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DES RACINES AU FAÎTE : HUBERT NYSSEN ROMANCIER

Figé depuis le 24 janvier 2011 — sur ces mots : « Comme je regrette le temps où la marche matinale dans la colline me débarrassait des grotesqueries de la nuit ! Raison de plus pour détester mon libre enfermement »[1] —, l’écran de ses carnets en ligne l’avait laissé craindre à ses lecteurs habitués aux leçons de sagesse et sautes d’humeur qu’il y distillait quotidiennement : en quittant l’écritoire et son clavier, c’est la vie déjà qu’Hubert Nyssen se disposait à quitter. Quand un pianiste cesse de faire ses gammes, c’est qu’il se résigne au grand silence qui vient. Le grand silence est venu le 12 novembre 2011, dans le mas du Paradou où l’éditeur écrivain, après une première carrière en Belgique dans la publicité et l’animation culturelle, s’était installé en 1968 avec sa seconde épouse, Christine Le Bœuf, témoin privilégié de la naissance, dix ans plus tard, des éditions Actes Sud, dont elle dessinera les premières couvertures, avant d’y traduire Paul Auster ou Alberto Manguel[2].

Au moment de déposer ses outils d’écrivain, Hubert Nyssen avait en chantier un seizième roman, sous un titre qui le résume tout entier : L’Orpailleur. Qu’est-ce en effet qu’un éditeur tel que lui, sinon un chercheur d’or ? Et un écrivain, sinon celui qui recueille, au tamis du langage et de la mémoire, des paillettes de vie ? Dès Le Nom de l’arbre, premier roman publié mais œuvre déjà de pleine maturité, Nyssen se singularise en effet par un art du récit articulé à un sens de l’Histoire. Histoire très concrètement datée et située en l’occurrence puisque, sous couvert d’une archéologie de soi, il livrait avec ce roman dédié à Pierre Mertens l’une des très rares œuvres ayant tenté de sonder, par les moyens de la fiction, la période belge de l’Occupation et de l’immédiat après-guerre, mais aussi de dire la Belgique, sous les trois angles également problématiques d’un rapport à la langue (l’intrication du néerlandais et du français), d’une histoire institutionnelle (la fin de la Belgique unitaire) et d’un désenchantement politique (vécu par tant d’intellectuels de cette génération qui devaient troquer l’utopie révolutionnaire contre un repli sur des valeurs esthétiques et morales)[3]. Le Nom de l’arbre (1973), La Mer traversée (1979) et Des Arbres dans la tête (1982) composeront une sorte de trilogie bruxelloise, faufilant autobiographie plus ou moins fictive et portrait plus ou moins explicite d’une ville éventrée par la jonction Nord-Midi, livrée aux promoteurs immobiliers et où bientôt l’incendie de l’Innovation signera le début de la fin d’une époque, sur fond d’illusions perdues. Nyssen ne va pas cesser de dévider le fil de cette sorte de roman des origines dans la dizaine de titres qui suivront, quitte à l’embrouiller pour mieux brouiller les pistes, selon une prérogative manifestement impartie au romancier selon ses vœux. Depuis Le Nom de l’arbre (1973) jusqu’à L’Helpe mineure (2009) en passant par Le Bonheur de l’imposture (1998) et Zeg ou les infortunes de la fiction (2002), mise en abyme du récit et vertige identitaire se conjugueront sous le signe commun d’une interrogation des sortilèges de la narration et de la mémoire.

C’est là sans doute affaire de psychologie personnelle et de métier incorporé à travers la pratique de l’écriture autant qu’au contact des œuvres lues ou publiées sous le label Actes Sud. C’est aussi affaire de migration littéraire et linguistique, tout semblant s’être passé, dans son cas, comme si l’éloignement de la Belgique, avec ce qu’il suppose tout ensemble de dépossession et de réappropriation, avait été une condition d’accès parmi d’autres à une pratique idiomatique de l’écriture. Force est de constater en effet qu’avant son installation dans le Midi — à distance donc aussi bien de Bruxelles que de Paris —, Nyssen semble comme hésiter au seuil de la littérature ; son activité, en marge de son travail de publicitaire, à l’Agence Plans qu’il a fondée à Bruxelles en 1957, est moins alors celle d’un écrivain, du moins publié, que d’un animateur et d’un médiateur, chez qui la fascination à l’égard du fait culturel en général n’exclut pas un grand sens de l’efficacité, dont l’éditeur qu’il allait devenir saurait tirer le meilleur parti. Tout en lui donnant accès au registre de la fiction, passer en France reviendra, pour lui, à remonter une autre branche de sa généalogie — en direction de la grand-mère tourangelle, médiatrice mi-réelle mi-fantasmée d’un rapport enchanté à la langue et à la littérature françaises — et, en même temps, à laisser décanter en profondeur tout un substrat belge dont les sédimentations des œuvres à venir, jusqu’aux plus dégagées apparemment d’un tel fonds, conserveront la trace. En ce sens, il est significatif que ses deux derniers romans, Les Déchirements (2008) et L’Helpe mineure (2009), où réapparaissent des mots et des décors bruxellois, voire flamands, semblent comme avoir renoué avec Le Nom de l’arbre en fait de rapport à une Belgique moins estompée que dans les œuvres intermédiaires. La figure de Julie Devos, tragiquement disparue à la fin des Déchirements, puis réapparue indemne au début de L’Helpe mineure, y personnifie, non sans lien avec les autres charges émotives dont elle est porteuse, le retour d’un refoulé offert à une perception assez ambivalente.

