Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
ANATOLE

«Anatole» — avec un prénom pareil, Héloïse se dit qu'elle aurait dû se méfier, évidemment. Qu'il ait porté le même prénom que son oncle, ce pervers notoire que la famille avait protégé comme d'autres – antisémites notoires – avaient pendant la guerre protégé «leur Juif» (mais ça c'est une autre histoire) — bref, elle se dit bêtement que ce prénom aurait dû lui mettre la puce à l'oreille. Bêtement parce qu'un prénom, bien sûr, ça ne dit pas tout d'un homme. Et pourtant, si elle avait pensé tout de suite à son oncle, elle aurait pris plus vite la poudre d'escampette, Héloïse, et ça lui aurait évité bien des déboires.
   En y réfléchissant maintenant — mais il est facile après coup de se trouver des explications et des excuses — elle comprend ce qui s'est passé. Pourquoi elle a craqué de cette façon, d'un coup. Pourquoi il avait pu faire d'elle ce qu'il avait voulu. Et, surtout, ne pas faire d'elle ce qu'elle aurait bien voulu — parce qu'Héloïse est malgré tout, et malgré ce dérapage assez remarquable, une femme tout ce qu'il y a de plus normale (si tant est que la normalité…) et elle aurait bien voulu, comme tout le monde… Mais Anatole, lui, n'est pas fait de ce bois-là. Enfin, je dis «bois» — cela reste à voir. Sûrement pas celui dont on fait les pipes, pardon, les flûtes. C'est ainsi qu'on dit, je crois, les flûtes.
   Pourquoi elle a craqué? Oh, c'est bien simple. Quand elle m'en a parlé la première fois, c'était à propos d'un rêve. Un rêve! C'est tout Héloïse, ça. Depuis qu'elle est gamine, elle a le rêve chevillé au corps comme d'autres… — enfin passons. Quand nous étions enfants, tous les matins au petit-déjeuner, elle racontait sa nuit en riant, ses chevauchées fantastiques, la façon dont elle coupait la tête à toute la famille, de vraies horreurs. Nos parents l'écoutaient avec consternation et je voyais la frayeur déformer leurs visages, ils disaient Cette petite n'est pas normale, il faudrait la montrer à un psychiatre, mais je disais Laissez, Héloïse est une artiste, vous verrez. J'en étais un peu jalouse mais fière aussi, et je n'avais pas tort : Héloïse est une grande artiste. C'est pour ça d'ailleurs qu'Anatole a jeté son dévolu sur elle. Enfin, son dévolu — je ne sais pas si c'est ainsi qu'on peut appeler cet étrange mouvement, bien énigmatique il faut l'avouer, qui l'a fait s'embarquer avec elle dans cette histoire.
   Donc, je disais, la première fois qu'elle m'en a parlé, c'était à propos d'un rêve.
   – Tu comprends, me dit-elle, on ne rêve pas comme ça des gens qu'on rencontre. Moi, en tout cas, je rêve ou bien de gens que je ne connais pas, ou bien de gens que je connais depuis longtemps. Mais des gens que je viens de rencontrer, et qui m'attirent… non, en général, ça met plus longtemps que ça. Et Anatole, j'en ai rêvé tout de suite. Comme s'il faisait déjà partie de moi. De ma vie. Tu comprends? 
   J'ai acquiescé bien sûr, pour qu'elle continue à parler, mais je ne suis pas tout à fait certaine d'avoir compris.
   Même aujourd'hui, je ne suis pas certaine de bien comprendre. Elle est si étrange, Héloïse, quand elle s'y met.
   Le plus étrange, c'est que ce rêve, elle ne me l'a pas raconté. Elle ne m'en a rien dit mais j'ai compris d'emblée — pourquoi? — qu'il s'agissait d'un rêve intime, érotique. Peut-être a-t-elle rougi? Dès la semaine suivante, elle m'annonçait qu'ils avaient décidé de partir ensemble pour Venise.
   – Avec ce type que tu ne connais pas? 
