Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LES HISTOIRES DE CLAIRE KEEGAN

Depuis quelques années, je traduis en français l’œuvre de Claire Keegan, nouvelliste irlandaise, publiée par les éditions Sabine Wespieser. À ce jour ont paru deux recueils, L’Antarctique (mai 2010) et À travers les champs bleus (octobre 2012), ainsi qu’une novella, Les Trois Lumières (avril 2011).
   Les histoires que Claire Keegan écrit se déroulent, pour la majorité d’entre elles, en Irlande – une Irlande rurale, le plus souvent. Une atmosphère, un passé, une culture spécifiques les imprègnent.
   Dans mon travail de traduction, c’est surtout le style personnel de Claire Keegan que je m’attache à rendre en français : une écriture précise, dense, frappante et retenue à la fois, par ailleurs non dénuée de poésie. Il importe que la version française soit aussi concise, efficace, rythmée et imagée.
   Néanmoins, certaines particularités propres au monde irlandais en général sont présentes et j’ai le souci de les préserver, dans la mesure du possible.
   Présence de la langue gaélique irlandaise dans l’anglais — mots, segments de phrases, voire phrases entière.
   Il est nécessaire de garder ces touches caractéristiques, bien sûr. Je laisse alors le mot tel quel dans la phrase et en donne une définition, une traduction, dans une note en bas de page.

Dans Renoncement

« Maman, a-t-il gémi. Mon pain !
– Chut, a leanbh*. Je t’en ferai un autre, a-t-elle dit. Je m’en occuperai dès que le brigadier sera parti. »
*Mot irlandais qui signifie « enfant », avec une connotation affectueuse.

La nuit des sorbiers

Elles disaient toujours, aussi, qu’au moment où l’on jetait l’eau dehors il fallait crier “Seachain* !” de peur qu’un esprit ou une pauvre âme ne se trouve dans le passage.
*Exclamation irlandaise qui signifie « Attention ! ».

Sa mère, qui parlait peu, chantait en irlandais :
Cad a dhéanfamid feasta gan adhmad ?
Tá deireadh na gcoillte ar lár*.
*Comment allons-nous donc faire pour le bois maintenant que la forêt a disparu ?

Anglais d’Irlande qui se distingue de l’anglais britannique, « irlandismes » dans le texte original, notamment les dialogues.
   Un vocabulaire particulier, des tournures calquées sur le gaélique irlandais peuvent apparaître ; la graphie peut refléter l’accent irlandais, le parler de ruraux modestes. En français, je m’efforce de garder un écho, une trace de ce côté typique par le lexique, le niveau de langue, les expressions que j’emploie — populaires, un peu anciennes parfois.

Les hommes et les femmes

« Be the holy, missus, what way are ya ? »

Dans cette phrase prononcée par l’un des personnages, be remplace by, ya remplace you, et la question what way are ya ? est une formulation venue du gaélique irlandais qui correspond à la tournure de l’anglais standard how are you ?
   J’ai tâché d’employer une syntaxe et un registre populaires.

« Bonté du ciel, m’dame, comment va ? »

Le sermon à la Ginger Rogers

The way the stood and looked and cursed and said Jaysus and Holy Mother of Divine Jaysus and What in the name of Jaysus would a fine fella like him go and do a thing like that for ?

Ici, Jesus est déformé en Jaysus, fellow en fella. Le rythme de la phrase au style indirect libre, avec ses répétitions marquées (la conjonction de coordination and, le mot Jaysus lui-même), est en outre très important.
   J’ai essayé de transcrire l’ensemble dans la version française.

Leur manière de se tenir là et de regarder et de jurer et de dire Bon Dieu et sainte Marie mère de Dieu et au nom de Dieu pourquoi un brave gars comme lui irait donc faire une chose pareille ?

Références culturelles (institutions, traditions, faits divers, publicités, etc.)
   Certaines références sont expliquées sous forme de notes : la nouvelliste elle-même leur a consacré une page spéciale dans l’édition américaine du recueil Antarctica et dans toutes les éditions de Walk the Blue Fields, ce en fin de volume. Elles figurent en bas de page dans les recueils français.

La caissière chantante

Cauchemar dans Cromwell Street, annonce la manchette. Cora prend son souffle et allume une Rothman’s à la flamme du gaz. Lentement, l’affaire se dévoile. Deux pâtés de maisons plus bas, le corps d’une adolescente a été découvert sous le plancher, un second enterré dans le jardin. Sur une photo, Fred et Rosemary West* sourient, un jour de Noël dans les années soixante-dix. Sur une autre, ils sont menottés, entourés de flics.
*Fred West, avec sa femme Rosemary, a commis d’atroces assassinats d’adolescentes durant les années 1980 et 1990. Malgré les nombreux corps découverts dans leur jardin derrière leur maison de Cromwell Street, aucun voisin n’avait su ni même soupçonné quoi que ce soit.

