Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.







Quatre nouvelles inédites de DOMINIQUE ROLIN dans Bon-A-Tirer:

Un air trop sauvage

La vache

Fructueux

Comment être bourreau d'enfants?

 
DOMINIQUE ROLIN ET LE NOUVEAU ROMAN (1/2)

Un tournant

En 1962, avec la publication de son roman Le For intérieur(1), Dominique Rolin bouleverse non seulement le style de ses fictions, mais plus encore son expérience et sa conception même de la littérature. Le changement de cap est radical. Il ne correspond ni à une foucade, ni à une crise sans lendemain. N'oublions pas qu'à 49 ans, Dominique Rolin est l'auteur de dix romans, d'une pièce de théâtre et d'un recueil de nouvelles, autant dire d'une oeuvre bien profilée, qui, entre 1942 (date de la publication de son premier livre, Les Marais) et 1960 (parution du roman Le Lit), a connu, déjà, une évolution nettement marquée : des fictions du début, plutôt "nordiques" d'esprit et baignées d'un halo cruel, elle était passée à un roman "français" plus classique, plus "réaliste" selon toute apparence, situé dans un milieu tantôt bourgeois (Le Souffle), tantôt populaire (Les Quatre Coins, Artémis) et narrant, tout comme les premiers livres, les crises violentes ou sournoises vécues par des personnages qui s'arrachent au noyau familial ou qui y retombent en catastrophe. De L'Ombre suit le Corps en 1950 jusqu'aux Quatre coins en 1954, le style se dégraisse si on le compare à celui qui soutenait le côté "gothique" de certaines fictions du début (avant tout Les Deux Soeurs, publié en 1946); ensuite, se délestant de dialogues et de monologues truffés d'un argot peu crédible (ils parsèment les récits du recueil Les Enfants perdus ou le roman Les Quatre Coins), la langue de l'écrivain va s'étoffer de nouveau et s'approfondir pour mieux forer dans les doubles-fonds subjectifs des personnages et envelopper leurs rêves, de nuit comme de jour (ce saut qualitatif se remarque dans Le Gardien en 1955 et, surtout, dans Artémis en 1958).

Lorsqu'on pense aux enfers des décennies précédentes, ces années cinquante sont indubitablement des années heureuses. En 1952, elle obtient le Prix Fémina pour Le Souffle (roman dans lequel les enfants d'une famille bourgeoise vivent des déchirements semblables à ceux qu'avaient connus les personnages des Marais, à l'ombre cette fois, non d'un père tyrannique mais d'un veuf à l'agonie, agissant encore sous l'emprise de sa femme morte(2)). En 1955, elle épouse le sculpteur et dessinateur français Bernard Milleret, avec lequel elle vivait depuis 1947. Elle reçoit, du coup, la nationalité française. Ensemble ils travaillent comme illustrateurs à l'hebdomadaire Les Nouvelles littéraires, dirigé par un ami de Milleret, Georges Charensol. Dans un premier temps ils vivent plutôt pauvrement, à Paris, rue de Châtillon, occupant un atelier qui jouxte celui de la sculptrice Germaine Richier. Outre Richier et son mari René de Solier, Bernard Milleret et Dominique Rolin reçoivent de temps à autre — quelques lettres et cartes postales en témoignent — des écrivains comme Albert Camus, Pierre Emmanuel, René Char ou Franz Hellens… Par la suite, avec l'argent du Fémina, ils achètent une maison entourée d'un immense jardin à Villiers-sur-Morin, à 40 km de la capitale. Ils y vivront et y travailleront, jusqu'à la mort de Milleret des suites d'un cancer, en mars 1957. Milleret était d'origine populaire. Né en 1904 à Sainte-Savine en Champagne, de parents bonnetiers travaillant à Troyes, il avait suivi des cours de dessin après ses heures de travail en usine. Se destinant d'abord à la peinture, il se révèle un coloriste médiocre et finit par opter exclusivement pour le dessin et la sculpture(3). L'homme était de tempérament heureux et communiquait une grande joie de vivre. C'est lui, à n'en pas douter, qui a amené Dominique Rolin à situer certaines de ses fictions dans un milieu d'ouvriers ou d'artisans, parfois par le truchement d'un langage "populaire" codé, que visiblement la romancière n'habitait pas…