   Elle s'est récriée. Bien sûr, dit-elle, qu'elle le connaissait. D'abord elle connaissait son milieu professionnel, cela faisait des années qu'elle fréquentait certains de ses collègues, ce n'était tout de même pas comme si elle partait avec un inconnu qu'elle avait rencontré dans un bar; et puis, tous les soirs de la semaine ils s'étaient vus, ils avaient dîné, parlé ensemble, puis marché des heures dans les rues en se tenant par le bras, refaisant le monde en riant, partageant leurs nostalgies et leurs rêves, tirant des plans sur la comète, comme des enfants. Pas seulement des enfants : des orphelins. Des orphelins qui auraient eu le monde à leurs pieds et la bride sur le cou. Et pas une seconde à perdre.
   D'ailleurs, c'est ainsi qu'ils avaient décidé d'aller ensemble à Venise. Entre la poire et le fromage (quelle étrange expression, pourquoi ne dit-on pas plutôt entre le fromage et la poire? sans doute la trace d'un ancien usage, la «poire» devait désigner l'alcool, le «trou normand» — le trou! — mais je m'égare) — entre la poire et le fromage, donc, ils ont trinqué et Anatole a proposé : «Et si nous allions à Venise» Il devait bien savoir que foutue comme elle est (enfin je dis foutue…), avec son culot, son désir de vivre à tout-va, Héloïse ne résisterait pas. Non pas à la proposition, mais au rêve. Dont sa proposition devenait le support. «Banco!» Elle avait trinqué encore. Le cœur battant. Et rien que pour ce battement de cœur plus fort que ceux qu'elle connaissait depuis longtemps, elle était déjà prête à tout.
   – Et il n'est pas monté chez toi? 
   – Si si, répondit-elle, il est monté, il est même resté jusque cinq heures du matin… — et ils avaient bu et parlé et ri encore, c'était extraordinaire.
   Je n'y comprenais rien.
   – Mais… c'est tout? demandai-je.
   Héloïse éclata de rire. Un rire incroyable, que je ne lui avais jamais entendu et que je découvrais. Un rire qui lui montait du ventre et résonnait dans sa gorge comme un cri de plaisir.

Pendant plusieurs jours, ensuite, je n'ai plus eu de nouvelles. Les premiers temps, je ne me suis pas inquiétée. Elle avait dû partir comme elle me l'avait annoncé, je l'imaginais partageant avec son Anatole mille et une extases esthétiques et charnelles, je les voyais tous deux émus et partageant leurs émotions d'une étreinte indéfiniment renouvelée, bouleversés tantôt par les palais étincelant sous le soleil de tous leurs ors, tantôt promenant leur rêve improbable sur les eaux noires, sous l'œil blasé d'un gondoliere — et de Paris je vivais un peu par procuration cette lune de miel que je devinais éphémère mais peu importe, je ne suis pas bégueule et tout plaisir est bon à prendre.
   Puis un matin, brutalement, je fus saisie d'angoisse. Ne m'étais-je pas moi-même laissée contaminer par le rêve d'Héloïse? Cet homme dont elle ne savait rien, et dont je savais encore moins qu'elle, qui était-il? quelles étaient ses intentions? ses désirs? ses fantasmes? Que signifiait ce comportement impensable? Est-ce que cela existe, dans la vie, un homme qui vous emmène dîner tous les soirs, qui passe des nuits à marcher dans les rues bras dessus bras dessous avec vous, à rire, à deviser et refaire le monde, puis qui monte chez vous, y reste jusque cinq heures du matin sans vous faire la moindre avance, enfin qui vous emmène à Venise? Non, évidemment, ça n'existe pas. Ou bien quand ça existe, cela signifie qu'il y a un secret, peut-être un désir ou une pulsion inavouables. Et moi qui, au lieu de mettre Héloïse en garde, n'avais rien dit! Moi qui m'étais laissée abuser aussi par son rêve! Soudain je l'imaginai étranglée au fond d'un canal, ou poignardée dans je ne sais quelle obscure chambre d'hôtel. Héloïse, ma sœur, ma petite fille. Mon incorrigible rêveuse.
   Ni une ni deux le cœur battant je m'habillai, avalai de travers une tasse de café et filai chez elle.
   – Vous montez chez votre sœur ? 
   C'était la gardienne.
