Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.







Cet entretien public a eu lieu, en langue anglaise, à l’Alliance Française de Miami en Floride le 3 mars 2011 dans le cadre d’un congrès sur l’œuvre de Jean Genet. René de Ceccatty répondait aux questions de l’organisateur, le professeur Ralph Heyndels de l’University of Miami.

 
L’ENTRETIEN DE MIAMI
PAR RENÉ DE CECCATTY ET RALPH HEYNDELS

Ralph Heyndels : À l’occasion de ce colloque qui lui est consacré, j’aimerais justement souligner la présence de Jean Genet dans vos livres. Dans Fiction Douce, on peut lire (p. 67) : « En rejoignant le vieux du grabat, j’avais fait halte sur une tombe au bord de l’océan. J’étais donc allé de l’autre côté. Le vieux l’ignorait, mais j’avais visité un mort sous sa pierre blanche, passée à la chaux. Lui ne serait pas enterré en terre arabe. Il n’aurait pas la simplicité du sépulcre blanc et muet face à la mer. Son corps passerait de morgue en soute er retournerait dans le pays qu’il avait fui. Quelle absurdité. Sa femme ensevelie près de l’asile dans un pays d’adoption et lui retournant sur la première rive ». Et dans Aimer (p. 95), vous évoquez la bibliothèque d’Hervé, l’homme dont vous êtes amoureux et avec qui vous avez passé douze heures de suite à converser, le dimanche de la semaine précédente. Vous y avez remarqué un livre d’E. M. Forster et un autre de Violette Leduc, et vous commentez : « Ne m’avait-il pas dit, le dimanche des douze heures, qu’il n’avait pas compris, à la lecture de mes livres, que j’avais aimé des hommes. “Ce sont des œuvres littéraires” se justifiait-il. Les deux livres qu’il disait avoir lus de moi étaient obsessionnels et pour l’un d’eux, ouvertement autobiographique et si clair que l’éditeur m’avait demandé de rendre plus flou le résumé de couverture. Ce même dimanche, je m’étais étonné qu’Hervé n’ait jamais lu Jean Genet et je lui avais aussitôt reproché le désordre de ses lectures. Il était allé, dès le lendemain, acheter un choix de romans de Jean Genet. Je vis le livre déjà sur les rayons. » Pourriez-vous expliquer la présence de Jean Genet non pas seulement dans vos articles et essais, mais dans vos romans ? Comment votre intérêt pour lui et son œuvre a-t-il commencé ? Je sais, j’ai lu comment Pasolini et Moravia sont entrés dans votre vie et ont influencé votre vie d’écrivain, mais je ne sais rien sur l’importance de Genet dans votre vie, sur son influence éventuelle…

René de Ceccatty : Vous avez d’abord cité une évocation de ma rencontre avec Paul Bowles à Tanger (« le vieux du grabat »), et je fais allusion, en effet, à la tombe de Jean Genet au cimetière espagnol de Larache où j’étais allé me recueillir avant d’arriver à Tanger. Genet, à vrai dire, apparaît dès mon premier livre, Personnes et personnages, qui est un texte un peu expérimental où, sous forme presque fragmentaire et souvent hermétique, j’évoque des épisodes de ma vie, mon enfance, mes troubles sentimentaux et sexuels, ma passion de la littérature, en ayant recours à des mythes, des légendes, des expressions de forme poétique et théâtrale, et, par moments, en étant assez explicite. Je fais allusion à un passage de La Folie en tête, de Violette Leduc. A une page où elle raconte sa visite à Genet, dans sa chambre d’hôtel, près de la Bibliothèque Nationale. Il vivait avec Lucien Sémenaud. Violette avait une totale adoration pour Genet, pour ses livres , pour son homosexualité. Et elle parle du « V de la chemise de Genet ». Je ne sais pas pourquoi cette expression m’a frappé et je l’ai reprise. Genet était ainsi mêlé à mes propres souvenirs. Mais bien sûr, j’avais lu Genet indépendamment de Violette Leduc. J’ai découvert son œuvre en assistant à une représentation de Haute Surveillance, au Théâtre Récamier en automne 1970, à Paris, dans la mise en scène d’Arcady. J’avais été incroyablement bouleversé. J’ai voulu lire Miracle de la Rose, Notre-Dame des Fleurs, romans qu’on ne trouvait alors que dans ses œuvres complètes chez Gallimard et dans la coûteuse et relativement rare édition de l’Arbalète. C’est la version de l’Arbalète (qui est intégrale alors que la version Gallimard avait été censurée, ce que j’ignorais à cette époque) que j’ai achetée et lue. Se procurer un livre de Genet était un geste volontaire, moins facile qu’à présent où son œuvre  est disponible en éditions de poche. Il me semblait inimaginable qu’on puisse atteindre l’émotion par la force du style à ce point. Jusque-là, mes goûts poétiques étaient classiques : Mallarmé, Du Bellay, Ronsard, Valéry, Verlaine et même Lamartine ! Mais soudain la poésie et la sexualité s’unissaient. J’étais ébloui, alors que je ne l’avais été ni par Lautréamont, ni par Rimbaud. J’étais au tout début de mes études supérieures. Je connaissais déjà l’œuvre de Pasolini qui avait produit sur moi un effet considérable, au point que je lui avais écrit et avais voulu le rencontrer (mais je l’avais manqué, faute de m’être annoncé : j’avais débarqué chez lui, à Rome, dans le quartier périphérique de l’EUR, sans lui téléphoner, or il était parti en repérages pour le tournage d’un film jamais tourné, son Saint Paul). C’était quelques semaines auparavant, en juillet 1970. Et voilà que l’émotion me reprenait avec Genet. Je lisais ces romans dans le métro en allant à mes cours, dans cette foule parisienne qui était nouvelle pour moi. Je m’ennuyais à suivre des cours conventionnels, rhétoriques et scolaires de littérature et je m’enflammais pour Genet. La littérature était donc capable de cela ! Ensuite ma passion pour Violette Leduc s’est ajoutée à toute cette exaltation. Mais ni Genet ni Violette ni Pasolini n’étaient pour moi des objets d’étude, d’analyse. Plus tard, bien sûr, j’ai écrit sur eux trois des textes critiques, mais jamais cérébraux, toujours très passionnels. Il se trouve que mon activité critique m’a amené à m’exprimer très souvent sur Genet. Notamment quand a paru Un captif amoureux, puis quand l’Arbalète a publié des pièces posthumes ou Gallimard des recueils d’articles. Je travaillais alors chez Gallimard et Odette Laigle, la secrétaire de Claude Gallimard, m’avait donné les épreuves. Genet venait de mourir. J’ai écrit le tout premier article sur ce chef-d’œuvre, dans La Quinzaine Littéraire. Et Leïla Shahid m’en est encore reconnaissante, parce que j’étais un des rares critiques français à m’être exprimé en termes enthousiastes. Je ne sais pas si l’on peut parler d’influence. Violette Leduc, oui, m’a influencé. Genet, je crains que non. Son univers, sexuel, humain, politique, moral même m’était absolument étranger. Mais son imaginaire, ses raisonnements, ses figures stylistiques, sa métaphysique poétique et sexuelle m’exaltaient. Et plus tard, j’ai travaillé avec Alfredo Arias, très proche de l’univers de Genet et de Copi, qui a monté Les Bonnes. Je l’ai même aidé, en Grèce, sur l’île de Lesbos, a répéter son texte (il jouait Madame) : je lui donnais la réplique sur la plage avant que nous nous baignions. C’était en juin 2001. J’ai croisé Genet une seule fois, durant l’hiver 1986. J’attendais un ami dans un café de la Bastille, Le drapeau français. Genet est apparu avec sous le bras un dossier rouge : c’étaient probablement les épreuves d’Un captif amoureux. Il s’est assis au fond de la salle, sans me voir. Je n’ai pas osé aller le déranger pour lui dire mon admiration. Je savais qu’il avait horreur des admirateurs. Il est mort quelques semaines plus tard.