Nyssen romancier doit fort probablement, au-delà de ces thématiques obsédantes, une part non négligeable de sa rhétorique narrative et de son style à cette expérience de l’exil ou de la distance vécue à l’intérieur de ce qui se donne comme une même langue et une même culture alors que tant de nuances et de bifurcations étranges s’y laissent entrevoir sous une allure d’unicité et de familiarité. Devoir pincer son français mais sans se renier ni en être la dupe, tel est — de l’aveu de l’écrivain, qui accueillera comme une ironie du sort autant que des choses d’être élu en tant que membre étranger de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique — l’un des ressorts de son langage, sinon de son éthos. Et rien n’interdit en effet d’y entrevoir l’un des facteurs explicatifs de l’esthétique et de l’écriture qui sont les siennes : toujours en porte-à-faux, pour l’une, entre classicisme formel et ludisme des structures et, pour l’autre, entre correction raffinée et goût des chausse-trappes étymologiques[4].

La métaphore de l’arbre, filée d’une œuvre à l’autre et figurant en position de titre pour deux romans, pourrait donner à voir en Nyssen un homme enraciné. Rien en lui, pourtant, d’un sédentaire : l’écrivain et l’éditeur, en cet homme dédoublé, ont la tête voyageuse. L’arbre, à la fois racines et ramure, vaut chez lui comme rhizome, symbolisation d’une généalogie à travers le temps, mais également d’une prospection à travers une géographie qui est d’abord celle des langues et des imaginaires. Cartographe à ses débuts en Provence, persuadé que « sans la traduction, la littérature serait tribale », le poète de Préhistoire des estuaires (1967), le romancier de La Mer traversée (1979), l’essayiste de L’Algérie telle que je l’ai vue (1970), le directeur de la belle collection « Un endroit où aller » est aussi en Arles l’initiateur des Assises de la traduction et l’une des chevilles ouvrières de la revue La Pensée de midi, vecteur d’une ouverture littéraire et anthropologique sur tout le pourtour méditerranéen. Riche aujourd’hui de plusieurs milliers de titres — dont, en poche, la significative collection « Babel » —, le catalogue Actes Sud a fait entendre bien des voix nouvelles à une France qui traduit peu parce qu’elle s’écoute trop : celles, parmi tant d’autres, d’écrivains aussi importants que les Américains Paul Auster ou Don DeLillo, la Russe Nina Berberova, le Suisse allemand Paul Nizon, le Hongrois Imre Kertész ou encore le Suédois Torgny Lindgren. Position bien curieuse en définitive que celle du « plus méridional de nos écrivains », selon l’expression de Jacques De Decker rendant compte de L’Helpe mineure dans les colonnes du Soir[5]. Ne lui a-t-il pas fallu, aimait-il à rappeler, conquérir le respect de ses pairs en luttant contre trois mépris, qui étaient autant de méprises : le mépris belge, lorsqu’on le croyait honteux de l’être ; le mépris parisien, en raison des deux directions données à Actes Sud : décentralisation avant la lettre et primauté aux littératures dites étrangères ; le mépris méridional, même, lorsqu’on s’est aperçu assez vite que ni l’éditeur ni le romancier n’avaient vocation au régionalisme ?