   – Tenez, dit-elle, voilà le courrier, ça m'évitera les cinq étages… 
   Elle me tendit deux enveloppes, je regardai les tampons, elles étaient arrivées le matin même. Cela signifiait qu'Héloïse avait pris le courrier des jours précédents et qu'elle était rentrée. Soudain, j'hésitai. J'avais cédé à la panique et là, maintenant que je la savais de retour, je m'interrogeais. Et si tout s'était bien passé, finalement? Elle avait pu vivre une semaine idyllique à Venise, rentrer avec lui et ne pas me faire signe, simplement parce que la lune de miel se prolongeait. Je l'imaginai un instant dormant paisiblement dans les bras de son amant et récupérant d'une nuit de plaisir, heureuse, épanouie, et moi sonnant comme une imbécile et les surprenant, et elle abominablement gênée, et moi… Que faire? Était-ce le rêve qui me reprenait ? ou la réalité qui s'imposait ?
   Au lieu de monter je ressortis, me mis à faire les cent pas sur le trottoir et aperçus une cabine téléphonique. Et si je l'appelais? Tout en composant le numéro je levai les yeux vers sa fenêtre : les rideaux étaient fermés. Dormait-elle encore? N'était-elle pas rentrée de Venise? À nouveau des images d'horreur m'assaillirent, après trois sonneries le répondeur se déclencha et j'entendis sa voix. Sa voix joyeuse. Sa voix de toujours. Une seconde, j'eus envie de pleurer. Dès la fin du signal sonore, je l'appelai :
   – Héloïse! Héloïse, c'est moi, si tu es là, je t'en prie, réponds. 
   Mais rien. Le silence. L'enfer.
   Il n'y avait pas trente-six solutions, pourtant : ou bien elle était absente, ou bien elle était là. Et si elle était là, soit elle était avec lui, soit elle était seule. Si elle était avec lui, je pouvais comprendre qu'elle ne réponde pas. Mais si elle était seule?
   À nouveau saisie de panique, je marchai d'un pas rapide vers son immeuble, grimpai quatre à quatre les cinq étages, arrivai hors d'haleine sur le palier et sonnai. Sans réfléchir une seconde. Puis je tendis l'oreille. N'avais-je pas entendu un bruit? Reprenant puis retenant mon souffle, j'attendis quelques secondes encore puis sonnai à nouveau. Mais rien.
   Rien. Un rien qui faisait mal au ventre. Qui me donnait envie de vomir. Un rien qui déclenchait aussi mille souvenirs, mille images de notre enfance partagée et surtout une, Héloïse tombant dans les douves d'un château tandis que nous courrions ensemble, Héloïse hurlant de douleur le pied cassé, Héloïse levant vers moi son regard perdu, Héloïse que j'aurais dû protéger et qui allait peut-être mourir par ma faute, Héloïse ma sœur, ma toute petite, mon bébé tendre, si vulnérable. J'étais au bord des larmes quand la voisine ouvrit sa porte et me dévisagea.
   – Ben… 
   Elle ne dit pas Qu'est-ce qui vous arrive, cette question qu'elle avait visiblement sur le bout de la langue, je ne lui laissai pas le temps de la formuler.
   – Vous n'avez pas vu ma sœur? 
   En se retournant pour donner un tour de clé à sa porte, elle grommela :
   – Elle est sortie ce matin tôt, elle était avec un homme. 
   Je respirai. Ainsi Héloïse était vivante. Et son rêve était vrai. Portée par une soudaine bouffée d'euphorie je remerciai la voisine et dévalai l'escalier.

Je m'apprêtais à rentrer chez moi quand je les aperçus, tous les deux, installés dans un bistrot. L'espace d'une seconde, la façon dont ils se tenaient, face à face, muets et souriants, me parut étrange. Il y avait dans leur immobilité quelque chose d'irréel. J'ai envie de dire, je ne sais pourquoi, quelque chose de mort. Malgré leur sourire, quelque chose de figé, comme une fascination glacée. Est-ce uniquement parce que je les surprenais à travers la vitre? L'impression, fugitive, s'effaça lorsque Héloïse, tournant un instant la tête, croisa mon regard. Une expression de surprise anima ses traits, puis elle me fit signe de les rejoindre. J'entrai.