R. H. : Et maintenant, pour vous présenter, j’aimerais, plutôt que de rappeler vos activités diverses de romancier, de dramaturge, de biographe, de critique, d’éditeur, de traducteur, commencer par citer un passage de votre roman L’Eloignement (p. 11) : «  … je me surprends, là, sur cette terrasse qui domine Rome. Non pas que je m’étonne d’y être, parce que j’y ai toujours été. En gros dans tous les moments de ma vie. Même lorsque je vivais à Tôkyô, j’étais là, à Rome. (…) La ville énorme de Tôkyô avait sa propre lumière que je réduisais bientôt aux lumières qui m’étaient familières et amies : enfances tunisienne, méridionale, et enfance récupérée, si je peux dire, celle de Rome. » La Tunisie, Rome, Tôkyô, ces trois endroits qui jouent un rôle central dans votre vie et dans votre œuvre. Il y en a bien sûr bien d’autres. Choisissez le quatrième (rien qu’un de plus !) et ce ne peut être Paris où vous vivez. Dites-nous le sens de ces lieux dans votre vie, de ces sites narratifs dans votre œuvre.

R. de C. : Je suis né de l’autre côté de la Méditerranée, en Tunisie, où j’ai passé ma petite enfance. J’ai découvert le monde dans cette lumière, près de la mer. J’ai vécu mon enfance et mon adolescence (entre six et dix-huit ans) à Montpellier, toujours près de la mer. Et l’Italie a été une révélation très précoce, parce que j’avais, en Tunisie, une gouvernante sicilienne. Et pour mille autres raisons, dont Pasolini. J’ai pris l’habitude avec une amie et son père d’aller à Rome à partir de dix-huit ans, pour les fêtes de fin d’année ou en été. Ce sont des moments inoubliables. Et Rome a fait partie de ma vie. J’y ai travaillé, quand j’étais étudiant. Mon père m’a obtenu un stage dans la filiale italienne de la société pétrolière internationale où il dirigeait, à Paris, un magazine interne et s’occupait, entre autres, du mécénat. Par hasard, le siège romain était à deux pas de l’appartement de Pasolini… qui était précisément en train d’écrire alors Pétrole, son chef-d’œuvre posthume (c’était l’été 1970)… que je traduirais en 1995. Je retourne à Rome plusieurs fois par an, pour des raisons amicales et professionnelles. J’ai longtemps collaboré au quotidien de Rome, Il Messaggero où je tenais une chronique culturelle dans les années 1990. J’ai beaucoup travaillé à Rome pour la préparation de mes livres (sur Sibilla Aleramo, sur Pasolini, sur Moravia, entre autres). Et plusieurs pièces que j’ai écrites avec ou pour Alfredo Arias ont été données dans différents théâtres de Rome (Argentina, Valle, Ambra Iovinelli, Quirino). J’y ai présenté certains de mes  livres dans des librairies romaines. Le Japon, j’y ai été envoyé comme coopérant, à la place de mon service militaire en 1977. J’y ai passé deux ans. Autre révélation, culturelle. J’ai compris que cette culture, tout comme la culture italienne, était faite pour moi. Bien que j’y aie vécu deux années très tourmentées sur le plan sentimental, privé, ce furent certainement les deux années les plus déterminantes de ma vie. J’ai appris le japonais avec Ryôji Nakamura que j’ai rencontré à Tôkyô, avec qui j’ai traduit de nombreux auteurs japonais. Il serait trop long de décrire ou de vouloir expliquer ma fascination pour Rome, l’Italie, Tôkyô, le Japon, les littératures de ces pays. J’ai consacré des heures infinies à la traduction de leurs écrivains et je persiste à le faire, toujours avec Ryôji pour le japonais, bien qu’il vive maintenant là-bas. J’ai décrit dans Le diable est un pur hasard (un recueil de nouvelles) et dans L’Extrémité du monde, qui se situe en grande partie au Japon au XVIe siècle, tout le trouble que faisait naître en moi mon rapport au Japon, à l’Italie, à la Méditerranée. J’ai peu écrit, pourtant, sur la Tunisie. Je viens de terminer un roman, Le Petit pont de bois, où je parle longuement de mon enfance et donc de la Tunisie. Mais il n’y a que dans Esther, mon troisième livre, écrit pendant mon séjour au Japon, et dans Rue de la Méditerranée, un conte pour enfants, que je me suis attardé sur mon enfance tunisienne. La Tunisie n’était pas vraiment « notre » pays. Même si mon grand-père maternel était tunisien, ma mère qui était de nationalité française ne se considérait pas comme arabe. Elle avait en horreur l’esprit des colons français. Et mon père, de même. Il rejetait non seulement l’esprit « pied noir », mais il avait une horreur absolue des valeurs matérialistes, bourgeoises, franchouillardes. Il avait un esprit très humaniste, très fraternel, à l’antithèse de tout nationalisme, de tout chauvinisme. C’est lui qui a insisté pour que nous quittions la Tunisie. Il l’a fait dans des conditions difficiles qui exigeaient beaucoup de courage. Il avait jusque-là été « protégé » par son père avec qui il collaborait professionnellement. Et il a dû travailler en usine, en France, avant que sa situation n’évolue assez rapidement. Mes parents ne sont jamais retournés en Tunisie après 1958. Alors que j’y suis retourné à trois reprises, en 1972, en 1999, en 2001. Et j’ai bien sûr, maintenant que Ben Ali a été démis, envie de revoir ce pays. Mais je dis toujours que cette enfance tunisienne a été pour moi une école de vie apatride : j’ai appris que je n’appartenais pas à une culture en particulier. Vous me demandez un quatrième lieu ? L’Angleterre, où j’ai vécu en 1980, pendant six mois. J’y ai été heureux, dans le South Devon. J’y ai situé en partie l’action de trois de mes romans, Babel des mers, L’Or et la poussière et Aimer. La vie dans la campagne anglaise est merveilleuse, elle l’était surtout dans ces années-là. Les seuls romans que j’aime vraiment (en dehors de quelques chefs-d’œuvre, bien sûr, d’autres littératures) sont les romans anglais : ceux de Jean Rhys, Barbara Pym, Anita Brookner. Et bien sûr, Jane Austen et les sœurs Brontë avant elles. C’est aussi mon monde. J’ai d’ailleurs écrit, sous pseudonyme, un roman sentimental anglais. J’ai également écrit sous pseudonyme un roman psychologique japonais.