La nuit des sorbiers*

Margaret a tâché d’abandonner sa superstition. Elle s’est persuadée que ce à quoi elle ne croyait pas ne pouvait en rien lui nuire. Mais elle a eu beau modifier sa conduite, elle ne pouvait vaincre sa nature. Durant toutes les années où elle a vécu à Dunagore, elle n’a jamais rallumé son feu, n’a jamais manqué de ramasser des joncs en février et, malgré ses efforts, n’a jamais pu jeter des cendres un lundi ou aller jusqu’à la corde à linge sans poser le tisonnier sur le landau**.
*On attribue au sorbier des propriétés magiques et protectrices exceptionnelles. Dans la mythologie, il a un pouvoir d’enchantement. Son nom irlandais, caorthann, vient de caor, qui désigne à la fois une baie et une flamme claire. L’un de ses noms anglais, quicken tree, évoque ses effets toniques, vivifiants.
**Poser le tisonnier en travers du landau est censé empêcher les fées de voler l’enfant et de le remplacer par un changelin.

En tant que traductrice, je rédige de courtes notes afin d’éclairer le lecteur français sur des termes ou des allusions renvoyant à une réalité, une culture qu’il ne connaît peut-être pas.

Chevaux noirs

Big Sean, debout derrière le comptoir, beurre du pain.
« Il est frais ou il est d’hier ? demande Leyden.
– La fierté de ma mère, sourit Sean, levant les yeux. Le pain du jour aujourd’hui*. »
*Allusion au slogan publicitaire de Brennans, boulangerie industrielle dublinoise.

La fille du forestier

Elle dit qu’elle laissera le Taoiseach* l’épouser puis elle se ravise.
*Le premier ministre de la République d’Irlande.

La nuit des sorbiers

Elle avait entendu la banshee*le soir avant qu’il meure mais avait cru à un chat errant.
*Issu du folklore irlandais, ce spectre féminin avertit par ses cris plaintifs d’une mort imminente dans une famille.

Chez ses parents jadis ils gardaient du whiskey pour les veaux malades, et du poteen* pour frictionner les lévriers mais personne ne buvait jamais rien excepté de la bière à Noël ou après les foins.
*Alcool fort distillé sans autorisation dans les campagnes irlandaises, tiré de grains (orge, etc.) ou de pommes de terre.

Dans d’autres cas, je préfère expliciter la référence dans une traduction qui consiste en une périphrase.

Le cadeau d’adieu

You remember this part of the road. You came this way for the All Ireland finals.

Une périphrase m’a paru plus judicieuse ici qu’une note explicative, d’autant que l’intégration du syntagme (complet ou non) dans la phrase française aurait posé problème : « pour les All Ireland finals » ou « pour les finales All Ireland » sonne très mal.
   J’ai donc traduit comme suit :

Tu te rappelles cette portion de la route. Tu es passée par là pour les finales du championnat de football gaélique.

Le sermon à la Ginger Rogers

She puts the record on, I shake Lux across the lino, and we whirl around the parlour floor like two loonies. 

La marque de détergent « Lux », familière au lecteur irlandais, ne m’a pas semblé présenter un intérêt en tant que telle dans le contexte, car il s’agit simplement de rendre le plancher plus glissant afin qu’il devienne une bonne piste de danse. Au lieu d’une note explicative peu utile, j’ai donc choisi d’employer la périphrase suivante :

Elle met le disque, je répands de la lessive en paillettes sur le lino et nous tourbillonnons comme deux cinglées à travers le salon.

Surnoms de personnages

La question de la traduction des surnoms se pose dans la mesure où ils ont souvent une dimension évocatrice dans la langue originale. Les lecteurs non seulement irlandais, mais aussi britanniques, américains, etc., perçoivent un sens explicite, ou de simples connotations dont les lecteurs français ne doivent pas être privés, me semble-t-il.
   Dans la nouvelle intitulée Le sermon à la Ginger Rogers, j’ai choisi selon les cas des solutions différentes.
Le bûcheron qui est le personnage principal de la nouvelle : Jim Slapper
   J’ai finalement gardé son nom tel quel et choisi de rédiger une note d’après les explications de l’auteure. L’histoire s’ouvre donc ainsi :

Ne me demandez pas pourquoi nous l’appelions Jim Slapper*.
*Le nom Slapper s’applique en général à une femme qui se caractérise soit par ses mœurs légères, soit par sa laideur, sa vulgarité.