   Aujourd'hui encore, j'aurais du mal à traduire l'impression que me fit Anatole. Quand je m'approchai de la table il se leva, me salua poliment, puis d'un large sourire m'invita à m'asseoir. Je protestai, je ne voulais pas les déranger, mais il insista avec autant de courtoisie que de chaleur tout en appelant le serveur. Que voulais-je boire? Je commandai un café. Héloïse, elle, ne disait rien. Anatole engagea la conversation, parla avec animation des élections, l'événement du jour, me demanda si j'avais vu la dernière pièce de Reza qui faisait courir les foules, bref, il se montra un convive ouvert, amène, charmant même. Et je l'aurais certainement trouvé séduisant si je ne sais quoi dans sa poignée de main de mou et d'inconsistant ne m'avait, dès le premier instant, secrètement déstabilisée. À cela s'ajoutait le fait que son regard, vif et rieur, assez adorable j'avoue, fuyait par instants comme malgré lui et semblait, rapté par je ne sais quelle force immaîtrisable, s'absenter du monde. Est-ce ce détail qui me donna le sentiment que cet homme n'était pas là? Il était présent pourtant dans la conversation, il l'animait, même, avec brio et riait volontiers, mais je n'avais pas l'impression qu'il partageait notre plaisir. Il ne riait pas avec nous, il riait devant nous. Comme si son plaisir était ailleurs. Comme si son corps n'était pas là. Ou simplement pour lui. Non pas un corps présent, engagé comme toute sa personne dans le rapport à l'autre – et comme c'est normalement le cas dans la conversation la plus banale – mais un corps réservé, désinvesti, inerte. Cette impression était si singulière, si inexplicable et si dérangeante, que bientôt je pris congé. Héloïse me promit de m'appeler le soir même ou le lendemain au plus tard.
   En les quittant, je m'aperçus que nous n'avions même pas parlé de Venise. Y étaient-ils allés, finalement? Après coup, je me rendais compte que sur le visage d'Héloïse, je n'avais pas vu trace d'un voyage heureux – je veux dire, rien de nouveau dans son expression (et je pensais la connaître assez bien pour être sensible à ces détails imperceptibles à d'autres) qui traduisît la joie d'une expérience forte, pas le moindre éclat, la moindre lumière. Et non seulement, mais entre eux, pendant le moment où je m'étais trouvée en leur compagnie, je n'avais pas senti cette harmonie euphorique qui irradie de tout nouveau couple et signe l'état amoureux. J'avais bien perçu, chez Héloïse et malgré son silence, une attention intense, une tension inhabituelle, comme si elle était captée par la présence de cet homme. Captée, oui. Prisonnière. Mais amoureuse? En même temps, curieusement, ils «faisaient couple». Je veux dire que quiconque, les voyant ensemble, eût compris qu'un lien exceptionnel les unissait. Mais était-ce de l'amour?

Le lendemain, comme convenu, Héloïse m'appela.
   – Je peux venir? 
   Une heure plus tard, elle sonnait à ma porte.
   – Alors, Venise? demandai-je.
   Sans répondre elle pénétra dans le salon, s'assit sur le canapé et alluma une cigarette. Je m'abstins de manifester ma surprise — elle s'était arrêtée de fumer depuis dix ans — pour lui consacrer toute mon attention. Mais elle se taisait. Je la sentais à la fois figée et fragile, friable presque. Un faux mouvement, une maladresse, et elle se fût effondrée en morceaux. Disloquée.
   Quelques minutes s'écoulèrent ainsi, les premiers rayons d'un soleil printanier pénétrant dans la pièce faisaient danser la poussière entre nous et je restai silencieuse, à l'écoute. À l'écoute de ce silence, à l'écoute en moi de ce que ce silence suscitait, les yeux rivés sur ces poussières dansantes qu'elle fixait aussi et qui, mobiles, fragiles mais étincelantes, matérialisaient l'espace que nous respirions ensemble et qui nous rejoignait.