R. H : Et Paris ?

R. de C. : Paris m’a manqué quand j’en étais éloigné. J’y vis depuis plus de trente ans sans discontinuité. Et, avant cela, j’y avais vécu sept ans.  Sans doute, mon travail éditorial et critique, puis théâtral, et les amitiés qui en sont nées ont rendu nécessaire ma présence ici. Mais est-ce un choix profond ? Je n’en sais rien. J’ai décrit cette ville dans Jardins et rues des capitales. Mais j’y parle aussi beaucoup de Rome. C’est à Rome que je voudrais intimement, esthétiquement vivre, cela ne fait aucun doute, si ce doit être dans une grande ville. Et peut-être à Kyôto. Rome et Kyôto, comme aussi Venise, mais Venise est envahie et sur-connotée, sont des villes qui sont des présences, comme des êtres humains. Je connais beaucoup moins bien Kyôto que Rome, mais un séjour que j’y ai fait m’a donné le sentiment d’une présence amie, même dans la solitude. Ces phénomènes-là sont étranges : comment une ville agit-elle sur nous à la manière d’une personne ? C’est probablement dû, bien sûr, à la conjonction d’expériences personnelles et de lectures, à la convergence d’intérêts culturels, émotionnels et esthétiques qui font qu’on évolue dans un décor amical, poétique et familier, et de souvenirs de périodes intenses ou simplement sereines. Paris s’est toujours imposé à moi pour la vie professionnelle, beaucoup plus que pour des raisons esthétiques. Et je ne suis pas sûr d’y avoir vraiment ma place. La beauté architecturale de Paris est incontestable, la lumière argentée des ardoises, de la Seine, de l’asphalte, l’organisation admirable de l’espace donnent une grandeur somptueuse à cette ville. Je suis parfois suffoqué d’émotion en traversant le fleuve. Le Pont du Carrousel et le Pont Royal offrent des perspectives époustouflantes qui me surprennent toujours. Mais ce ne sont pas des lieux porteurs de sens pour moi. Mon Paris, c’est le 14e arrondissement, une partie du 16°, Passy, où j’ai vécu. Le 5° autour du Panthéon, parce que j’y ai eu, étudiant, des émotions très fortes. Mon cœur bat quand je traverse encore certaines rues. Mais bien sûr, ma vie m’a mené dans d’autres quartiers de cette ville que je connais bien pour la parcourir de jour et de nuit à vélo et dont je ne peux pas parler à froid. C’est à la littérature de révéler ces effets des lieux sur soi, on ne peut pas les évoquer dans une libre conversation. Et je sais que, dans un mois, dans un an, dans dix ans, l’organisation interne des paysages de la mémoire se modifiera : tel quartier, tel jardin, qui sait, le parc Monceau, le parc Montsouris, l’île Saint-Louis, le quartier turc de la rue des Petites-Ecuries, l’esplanade des Invalides, le front de Seine, le quartier des Gobelins, tous les théâtres que j’ai fréquentés, auront pour moi une force qu’à présent je soupçonne, mais ne vis pas encore pleinement. Au fond peut-être est-ce la campagne (encore que je ne sache pas laquelle, celle de la Bourgogne, celle du Massif Central, celle du Languedoc entre les Cévennes et la mer, une autre encore ? dans un autre pays ?) qui devrait être mon vrai lieu. Tout simplement, parce que je n’ai pas une vie sociale très importante et que les milieux professionnels que je fréquente (l’édition, les journaux et même le théâtre) ne me plaisent pas, à l’exception de quelques amitiés fidèles que j’y entretiens. C’est un système professionnel qui me déplaît. Longtemps le théâtre a été ma principale activité sociale, ma principale occasion de me mêler aux autres, de les écouter, de m’y confronter. Je m’en suis un peu détaché, un peu « désintoxiqué », car c’était vraiment une drogue, cette présence quotidienne dans les coulisses, sur scène, dans les loges. La fréquentation des comédiens, les répétitions, tout ce rituel, c’est un piège dont il est difficile de se garder, pour un écrivain.

R. H. : Dans Aimer, un personnage (Robert) s’adresse à vous en ces termes  (p. 190) : « Avec ton métier, à Paris, tu as mille occasions de rencontres ». Et vous commentez : « Comment se représentait-il la vie parisienne ? Comment se représentait-il le sexe entre hommes ? Quelle idée avait-il donc du lien entre l’amour et la sexualité ? Je ne recherchais pas une relation sexuelle. J’étais tombé amoureux d’un homme qui avait cherché à entrer en contact avec moi, d’un homme qui avait été épouvanté par ce qu’il faisait et par la façon dont j’avais réagi. Je me débattais dans une situation que je n’avais pas provoquée, mais accueillie. » Nous reviendrons aux rencontres, à l’amour, au sexe entre hommes, mais comment se passe votre « vie parisienne », que faites-vous, comment équilibrez-vous vos activités professionnelles, quels sont vos loisirs ? Etes-vous très solitaire ou extrêmement social ou les deux ? Vivez-vous seul ? Êtes-vous disponible ?