Chacun garde en mémoire l’image de l’éditeur octogénaire, l’œil vif et la bouffarde au bec, à la chevelure blanche et à l’élégance décontractée, dont la voix tout à la fois soyeuse et rocailleuse faisait entendre quelque chose comme une haute conscience de la littérature et de l’édition en un temps de marchandisation croissante du livre et de dilapidation médiatique de la charge symbolique des mots. Il faut le voir aussi comme nous le remontrent tant de documents audiovisuels disponibles sur le site de l’INA : la cinquantaine altière, parlant sur le plateau d’Apostrophes de ses propres romans et — avec quelle détermination conquérante — du catalogue naissant des éditions Actes Sud, ou bien dans le public en arrière-plan, tout sourire complice, lorsque Pivot reçut Nina Berberova dans son salon télévisuel hebdomadaire. Ou encore lorsqu’à Jérôme Garcin, lui demandant, avec un soupçon de condescendance bien parisienne, si les jeunes éditions Actes Sud espéraient recevoir un jour le Goncourt, il répondait tout de go : « C’est dans notre ambition. » En 2004 Laurent Gaudé obtenait le Goncourt pour Le Soleil des Scorta et en 2006 Nancy Huston le Fémina pour Lignes de faille, l’année même où allait commencer de rayonner le phénoménal succès de la trilogie Millenium du Suédois Stieg Larsson. Sans doute Hubert Nyssen avait-il entre-temps cédé la direction d’Actes Sud à sa fille Françoise. Mais les conditions de possibilité de cette double consécration littéraire et commerciale, c’est bien à son travail de pionnier et à son indéfectible détermination que la maison fondée en 1978 au bord des Alpilles provençales, forte bientôt de dix mille titres publiés, les doit. Chapeau bas, Monsieur ! Et merci, Hubert.


NOTES

[1] Carnets en ligne d’Hubert Nyssen, 24 janvier 2011 : http://www.hubertnyssen.com/carnets.php
[2] La biographie d’Hubert Nyssen, à laquelle l’œuvre apporte par avance un contrepoint significatif, reste à écrire. Elle serait riche d’enseignements sur les rapports entre édition et création, mais aussi entre histoire toute personnelle et histoire politique. En voici quelques éléments. Né à Ixelles en 1925, naturalisé Français en 1976. De souche liégeoise par la branche grand-paternelle et tourangelle par la branche grand-maternelle. Clandestinité sous l’Occupation. S’inscrit en Philologie romane à l’Université Libre de Bruxelles. Fondation d’un cercle littéraire à l’origine d’un recueil collectif, Trente-deux poèmes de guerre et d’amour, préfacé par Franz Hellens. Abandon des études suite à une note d’exclusion décernée par l’historien de la littérature Gustave Charlier. Divers emplois dans la publicité, puis fondation de l’agence Plans (1957) et du Théâtre de Plans. Premières publications à cette enseigne, dans un format préfigurant celui des livres Actes Sud. Collaboration à la revue Synthèses et à la radio belge. Création en Provence d’un Atelier de Cartographie Thématique et Statistique (1968). Première publication personnelle en 1967 : Préhistoire des estuaires (poésie). Premier roman publié en 1973 : Le Nom de l’arbre. Lancement des éditions Actes Sud (1978). Doctorat ès lettres (Aix-en-Provence, 1986). Membre étranger de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique (1999). Prix Méridien, Prix Valéry Larbaud, Grand Prix de l’Académie française ; docteur honoris causa de l’Université de Liège ; officier de la Légion d’honneur, etc. Dépôt de ses archives personnelles à l’Université de Liège en 2005. Décès au Paradou le 12 novembre 2011.
[3] Voir sur ce point l’excellente analyse proposée de ce roman par Benoît Denis, « Le sujet de l’histoire », L’écrivain et son double. Hubert Nyssen (textes recueillis par P. Durand), Liège/Arles, CELIC/Actes Sud, 2006, p. 35-53. On trouvera dans ce même volume d’autres analyses de l’œuvre ainsi que plusieurs témoignages sur l’activité de l’éditeur. Pour rappel, les archives personnelles d’Hubert Nyssen ont été confiées par lui en 2005 au Centre d’Etudes du Livre Contemporain de l’Université de Liège. Elles sont accessibles sur demande aux chercheurs moyennant autorisation des ayant-droits et sous la responsabilité du directeur du CELIC (actuellement Pascal Durand). Voir http://www.hubertnyssen.com/archives.php
[4] Un premier tome paru en 2009 a rassemblé, dans la collection « Thesaurus » des éditions Actes Sud, les premiers romans d’Hubert Nyssen : Le Nom de l’arbre (1973), La Mer traversée (1979), Des Arbres dans la tête (1982), Eléonore à Dresde (1983), Les Rois borgnes (1985).
[5] Article recueilli depuis, par Jacques De Decker, dans Le Dossier Hubert Nyssen, Bruxelles, Le Cri/Académie Royale de Langue et de Littérature françaises, coll. « Histoire littéraire », 2012, p. 159-161.

Copyright © Pascal Durand, 2012
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