   Les jambes et les bras croisés comme pour se protéger de toute intrusion, elle s'était si bien enfoncée dans le canapé — un peu mou, j'avoue — qu'elle s'y était comme arrondie. On eût dit qu'elle y cherchait de la chaleur. Une chaleur qui lui manquait. En effet, après quelques minutes, elle réprima un frisson.
   – Tu ne trouves pas qu'il fait froid? demanda-t-elle.
   Ce furent les premiers mots qu'elle prononça.
   J'allai lui chercher un châle, le lui posai sur les épaules, elle s'en enveloppa puis ôta ses chaussures et, ramenant ses jambes sous elle, se pelotonna sur le canapé. Ce n'était plus une femme de trente ans que j'avais sous les yeux mais une petite fille — même pas : un tout petit enfant, un bébé au sexe indéfini — si j'osais, je dirais : un fœtus.
   Après quelques minutes de silence, elle leva les yeux vers moi.
   – Je n'y comprends rien, dit-elle. Vraiment, je n'y comprends rien. 
   Et elle me raconta. Leur voyage. Leurs promenades dans Venise. Leurs conversations interminables. Leur complicité absolue. Et… et?
   – Tu veux dire qu'il ne s'est rien passé? 
   – Quand nous sommes arrivés à l'hôtel, il m'a demandé, juste avant d'arriver à la réception : «Une chambre avec deux lits, ça te va?» J'ai acquiescé bien sûr. Que voulais-tu que je dise?
   – Et…? 
   – Rien, dit-elle. Le soir, il s'est enfermé dans la salle de bains, il s'est mis en pyjama, et pendant que j'allais moi-même faire ma toilette, il s'est couché. Quand je suis rentrée dans la chambre, il dormait. 
   – Vraiment? Je veux dire, il dormait vraiment? 
   – Je crois. En tout cas, c'était bien l'impression qu'il donnait. 
   – Mais vous avez passé plusieurs jours… 
   – Chaque soir, ça s'est passé de la même façon. 
   – Et tu n'as rien dit? 
   – Que voulais-tu que je dise? 
   – Je ne sais pas, moi, mais ce n'est pas normal, tout de même… À ta place…
   – Tu lui aurais sauté dessus? Tu lui aurais fait une scène? C'est impossible. Impossible. Il est si… comment te dire? Si merveilleux, si délicat, si attentionné, si sensible. Dans la journée, il avait l'air tellement heureux d'être avec moi, je préférais partager ce plaisir, tu comprends? En profiter, ne pas le gâcher… C'est si rare, de se sentir bien avec quelqu'un. Et je me sens si bien, avec lui. Si bien… Je me disais qu'il avait peut-être besoin de temps, je ne sais pas, moi, c'est si étrange, un homme… 
   – Un homme? 
   Soudain, je sortis de mes gonds.
   – Tu appelles ça un homme? Un type qui ne te lâche pas, qui te fait marcher des kilomètres, qui t'emmène à Venise et qui ne te fait pas la moindre avance — voyons, Héloïse, tu appelles ça un homme normal? Un pervers, ton Anatole, voilà ce qu'il est. Un pervers qui te fait marcher et te mène en bateau! 
   Elle ne réagit pas tout de suite. Puis, d'une toute petite voix, sa voix d'enfant, elle murmura :
   – C'est drôle, que tu dises ça. 
   – Tu trouves ça drôle? 
   – Oui. Parce que justement, il m'a expliqué, je ne sais plus à propos de quoi, que la perversion, ça n'existe pas. Il m'a expliqué ça en long et en large. Enfin, je ne me souviens plus très bien de ses arguments, je n'ai pas l'impression qu'il en avait de sérieux d'ailleurs, mais il a répété plusieurs fois cette phrase : la perversion, ça n'existe pas. Et quand il m'a dit ça, avec dans la voix une joie singulière d'ailleurs, une joie que je ne m'explique pas, d'un côté ça m'a rassurée, et de l'autre, ça m'a paru étrange. Pourquoi avait-il besoin de me dire ça? Je ne lui demandais rien, moi… 
   Son regard se perdit à l'horizon.
   – Pourquoi? répéta-t-elle encore. Pourquoi?
   Quand elle me quitta ce jour-là, je l'interrogeai : avait-elle l'intention de continuer à le voir?