R. de C. : Quelle que soit ma vie privée actuelle, je pense qu’il est très difficile de partager l’existence quotidienne d’un écrivain : l’irrégularité de l’emploi du temps, le besoin de solitude et d’abstraction, les variations imprévisibles d’humeur, l’exposition au jugement public, les obsessions souvent narcissiques rendent la cohabitation difficile. Mon temps social a longtemps, comme je l’ai dit, été nourri par ma passion du théâtre et par le milieu des comédiens. Et par ailleurs, ma collaboration au Monde des livres et mon travail éditorial me contraignaient à une vie professionnelle qui provoquait des rencontres, des échanges intellectuels. Je dis cela au passé, bien que je continue à écrire dans ce journal et à travailler pour une maison d’édition, mais j’ai décidé de ne plus participer aux comités de rédaction qui m’ennuyaient et m’angoissaient, car on parlait de façon technique, froide, cynique de littérature, d’édition et d’écrivains. Je ne m’y sentais pas à ma place. Les tensions entre les différents journalistes, leurs ambitions personnelles me hérissaient. Je sentais autour de moi un détachement glacé et mécanique à l’égard de la littérature qui pour moi n’était que vibration et vie intense. J’étais un peu comme Berlioz dans un amphithéâtre d’anatomie, quand il a commencé ses études de médecine ! Je supporte, de même, très mal le comité de lecture de la maison d’édition où je travaille.  Les jugements péremptoires ou ironiques me mettent hors de moi. Je ne suis pas salarié. Mais j’ai un bureau où je me rends toutes les après-midi. C’est là ma seule vie sociale au fond. Je n’aime pas le rôle de juge, mais je suis amené à le tenir, malgré tout. Ma réalité la plus authentique, je la trouve seul devant mon cahier ou mon ordinateur. Heureusement ou malheureusement, tel est le sort d’un écrivain. Cela ne signifie pas qu’il n’ait pas d’autres désirs, d’autres précoccupations et d’autres plaisirs bien entendu. Je traduis, je lis, j’écris, j’édite des livres. Voilà mes activités principales et pratiquement exclusives qui se dispersent très anarchiquement dans la journée. Je n’ai pas d’emploi du temps fixe sinon celui que m’imposent mes après-midis dans la maison d’édition. Quant aux sorties nocturnes, non, je n’en ai pas. Je déjeune plus que je ne dîne avec des amis. Je reçois peu, sors peu, vais peu au théâtre, au cinéma. Mais je ne suis pas un ermite ni un misanthrope. Même si, durant de courtes périodes de ma vie, j’ai fait de très nombreuses rencontres (j’en parle ouvertement dans Jardins et rues des capitales et dans Une fin, pour deux périodes distantes de vingt-cinq ans, j’étais donc un tout jeune homme, puis un homme mûr qui aurait dû dépasser depuis longtemps cette phase), je n’ai jamais cherché la promiscuité pour la promiscuité : dans ces rencontres, je cherchais la passion sentimentale. Maintenant, intellectuellement, professionnellement, j’essaie de me rendre disponible. Je le suis moins (psychiquement) que je le voudrais. Ma vie est aussi habitée par le passé. Cette présence envahissante du passé est une source de souffrance et une inspiration. Ce que je dis là n’est pas original. C’est le sort de tous les écrivains et d’une bonne partie de l’humanité.

R. H. : Je voudrais lire un passage au début de L’Éloignement, quelques lignes après ce que j’ai déjà cité (p. 12): « On n’achève pas de vivre le présent. C’est un défaut et c’est un atout. On croit en avoir fini, une bonne fois pour toutes. Et puis le présent n’a pas cessé de nous parler : le dialogue se poursuit d’année en année, parfois sans continuité, avec des sauts inattendus ou attendus, qui nous stupéfient : ce n’était donc pas fini. Rome, bien sûr, ne sera jamais finie. Ni Hervé : lui non plus, jamais il ne sera fini. Je ne di pas oubliés, l’un et l’autre. Car nul ne croit à l’oubli. Un écrivain moins que tout autre. » Jusqu’ici je me suis adressé à vous comme si vous étiez le narrateur (celui qui vit la vie parisienne, celui pour qui la Tunisie, Rome, Tôkyô jouent un rôle essentiel). Vous êtes le narrateur, n’est-ce pas ? Ou non ? Je ne vous demanderai pas qui vous êtes. Vous ne me le diriez pas. Et d’ailleurs y a-t-il personne qui sache qui il est ? Mais il n’y a pas que le narrateur qui vous exprime. Il y a par exemple le personnage de Harriet Norman, la romancière anglaise qui apparaît dans Aimer , et avant cela dans Babel des mers.  Sans parler d’Hervé, bien sûr, qui est le protagoniste de cinq de vos livres. Alors pourquoi et comment écrivez-vous sur vous-même ? Est-ce sur vous-même vraiment ? Qu’est-ce que ce « vous écrit » ? Et pourquoi écrivez-vous sur les autres, ceux qui ont été une part de votre vie et ceux que vous avez totalement inventés ?