Ni Milleret ni Les Nouvelles littéraires n'étaient propices, il faut en convenir, à un renouvellement esthétique profond, métamorphose que les derniers ouvrages de Dominique Rolin, écrits avant et juste après la mort de son mari, appelaient de toute la force de leur style(4). On songe en premier lieu à Artémis, roman publié en 1958(5), dont la troisième partie ("Le Veilleur de Nuit") annonce profondeur de perception et qualité d'écriture à venir. Artémis (déesse grecque de la nuit) est le surnom que son amant avait donné à l'héroïne de la première partie du roman; en réalité elle s'appelle Mite Noirot, elle est coiffeuse et éduque seule les trois enfants qu'elle a eus d'Hervé Noirot, homme déjà âgé au moment de leur rencontre et qui mourra au bout d'une liaison qui aura duré vingt-cinq ans. Artémis veillera jalousement (et mortellement) sur le destin de sa fille Marceline, qu'elle désire pour ainsi dire "fixer" au père mort idéalisé. Dans la deuxième partie du livre, intitulée "Les Somnambules", Marceline et son jeune et violent amant, fils d'un veilleur de nuit dans un grand magasin, tentent en vain de s'arracher à leurs milieux respectifs; ils fuguent toute une nuit et, à l'aube, se jettent dans la Seine(6). À l'exact opposé de ce qui a lieu dans La Flûte enchantée de Mozart, où Pamino et Pamina traversent les "ombres de la mort" en passant de la farouche incantation de la Reine de la Nuit à la parole de Sarrastro, Clément et Marceline ne franchissent pas le fleuve, mais s'y noient, coincés entre une Artémis, "déesse de la nuit" frustrée et vociférante, et, d'autre part, un veilleur lucide sans doute, mais presque muet, trop lié, lui aussi, à l'image maternelle.

Ce mutisme va permettre à Dominique Rolin de créer et de développer un type de "situation" que l'on retrouvera à maintes reprises, sous des formes à la fois plus morcelées et plus intensément présentes, dans ses fictions ultérieures : un personnage veille toute une nuit en réunissant, dans une ellipse mentale qui le fait chavirer, les souvenirs fragmentés de ses différents passés, ses rêves, sa vie présente, ses hallucinations et ses fantasmes; expérience qui, en questionnant son langage même, le divise et le constitue à la fois.
   La nuit, isolé dans les bâtiments déserts du "magasin des Galeries centrales", après avoir vu à la morgue le cadavre de son fils et celui de Marceline, le veilleur Léonard Martinon engage, autour de ses propres souvenirs et de la mort de son fils, un combat avec son double, qui apparaît dans le grand miroir au fond d'un des magasins et qui se mue en "archange" redoutable(7) : «Je suis à présent l'archange, dit-il au cours du combat, et j'aimerais protéger le vieux bonhomme qui m'épie là-bas avec effroi et tristesse.» Auparavant, le veilleur avait défini la nuit (milieu mythique où baigne tout le roman) comme un "invisible et sonore escalier tournant dans l'espace et soigneusement enclos dans cet espace où vibre une forêt d'échos cassants mille fois multipliés par le silence. La nuit est une cloche où s'enroulent et se déroulent des centaines d'escaliers en forme de vis qui ascendent vers le ciel. Ascendre. J'invente le mot ascendre parce qu'il a la couleur qu'il me plaît de donner aux ténèbres…"(8). De telles méditations rapides, non seulement sur les figures changeantes de l'espace-temps, mais aussi sur les mots et les formules qu'elles produisent, annoncent l'exploration hardie du langage et de sa propre mémoire que l'écrivain entamera quelques années plus tard. Dans la troisième partie d'Artémis, la justesse rythmique et euphonique des phrases accompagne déjà un questionnement métaphysique venant trouer ou prendre à revers les codes psychologiques du roman réaliste : «Tout se réduit, en fin de compte, à une question de vagues», prétend le veilleur, «on est sûr, dans n'importe quelle circonstance de la vie, d'assister à la montée d'une vague, à son paroxysme où se fondent les plus insaisissables vibrations du silence — qui sont d'ailleurs semblables à des hurlements — puis à sa retombée, à une frénétique fossilisation de sa substance. Malheureusement si la patience n'est pas le fort des hommes, l'impatience est le germe des regrets, des révoltes, de la détresse, ou plus définitivement : de l'ennui»(9).