   – Je ne sais pas, répondit-elle. Je ne sais pas, répéta-t-elle encore, comme pour elle-même.
   Moi, je savais. J'ignorais dans quel coin reculé de son être cet homme l'avait cueillie et la tenait, j'ignorais la nature du plaisir qu'elle trouvait avec lui et qu'il trouvait avec elle, mais je la connaissais assez pour la savoir bouleversée, et touchée au plus profond. Et je savais aussi qu'elle n'avait pas encore assez souffert pour faire le deuil de son rêve. Du coup, j'étais inquiète : jusqu'où pourrait-elle, jusqu'où aurait-elle besoin d'aller? et pour comprendre quoi?
   À partir de ce jour-là, je l'appelai régulièrement, plus régulièrement que d'habitude. Mais elle ne disait rien. Quand je lui demandais comment elle se sentait, elle répondait sur un ton neutre que tout allait bien, qu'il n'y avait pas de problème.
   – Et Anatole? Tu le vois toujours? 
   Oui, elle le voyait toujours. Mais elle n'en disait pas davantage.

Cela dura des mois. Des mois durant lesquels je la vis toutes les semaines. Des mois au cours desquels, après quelque temps de bonheur inégal, je la vis maigrir, attraper sous le maquillage un teint gris, s'étioler comme une plante manquant de lumière. Chaque fois que je la voyais, j'essayais de la convaincre. Cet homme ne lui valait rien. Il était probablement homosexuel, il la fréquentait parce qu'elle était jolie et charmante, pleine de vie et d'allant, parce qu'elle avait du talent aussi et de la conversation, mais elle ne trouverait jamais en lui le partenaire qu'elle espérait et qu'elle était en droit d'attendre. Et en attendant elle perdait son temps, il prenait dans sa vie tant de place qu'elle n'était plus disponible pour aucune rencontre.
   Quand je lui parlais ainsi elle m'écoutait l'œil vague, passive comme je ne l'avais jamais vue.
   – Tu es sûre que ça va?
   Un jour, comme je lui posais pour la millième fois cette question, elle fondit en larmes.
   – Je ne comprends pas, dit-elle comme au premier jour. Je ne comprends pas. 
   – Mais toi? parle-moi de toi… 
   Elle releva la tête :
   – C'est moi que je ne comprends pas, dit-elle soudain, comme si elle s'éveillait. Depuis quelque temps…
   Elle s'interrompit une seconde, reprit son souffle. Son visage exprimait la souffrance de qui voit, sous ses yeux, son rêve se briser et qui, malgré la souffrance, ne peut fermer les yeux.
   – Attends, avant il faut… parce que je ne t'ai pas tout dit… Je t'ai dit que nous parlions beaucoup… En fait, comment dire? Chacun parle, mais… c'est étrange — elle sourit, comme pour s'excuser par avance de dire peut-être une absurdité –, je n'ai pas l'impression qu'il me parle à moi. Il parle, il parle beaucoup même, je l'écoute et ça lui fait plaisir, je le vois bien, mais il ne me pose jamais de questions qui me concernent et quand je lui en pose qui le concernent, il les évite, ne répond pas. En fait, quand il me laisse la parole, j'ai l'impression qu'il n'attend pas une parole qui vient de moi, Héloïse, mais qu'il attend seulement l'écho que je vais lui renvoyer. Avec lui je ne suis pas moi, je suis l'écho, tu comprends?
   Écho, la nymphe amoureuse de Narcisse, oui, bien sûr, je comprenais sa souffrance. Écho que Narcisse repousse en lui lançant : «Je mourrai plutôt que d'être à toi», Écho qui ne peut alors que répondre : «…être à toi.»
   – Mais toi, lui demandai-je, pourquoi l'aimes-tu?
   Ses yeux se remplirent de larmes.