R. de C. : Quand on écrit sur soi, c’est, précisément, que l’on pense que le « moi » qui s’est exprimé dans la vie n’est pas achevé. J’ai toujours pensé la nécessité d’écrire comme un symptôme d’infirmité. Je ne suis pas le premier écrivain qui envie ceux qui n’ont pas besoin d’écrire. Ecrire sur soi, ce n’est donc pas se donner un miroir ni décrire laborieusement ou soigneusement ou brillamment les événements vécus, ainsi que le croient tant d’hommes d’action ou de vedettes éclatantes du spectacle ou de la politique ou d’êtres exceptionnellement talentueux, héroïques, aventureux ou beaux. C’est construire un petit monument qui permet d’achever ce que la vie elle-même n’a pas pu achever. Tout comme un rêve, en quelque sorte, poursuit ce que la veille n’a pas achevé ou n’a pas permis de faire parvenir, dans la journée, à la conscience. Je n’ai pas aimé la façon dont j’ai vécu mon amour pour Hervé, pour celui que j’ai appelé Hervé, mais qui bien sûr portait un autre nom. J’ai tenté de poursuivre une expérience insatisfaisante, pas seulement de la décrire et de l’analyser, mais de la poursuivre sous forme littéraire, pour atteindre une réalité que mon amour ne m’avait pas permis d’atteindre, et dont il m’avait même éloigné. J’ai eu recours à des subterfuges : j’ai convoqué Harriet Norman, romancière imaginaire que j’avais inventée pour Babel des mers, et qui est un mélange de Jean Rhys et de Barbara Pym.  J’ai également inventé des personnages de fiction, Ishmaël et Jessica. Quand j’écris sur les autres, j’essaie de me comprendre moi-même, c’est certain. Je l’ai exprimé clairement dans mon essai sur Violette Leduc, Eloge de la bâtarde, dans mes différents livres sur Pasolini, sur Sibilla Aleramo, sur Maria Callas et même sur Horace Walpole (L’Or et la poussière), saint François Xavier (L’Extrémité du monde) et récemment Leopardi (Noir souci). Mon roman le plus récent, encore inédit, Le Petit pont de bois, pose directement ce problème-là, à la fois de l’insatisfaction du « moi » vécu et de la nécessité de l’élaboration d’un « moi » écrit, et aussi du recours à la fiction et à ses fantômes, ses ombres, ses illusions. Il est en écho avec mon précédent roman L’Hôte invisible, où insatisfait par un livre que j’ai demandé à mon éditeur de ne pas publier (il s’agissait d’Un père, qui avait été déjà imprimé sous forme d’épreuves et que j’ai demandé de retirer des programmes), je réfléchissais à la responsabilité morale de l’écrivain. Dans quelle mesure peut-il se servir de la vie de ceux qui ont été ses intimes et l’exposer ? L’écrivain, au moment où il écrit, n’a plus affaire qu’à des fantômes. Mais ces fantômes ont encore sur terre un corps qu’ils habitent, une vie sociale, incarnée, sous le regard des autres. Comment peut-on interférer sur la vie des autres, avec le plein pouvoir que donnent la littérature et les malentendus qu’elle entraîne ? Aimer, c’est construire un fantôme, on le sait. Leopardi et, avant lui, Sade l’ont suffisamment écrit et démontré. Mais Leopardi avait choisi le langage poétique et philosophique, pas la forme romanesque. Le roman pousse très loin l’illusion, puisqu’il veut la faire partager à des lecteurs, en espérant qu’ils y cèdent. Quand, comme moi, on écrit des romans très proches de l’autobiographie, on s’expose, même si on use de subterfuges, même si on travestit la réalité, même si on efface et invente des détails parfois importants, on s’expose à des malentendus parfois désastreux. C’est ce que j’avais craint avec Un père et qui n’a pas manqué. Avec L’Hôte invisible, j’ai déplacé l’histoire sur un autre plan, en évoquant un tableau du Slovène  Jozef Tominz où, m’a-t-il semblé, le sujet principal de l’œuvre est « en dehors du cadre » et donc invisible. Dans Le Petit pont de bois, je pousse encore plus loin le « déplacement », en suscitant un doute généralisé sur la réalité des faits que je rapporte. Tout n’est plus qu’ombre et faux-semblant.

R. H. : Le pays où vous êtes né, la Tunisie, et votre origine partiellement arabe reviennent souvent dans vos romans d’autofiction, mais indirectement en passant, comme ici, dans L’Eloignement  où vous rappelez  des souvenirs : «… je me promenais à dos de chameau dans le sud tunisien » (p. 22). À plusieurs reprises dans Fiction douce, et presque comme un leitmotiv : «… la ville arabe, la vie arabe, pensai-je. Il avait choisi pour vivre et pour mourir ce continent d’où je venais et où toujours j’étais tenté de retourner » (p. 50). Ce n’est ici pas de Tunis que vous parlez, mais de Tanger, je suppose, puisqu’on reconnaît le personnage de Paul Bowles, dans le vieil écrivain américain émigré que vous rencontrez. Mais aussi (p. 107-108) : « Était-ce le sang arabe qui nous réunissait tous ? Je n’en doutais pas. »  Ou encore (p. 120) : « J’ai souvent écrit sur le pouvoir des morts. À quoi sert-il d’être né en Afrique si l’on ne croit pas à ce service minimum de l’animisme ? ». Et la dernière phrase du livre : « Il m’aura certainement invité à traverser la mer, à revoir, un jour ou l’autre, mon pays natal, à partager ce retour et à y mettre un peu d’amour » (p. 203). Pourriez-vous parler de cette « origine », du sens de cet endroit que le narrateur appelle « mon pays », dans votre vie, dans votre œuvre ?

R. de C. : J’ai déjà un peu répondu à cette question. « Mon pays » avait pour signification essentielle de ne pas l’être, de ne pas être « mon » pays, puisque mes parents nous répétaient à satiété que nous n’avions pas notre place sur cette terre arabe qui appartenait en réalité à des habitants dépossédés. Nous étions des habitants illégitimes, malgré les origines de ma mère et bien que ma famille paternelle ait vécu en Tunisie depuis 1903. Ma mère et ses deux sœurs  avaient souffert de racisme dans leur enfance, à cause de leur patronyme arabe, du nom de leur père. Elles étaient dans la situation de certains métis. Mais leur sang arabe n’était pas visible sur leur peau, sur leurs traits, ni dans leurs prénoms qui étaient chrétiens. Quand j’ai appris à écrire, ma mère m’a placé dans une école franco-arabe. J’ai donc appris simultanément les deux alphabets et j’ai appris à écrire une langue qu’en réalité je ne connaissais pas, je ne parlais pas. Ma grand-mère maternelle était la seule à bien parler, avec mon grand-oncle (son frère) la langue arabe.  Mon grand-père paternel, qui était commerçant en gros, la parlait aussi, assez bien, pour des raisons professionnelles. Mais personne d’autre ne la maîtrisait dans mon entourage. On ne connaissait que quelques expressions, quelques mots courants. Le paysage tunisien, les couleurs tunisiennes, la mer, le ciel, la végétation, les odeurs, l’architecture marquent définitivement une enfance. Mais c’est plus généralement la Méditerranée qui a envahi mon monde, puisque, à six ans, je l’ai traversée, sans la quitter, quand nous nous sommes installés à Montpellier, mes parents, mon frère et moi, ainsi qu’une partie de ma famille maternelle. En Italie non plus, je ne la quittais pas. Je commence à peine, maintenant que je retourne régulièrement à Montpellier où j’ai un petit appartement et où je vais souvent écrire, à mesurer ce que représente cette idée-là, d’une culture méditerranéenne, moi qui ai pourtant aussi le cœur et l’esprit tournés vers le Japon. Je ne voudrais pas m’épancher artificiellement sur l’idée d’origine, parce que, au fond, je crois moins à l’origine qu’à ce vers quoi l’on tend. Je pense moins au retour qu’au départ, même si je suis pathologiquement orienté vers le passé.

