec une inquiétude un peu perverse, si Élodie avait confié à Fructueux le secret de notre promenade.
   Ils m'ont accueilli avec chaleur, me forçant à partager leur repas. Fructueux était devenu tout à fait un homme, avec des biceps énormes, et l'odeur de sa sueur lui tenait lieu d'auréole sacrée. Quant à Élodie, elle était plus magnifique encore qu'autrefois. J'ai remarqué que leur amour avait déjà mué : il avait perdu sa pulpe d'adolescence pour prendre une solidité, une violence absolues. Ils ne se quittaient pas d'une semelle, et lorsque Fructueux racontait une histoire, Élodie en approuvait chaque détail par de jolis mouvements de tête. Ils se tenaient aussi par la main, ce qui arrive rarement chez les paysans qui n'aiment pas céder aux gestes. Lorsque Fructueux se levait, Élodie se levait. Lorsqu'il mangeait, elle mangeait. Ils m'ont dit un peu de leur vie, et après je leur ai dit la mienne : avec une belle situation à Paris, et beaucoup d'argent, j'étais en passe d'épouser une riche héritière. Ils ont paru très contents pour moi, quoiqu'un peu gênés. Mais je l'étais bien davantage : Élodie n'avait rien dévoilé de mon ignoble conduite, un certain soir de fête.

À présent que la vieillesse s'est convenablement installée en moi, il me semble être plus vulnérable que jamais. Je sais que je me suis trompé de route, je le sais par toutes les fibres de ma conscience, et par ce sentiment de profond dépaysement qui s'empare de moi lorsque je retrouve ma campagne aimée.
   Et pourtant je ne puis plus vivre privé d'elle. J'ai besoin de son amitié qui est devenue, petit à petit, juge de mes moindres actes, de mes pensées, de mes défaites. Jamais elle ne m'accable de sa rigueur ou de son autorité, au contraire : dès que je plonge dans ses brumes ou dans son rayonnement, elle m'offre asile, elle lisse les plis de mon front, elle rafraîchit mes membres, elle éclaire l'intérieur de ma tête.
   Je n'ai jamais osé en parler à personne, pas même à mes propres fils qui sont devenus pour moi, par la fatalité des choses, des étrangers. Ma femme elle-même a toujours cru que ma vie et la sienne avaient été comblées par les lourds plaisirs de ce monde. C'est beaucoup mieux ainsi.
   Cependant, je sais aussi, d'une façon certaine, qu'au jour de ma mort, j'entendrai sonner mes dernières heures au clocher de l'église. Et je ne serai plus capable alors de discerner, à travers les derniers brouillards, si la haute silhouette de l'église n'est pas celle d'une jeune fille au col fier, aux yeux baissés, au silencieux sourire, une jeune fille dont l'amour a nourri et désespéré mon destin.

 

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