La mère de la jeune narratrice, rebaptisée Pot Belly par sa fille.
   Pot Belly demeure tel quel, mais j’ai glissé une traduction dans le texte à la première apparition du surnom :

Maman qui se tortille pour enfiler sa grande gaine élastique couleur chair, destinée à dissimuler son ventre. Moi, je la surnomme Pot Belly, bedaine : « Alors, tu vas danser, Pot Belly ? Où est le concours de beauté ? Hé, Pot Belly, où est passée ta bedaine ? »

Sam Collins, surnommé Foxy par la narratrice et son frère.
   J’ai traduit Foxy par Renard, choisi un équivalent car ce surnom (le mot foxy est un adjectif en anglais) est proche d’un nom commun ; de plus, lorsque je lui en ai parlé, l’auteure m’a bien confirmé les connotations de ruse, d’intelligence du personnage, outre son aspect physique.
   La phrase originale :

Foxy, we call him, with his head of slicked-back, silver hair, his horse’s eye.

devient par conséquent

Renard, on l’appelle, avec sa tête aux cheveux d’argent lissés en arrière, son œil de cheval.

Peaches, surnom donné par le bûcheron à la jeune narratrice.

Slapper lifts me up there. « Peaches », he calls me, but I am nothing like a peach. My father says I’m more like a stalk of rhubarb, long and sour.

Une adaptation était nécessaire, puisque le surnom lui-même fait l’objet d’une plaisanterie. Dans la version originale, la pêche, douce et ronde, est opposée à la tige de rhubarbe, longue et aigre. J’ai choisi de passer du végétal à l’animal (très présent par ailleurs dans la nouvelle, chevaux, poulains, poule naine, etc.), d’employer le mot affectueux bichette et de mettre en contraste biche et girafe.

Slapper m’installe là-haut. Bichette, il m’appelle, pourtant je n’ai rien d’une biche. Mon père dit que je ressemble plutôt à une girafe, longue et disgracieuse.

À titre d’illustration finale, voici un passage de la nouvelle Le sermon à la Ginger Rogers qui présente une variété de solutions, notes de bas de page, choix de formulations ou de courtes périphrases explicatives, attention toute particulière accordée au rythme et aux sonorités pour rendre le mieux possible la langue originale et l’atmosphère de la scène.

We dance around each other, cautious of the space we’re taking up. And then the song changes to a reel and there is nothing but the primitive da-rum of the bodhrán, the sound of wood pounding skin. Da-rum. Da-rum. The near screech of a fiddle, the pull of hair on string, the melodeon, the wheeze of bellows catching up, and the slight imprecision of the live instruments playing. We lift the furniture to the edge of the room, and I shake Lux across the floor. (…) It is two-facing-two. We face each other. Eugene jumps up and down like a highland dancer and although he does not know the moves, he has found the rhythm. (…) We move with the squeal and squeeze of the uileann pipes, we are pulled in with the bellows. The quavering lilt and sway of a tin whistle curls through the darkness.

Nous dansons les uns autour des autres, attentifs à la place que nous occupons. Au chant succède un reel et il n’y a plus rien que le ran plan plan primitif du bodhrán*, le son du bois qui frappe la peau. Ran plan plan. Ran plan plan. Le quasi-crissement d’un violon, le crin tiré sur les cordes, le bandonéon, le bruit sifflant du soufflet déplié, et la légère imprécision des instruments qui jouent en public. Nous emportons les meubles dans un coin de la pièce et je répands la lessive en paillettes sur le sol. (…) Nous formons une quadrette, les deux couples en vis-à-vis. Eugene saute comme dans les danses écossaises et, quoiqu’il ne connaisse pas les figures, il a trouvé le rythme. (…) Nous suivons le son perçant, pressuré, de la cornemuse irlandaise, nous sommes ramenés avec le soufflet. Le balancement souple et chevrotant d’une petite flûte métallique dessine des volutes dans l’obscurité
*Le reel est une danse au rythme rapide ainsi que l’air sur lequel on exécute celle-ci, le bodhrán un instrument de percussion, tambour sur cadre à une peau.

Copyright © Jacqueline Odin, 2013
Copyright © Bon-A-Tirer, pour la diffusion en ligne

 

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