R. H. : Dans Aimer, le narrateur rencontre un certain Ishmaël (dont vous avez dit qu’il était un personnage imaginaire) et tombe presque amoureux de lui : « Ce que je savourais alors, c’étaient les premiers moments de la rencontre. Je les savourais avec modestie et lucidité. Je me disais : “Ces instants ne seront plus jamais répétés entre lui et moi. Il ignore lui-même l’intensité avec laquelle il tente de me connaître.” » (p. 24). Il se souvient de Billy, un ancien amant, et il raconte à Ishmaël son amour pour Hervé, non sans nostalgie, mélancolie et larmes. Il les compare. Il réfléchit sur eux trois. Il écrit ses Fragments d’un discours amoureux  en quelque sorte : « Ce n’est qu’en comprenant ce que ces expériences sentimentales avaient en commun que je saurais ce qui les faisait naître en moi et pourquoi elles trouvaient dans cet élément de ma personnalité ainsi constituée — ainsi handicapée devrais-je dire plutôt— un terreau où elles prospèrent » (p. 57). Avec Hervé le narrateur a « an affair », une liaison, à laquelle Harriet Normal a consacré un roman, un roman que le narrateur découvre et lit. An Affair (c’est le titre du roman de Harriet) qui est vraiment « l’affaire d’une vie » pour le narrateur, une « captivité amoureuse », si l’on veut se référer au livre de Jean Genet, qui a duré dix années, y compris les cinq mois d’une liaison sexuelle. Cette histoire d’amour a été obsessionnelle et compulsive dès le premier jour et l’obsession est très vite devenue sans espoir, mais elle a permis (et permet peut-être encore) au narrateur (et à vous) d’écrire. « Quelle affaire ! » dit-on souvent en français. Ou « Pourquoi en avoir fait une telle affaire ? » De roman en roman, cinq, me semble-t-il, vous avez développé cette obsession. Comme vous l’avez écrit : « Il n’y a pas de dernier mot. » Qui est donc cet Hervé ? Je suis curieux, comme nombre de vos lecteurs. Mais vous avez donné la réponse dans L’Éloignement  (p. 50) : « Le moment est venu pour les confidences d’arrière-cuisine : Hervé ne s’appelle pas Hervé. Je lui ai donné un nom de guerre. Pourquoi Hervé ? (…) Je l’ai appelé Hervé parce que ce prénom comporte les mêmes lettres que le mot “heure”. (…) Pourquoi “heure” alors ? Parce que la passion amoureuse ne pense qu’à ça, le temps qui passe et que l’on marque : l’heure. Hervé est donc l’heure. » Je ne vous poserai donc pas la question. Hervé c’est ce sur quoi porte toute passion amoureuse, le temps, le temps qui passe, le temps passé avec lui, le temps perdu avec lui, le temps perdu sans lui, le temps de l’attendre, le temps perdu à l’attendre, le temps passé à écrire sur lui, le temps passé à lui parler, à écrire sur lui (et dans votre cas, c’est beaucoup de temps !), le temps passé à écrire sur le temps. Alors voici ma question, mais à travers une citation de Pasolini que j’ai puisée dans votre biographie du cinéaste poète : « Ceux qui comme moi ont eu le destin de ne pas aimer selon la norme finissent par surestimer la question de l’amour. Quelqu’un de normal peut se résigner — quel mot terrible— à la chasteté, aux occasions manquées : mais chez moi la difficulté d’aimer a rendu obsessionnel le besoin d’aimer : la fonction a hypertrophié l’organe, alors que, dans mon adolescence, l’amour me semblait être une chimère inaccessible. » Selon vous, être amoureux est-ce à la fois un « besoin obsessionnel » ( dans Fiction douce, vous vous référez au « syndrome de Clairambault », une pathologie obsessionnelle )et une « fiction douce » ? N’y a-t-il rien d’autre pour vous qu’écrire sur ou dans l’amour ?

R. de C. : Je n’imaginais pas qu’Aimer aurait quatre suites. Je ne savais même pas qu’Aimer serait un livre. Tout de suite, quand j’ai rencontré Hervé, j’ai éprouvé un sentiment atroce de solitude. Je vivais avec un compagnon qui faisait partie intégrante de ma vie, avec qui je travaillais, avec qui je voyageais, avec qui je partageais toutes mes découvertes, tout mon rapport au monde. J’étais en train de préparer avec lui un livre. Hervé est entré dans ma vie qu’il a profondément perturbée : il m’a entraîné dans un monde de folie, de solitude, de passion impossible qui n’était même plus charnelle. J’étais rejeté dans une solitude totale, du jour au lendemain. J’ai voulu combler cette solitude, en tenant un journal (je le tiens depuis sans discontinuité). J’ai enseveli Hervé sous les lettres qu’il a fini, pour les dernières, par me renvoyer sans ouvrir les enveloppes, ce qui, à l’égard d’un écrivain, est d’une  violence insurpassable. Cela voulait dire « ce que tu écris n’a aucune existence ni pour moi ni pour personne ».  Et mon discours solitaire est devenu livre, par la médiation de personnages de fiction et d’un écrivain imaginaire que j’ai puisé dans un précédent livre. Mais une fois Aimer achevé et publié, j’ai été insatisfait. Il m’a semblé que j’avais abusé de mon pouvoir d’écrivain. Et j’ai voulu donner le point de vue d’Hervé, tel que je me le représentais. J’ai donc écrit Consolation provisoire, où se trouve une très longue lettre, que je lui attribue et qui donne sur notre amour un point de vue très différent du mien. Le modèle d’Hervé l’a lu (il a lu tous mes livres sur lui à l’exception d’Une fin, bien entendu, puisque j’y décris sa mort) et l’a approuvé : j’avais parfaitement rendu compte de son point de vue. Alors oui, on peut dire que l’amour et l’écriture entre 1993 et 2004, année de parution d’Une fin se sont identifiés. Qui était Hervé ? C’était un médecin, un psychiatre que j’ai rencontré pour la première fois en 1987 par un ami commun. Que j’ai revu dans une librairie de Mantes-la-Jolie en février 1992 et qui est entré dans ma vie en octobre 1992 pour en sortir exactement dix ans plus tard le 10 octobre 2002, où il est mort d’une rupture d’anévrisme. Mais c’est son modèle que je décris ici. Le personnage est autre chose si l’on veut. C’est l’essence même de l’amour impossible. Quand j’étais étudiant, j’étais tombé amoureux d’un autre étudiant plus âgé que moi, sur lequel j’ai écrit dans plusieurs de mes livres (je l’ai appelé tantôt Norman, tantôt Sinclair) et mon meilleur ami de l’époque, plaisantant sur mes pâmoisons, avait surnommé ce garçon « la durée », parce qu’il avait eu le pouvoir de distendre le temps à l’infini pour moi, à travers l’amour frustré que j’éprouvais pour lui (il était marié). En effet, c’est du temps distendu que parlent la plupart des romans d’amour. Si l’on regarde les titres de mes livres (et c’est un ami prêtre qui l’a souligné), on peut croire que j’ai écrit des poèmes ou des manuels de spiritualité : Consolation provisoire, L’Eloignement, Fiction douce (qui est d’ailleurs une citation de Suor Juana Ines de la Cruz), L’Hôte invisible  (où j’évoque un autre amour) Certains lecteurs m’ont dit que j’avais une conception mystique de l’amour et de la littérature. Oui, c’est vrai. Je ne peux pas dire le contraire. Je risque le ridicule de l’assumer.