   – C'est la question que je me pose. Pourquoi il me bouleverse à ce point. Pourquoi je ne parviens pas à le quitter. Parce qu'il souffre, tout de même. Il est cruel, mais il souffre. Il est dans le fond… comment te dire? si handicapé, si menacé, si vulnérable aussi. Quand je suis avec lui…, je ne sais pas, je crois qu'il me renvoie à l'enfant que j'ai été, au tout petit enfant mal aimé, qui ne savait pas, qui ne pouvait pas aimer, et qui ne pouvait même pas le dire. Parce qu'il est muselé, tu comprends? Anatole parle beaucoup mais il a peur des mots en fait, je veux dire des mots vrais, des mots qui l'atteindraient, comme les enfants ont peur du noir. Il en a peur comme s'ils étaient capables de le tuer. Et chaque fois que j'essaie de l'atteindre, j'ai l'impression de rencontrer un mur.
   Je souris.
   – Tu me fais penser à ces princes charmants qui veulent délivrer leur princesse prisonnière d'une forteresse. 
   Elle sourit à son tour.
   – C'est vrai. C'est un peu ça. À cette différence près que la Belle au bois dormant, en l'occurrence, préfère son sommeil à son prince. Et le prince…
   – Oui?
   Elle se tut un moment, des larmes se mirent à couler le long de ses joues mais elle ne fit pas le moindre geste pour les essuyer.
   – Le prince, que veux-tu qu'il fasse si celle qu'il aime ne veut pas se réveiller? Puisqu'il l'aime il ne peut pas l'abandonner, il veut dormir aussi, dormir aussi longtemps qu'elle, avec elle, se coucher contre elle et partager au moins sa chaleur et ses rêves…
   Malgré le châle, malgré le soleil qui maintenant envahissait la pièce, Héloïse frissonna encore.
   – Je ne sais pas ce qui m'arrive, dit-elle. Depuis quelque temps j'ai chaud, j'ai froid, par moments je transpire, à d'autres je frissonne, je prends trois bains chauds par jour, je ne me sens bien que dans l'eau chaude. Et puis…
   Elle rougit.
   – Oui? 
   – Dès que j'entre dans mon bain, j'ai envie de pisser, et…
   Autrefois j'aurais ri — une déclaration aussi incongrue nous aurait fait rire ensemble, comme deux gamines. Mais aujourd'hui l'heure était grave, et l'aveu lui coûtait.
   – Et…? 
   Elle rougit encore, mais ravala sa honte et avoua :
   – Et je me laisse aller, je pisse dans l'eau chaude. Et ça me calme. Ça me fait un bien incroyable.
   Pourquoi cette idée m'est-elle alors venue? Je l'ai lâchée avant même de l'avoir pensée pour moi, comme une évidence :
   – Tu sais les bébés, dans le ventre de leur mère, quand ils sont dans le liquide amniotique, ils pissent… 
   Un instant elle demeura rêveuse puis brutalement son regard s'éclaira, le rouge lui revint aux joues, et elle sourit.
   – C'est vrai? Tu es sûre?
   Je renchéris.
   Quelques minutes s'écoulèrent encore pendant lesquelles, regardant au loin, elle me parut vivre le chemin que ces mots traçaient en elle. Puis son visage s'éclaira d'un sourire énigmatique, et elle murmura :
   – C'était donc ça…

Je crois bien que sa rupture avec Anatole date de cette époque. Enfin, je dis rupture mais je n'en sais rien, elle ne m'a fait aucune confidence. Et j'ignore les conclusions qu'elle a tirées de cette aventure. Mais de ce jour-là en tout cas, elle se retrouva l'appétit, reprit du poids et des couleurs. Elle se remit à vivre.
   Depuis, j'ai souvent repensé à cette histoire. Je me suis demandé si le bel Anatole, par son silence, ses évitements, sa façon d'être là au plus près et au dernier moment de la frustrer sauvagement sans rien en dire, si Anatole qui ne la touchait pas mais la bouleversait littéralement au point de lui ôter le sommeil et l'appétit — «rends-toi compte, disait-elle souvent, il a le rire du Petit Prince» — n'avait pas réveillé, l'espace de ces quelques mois, l'enfant muet et souffrant qu'elle-même avait été, au tout début de son existence. S'il n'avait pas lui-même incarné et, par un effet de miroir, fait remonter en elle d'une crypte obscure quelque archaïque et douloureuse réminiscence, je ne sais quelles images précoces, enkystées mais informulables, une espèce de vieux rêve avorté. Un rêve ou un cauchemar?

 

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