R. H. : Hervé est censé être hétérosexuel, ou il pense l’être, il essaie de se comporter comme tel, mais il est curieux de tout ce qui est homosexuel, de la sexualité entre hommes, il s’entoure d’homosexuels et il finit par avoir assez rapidement une relation sexuelle avec le narrateur. Manifestement il en est satisfait physiquement, mais il se sent mal psychiquement. Il en est rapidement dégoûté ou feint de l’être. Il est dégoûté à l’idée d’avoir eu du plaisir avec un homme et tomber amoureux du narrateur l’angoisse et donc éprouver un amour homosexuel le culpabilise. Mais il aime être aimé par le narrateur et peut-être au fond l’a-t-il aimé. Tout cela est très complexe, très troublant. La seule certitude, c’est que le narrateur a aimé Hervé pendant dix ans. Vous écrivez dans Aimer (p. 97) : « Je ne suis pas détaché en écrivant ces lignes. Je ne le serai jamais. » Je lirai aussi un passage de Fiction douce  où vous évoquez des chanteurs de tango dans un faubourg de Buenos Aires : « Oui, c’était bien cela d’aimer sans être aimé après avoir cru l’être ou, dans un tressaillement de fierté inutile, c’est bien cela d’avoir cru aimer, et la folie que nous nous étions prêtée dans cet amour infini et douloureux, voilà que nous le découvrions dans l’autre qui ne nous aimait pas, pourquoi, pourquoi si tu ne m’aimais pas es-tu venu au rendez-vous, pourquoi si tu voulais me trahir as-tu voulu que je te croie ? » (p. 54) Je ne reviendrai pas sur l’identité d’Hervé ni même sur la nature de cet amour que vous avez eu pour lui, mais, si vous le permettez, j’aimerais que vous parliez du sexe, de sa relation avec l’amour. Vous avez écrit, dans Fiction douce : « Je veux, je m’obstine à vouloir que le sexe soit le langage de l’amour. (…) Je veux que le sexe apaise le cœur qui bat. Je veux que tendresse et désir se portent secours : je m’apparais moi-même comme un bon samaritain du désespoir amoureux » (p. 51-52) Vous évoquez cependant aussi la sexualité des personnes âgées qui deviennent des « protecteurs argentés » cependant qu’une « tyrannique jeunesse » exerce sur eux « une séduction légère ». Mais au fond pourquoi l’homosexualité semble tant fasciner Hervé, Ishmaël et l’étrange chauffeur de taxi que vous rencontrez dans Fiction douce ?

R. de C. :  Il y a beaucoup de malentendus dans la représentation de l’homosexualité par les hétérosexuels qu’elle fascine. Alberto Moravia, qui était hétérosexuel, mais a toujours profondément sympathisé avec des homosexuels (Umberto Morra di Lavriano dans sa jeunesse, puis Sandro Penna, Dario Bellezza, Pasolini) était convaincu que seuls eux connaissaient le véritable amour, l’amour absolu, désespéré. On peut aller de cette position extrême (qui est souvent celle des femmes qui trouvent dans des confidents gays une complicité qu’il leur semble impossible de trouver auprès des hétérosexuels, et qui ont tendance à idéaliser l’amour gay) à son contraire : les gays apparaissent comme des jouisseurs frivoles, égoïstes, irresponsables, narcissiques et sans cœur. C’est surtout dans Une fin, que j’ai décrit dans un chapitre intitulé « Le simulacre » (p. 173-187) des relations sexuelles entre hommes sans aucun sentiment, sinon un grand désespoir, une sensation de profonde  vacuité, de mécanique effrénée, à la manière de Casanova, de Belle de Jour. Fellini, Kessel et Buñuel ont merveilleusement décrit avant moi ces situations, eux dans un milieu hétérosexuel, moi entre hommes. Mais ces hommes-là dont je parle étaient souvent mariés et il n’y a à vrai dire aucune différence entre hétérosexualité et homosexualité, dès lors que les relations sont vécues de manière clandestine et marginale. A partir du moment où se pose la question du conflit du sexe et du sentiment, celle de l’orientation sexuelle n’a plus de raison d’être. Les hommes hétérosexuels qui sont fascinés par l’homosexualité peuvent l’être bien sûr par refoulement et frustration, mais souvent ne sont séduits que par la transgression, par l’idée de liberté et de facilité de rapports, ce en quoi ils se trompent. Mais il est affreusement difficile de parler en général de sexualité, parce que je suis persuadé qu’il n’y a pas deux sexualités qui se ressemblent. Je pense les sexualités aussi diverses que les empreintes digitales. Pourquoi ? Parce que la sexualité n’est pas une fonction physiologique, comme la faim, la soif, la digestion, la mixtion ou la respiration. Elle joue certes un rôle essentiel dans la perpétuation de l’espèce et dans le psychisme d’un individu, mais ni la jouissance ni la fécondation dans le cas d’un rapport hétérosexuel ne sont déterminants dans l’évolution du désir. La satisfaction d’une pulsion sexuelle ne s’épuise pas dans la jouissance. Il est donc impossible de la décrire objectivement et de comparer des données sexuelles (pour des aveux par exemple, pour des statistiques). C’est ce qui échappe à toute représentation objective. En revanche, l’idée même de transgression (par rapport à des lois réelles ou imaginaires) est fondamentale non pas pour l’expérience sexuelle, mais pour sa représentation.

R. H. : Je finirai cette conversation par une réflexion du narrateur dans L’Accompagnement, votre récit sur la mort d’un ami écrivain, malade du sida. Il vient de mourir et vous parlez avec l’infirmière qui vous propose de monter dans sa voiture, à la sortie de l’hôpital. « Elle me demanda quel métier je faisais. “Le même que lui.” Et j’ai ajouté : “Un métier moins utile que le vôtre.” Elle ne le contesta pas. À quoi servions-nous ? À quoi servirait d’écrire ? C’étaient des questions que j’exprimais, mais que je ne parvenais pas à admettre tout à fait » (p. 128). Regrettez-vous parfois « l’inutilité » de votre profession face au poids de détresse et de souffrance dans un monde souvent insoutenable où d’autres font des choses utiles, justes, nécessaires ?

R. de C. :  La rédaction de L’Accompagnement a beaucoup changé mon rapport à la littérature. Ce livre a été un tournant, parce que l’expérience qui l’a inspiré a bouleversé ma vie. J’ai eu le sentiment de ne devoir écrire que des choses « nécessaires ». Illusion bien entendu. Mais au moment où j’écrivais, je me sentais sous le regard d’un mort, Gilles Barbedette qui m’avait demandé d’écrire à sa place son combat à l’hôpital contre une maladie qu’à l’époque (1992) on ne parvenait pas à terrasser. Mais mon sentiment de nécessité, propre à toute vraie littérature, ne rendait pas pour autant nécessaire, relativement aux autres ou dans l’absolu, le livre lui-même. Il n’empêche que j’ai été heureux quand j’ai appris que mon livre, quelques mois plus tard, était lu, commenté, expliqué, conseillé dans les écoles d’infirmières et que même une phrase avait été proposée comme sujet d’examen au baccalauréat. Après une période de silence, où je refusais toute interview, j’ai accepté de participer à des tables rondes, à des conférences dans des colloques sur le sida, à des réflexions sur la maladie et la littérature, dans des hôpitaux, des universités, des bibliothèques, en France, au Brésil et en Uruguay. Certainement, j’ai écrit ce livre pour rendre hommage à quelques membres du personnel soignant et pour dénoncer les faiblesses de certains autres. Des faiblesses qui pouvaient aller jusqu’à la malveillance. L’expérience même de l’accompagnement m’a beaucoup affaibli dans ma vie personnelle, comme on dit que souvent le deuil d’un enfant brise un couple longtemps uni. Il y avait certainement d’autres raisons à ce bouleversement privé, cela va de soi. En tout cas, je ne crois pas m’être posé la question de l’utilité ou de l’inutilité de mon livre. Comme plus tard dans mes livres consacrés à l’amour, je voulais simplement atteindre une réalité à laquelle ma propre vie et la mort de l’autre ne m’avaient pas donné accès. Seule la littérature permettrait de l’atteindre. Je l’ai écrit dans le livre même et je persiste à le penser. Le mot « utilité » permet bien sûr d’établir une échelle, de faire des comparaisons entre des activités, en effet, plus ou moins utiles (mais dans quelles circonstances et dans quel but ?). Mais il ne saurait définir l’art. L’art doit répondre à la nécessité de l’artiste lui-même, en rencontrant ou en ne rencontrant pas le public, c’est-à-dire en arrivant  à un moment de l’évolution de l’expression artistique dans le monde, compatible ou incompatible avec le propre cheminement personnel de l’artiste. Un livre, on le sait, ne change rien à la vie personnelle, intime, de celui qui l’écrit. Un livre ne sauvera pas la vie de l’écrivain, ni celle des autres. Il ne sauvera pas non plus un amour. Un livre ne facilite même pas un deuil. C’est une des consciences les plus troublantes qu’un écrivain acquiert vite : ni la rédaction ni la publication d’un livre ne résolvent les problèmes dont ces livres sont tentés de rendre compte et qu’ils paraissent résoudre. Il y a peu de livres, dans lesquels la compassion est déterminante, où l’écrivain paraît être en phase avec la souffrance du monde, la comprendre, un peu comme dans l’Evangile, bien sûr, ou chez Dostoïevski. Je ne vois, parmi les contemporains si l’on excepte l’Italienne Anna Maria Ortese qui est assez similaire, mais moins « réaliste », qu’un seul cas, un cas du reste extraordinaire sur bien des plans. C’est celui de la Québécoise Marie-Claire Blais (qui vit, justement, non loin de Miami, à Key West !), avec sa merveilleuse série de Soifs. Mais, bien avant, Marie-Claire Blais avait déjà cette faculté innée d’être en communication, par ses livres, avec ceux qui aiment et ceux qui souffrent. Ses livres sont des livres difficiles, qui n’ont pas une trame linéaire. Ce sont des romans choraux, avec d’innombrables personnages de toutes générations, de tous milieux, de tous langages, dont les pensées, les émotions circulent dans un flux, dans une même phrase (il y a très peu de points, guère plus d’un toutes les quinze pages). L’effet musical est admirable, mais quelque chose d’autre se passe qui rend ces romans d’une phénoménale originalité dans l’espace littéraire. Le monde y est convoqué. Et bien qu’elle évoque souvent le mal, la destruction, la dévastation des êtres individuels et du monde, la romancière n’exprime aucun jugement. Elle permet aux choses de se dire devant nous. Et son sentiment de révolte ou d’exaltation n’a pas besoin d’être exprimé pour habiter ses pages. Alors oui, on se dit que cette voix est non seulement belle, mais nécessaire.

Copyright © René de Ceccatty et Ralph Heyndels, 2011
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