La rédaction d'Artémis s'était achevée après la mort de Bernard Milleret. La maladie et l'agonie de celui-ci formeront la matière du roman suivant. Le Lit(10) se présente, de fait, sous la forme d'un journal tenu par le personnage principal féminin qui enregistre, d'octobre à avril, la dévastation physique de Martin, son mari, la puissance et la fragilité de leur bonheur, son deuil et le début d'un long travail de détachement. C'est le dernier roman de forme "classique" de Dominique Rolin et un de ceux qui, par leur caractère poignant, lui ont valu le plus de succès. Mais à considérer aujourd'hui, en 2005, les trente-sept volumes publiés par l'écrivain, on ne peut le considérer comme un des sommets de l'oeuvre, en dépit de ses qualités narratives et de la juste sensibilité dont il fait preuve(11). Certes, l'écriture est d'une grande tenue, sans le moindre pathos : les scènes campées sont brèves et leur découpe nette produit un montage concis, vif, un déroulement sans retour, parfaitement soutenu par l'alternance du passé composé et de l'imparfait (pas de passé simple, surtout, qui aurait été trop "littéraire", trop drapé…(12)). Dans son excellent travail sur l'oeuvre de la romancière, Brigitte Ballings a montré de surcroît comment le "journal" d'Eva est coupé, sans transitions, de "flash-backs" directs; la narratrice, constate-t-elle, "passe du présent au passé et vice-versa, sans aucune annonce, si ce n'est dans quelques cas par le procédé typographique des points de suspension"(13). Ce trait de notation moderne, qui se généralisera dans Le For intérieur, ne pouvait cependant pas nous laisser deviner que l'auteur était sur le point d'effectuer un changement radical dans sa manière de vivre et de pratiquer la littérature. C'était plutôt à la fin d'Artémis qu'on avait pu entendre les premiers vrais grondements de l'orage.


La rencontre de Philippe Sollers

Fin septembre 1958, peu après la publication d'Artémis, Paul Flamand, le directeur des Éditions du Seuil, invite Dominique Rolin à une réception amicale. Elle y fait la connaissance d'un écrivain de vingt-deux ans dont un premier roman vient de paraître, manifestant une maturité saluée de toute part, en particulier par Louis Aragon. Déjà en 1957, un bref texte du même écrivain avait été présenté avec chaleur et enthousiasme par François Mauriac. Il s'agit, bien entendu, de Philippe Sollers, lequel, en l'espace d'un an et demi, publie Le Défi (bref récit d'un jeu de mirage amoureux aboutissant au suicide de la jeune fille, récit immédiatement mis en question par la série de propositions critiques qui le suivent) et Une Curieuse Solitude (roman de l'inscription d'une mémoire, mettant en scène l'amour entre un très jeune homme et une femme mûre et libre, relatant aussi l'expérience d'une "lumière", ou d'instants lumineux, à l'arrière-plan d'événements intensément vécus puis effacés).

Une passion, un amour aussi singulier que durable, prend naissance en ce début d'automne. Il a fait l'objet, déjà, de commentaires, d'allusions, voire d'une "révélation" télévisuelle(14). L'essentiel cependant se lit, avec clarté somme toute, dans les oeuvres des deux protagonistes. Celle de Dominique Rolin ne cessera pas d'évoquer l'écrivain et l'homme aimé, d'abord à travers un jeu de pronoms personnels ("tu", "il") et d'une initiale ("T."); ensuite, à partir de L'Infini chez soi (1980), en lui donnant le prénom de "Jim" en hommage à James Joyce, dont l'oeuvre aura un grand impact sur l'évolution de Sollers. Vers la fin de ses entretiens avec Patricia Boyer de Latour, parus en 2002, Dominique Rolin pointera le coeur véritable de l'histoire, celui d'un bouleversement, parallèle mais avec de grands décalages et d'irréductibles différences, de deux oeuvres littéraires très singulières :

Ma rencontre avec Jim, dira-t-elle, a complètement transformé mon écriture. Écrire et tenir le coup, c'est se laisser secouer sismiquement par tous les événements et toutes les aventures intérieures qui en sont la conséquence. Il faut l'exercice d'un talent cru, le sens du rêve… La musique est entrée dans ma vie, et Venise est devenue notre lieu d'élection. Nous sommes absolument ensemble, et chacun seul dans le livre en cours. C'est là où la question de l'entente est poussée à un point inouï, jusque dans le silence…(15)

Prenons donc cette "transformation" à ses débuts. Celle de Sollers sera radicale, révolutionnaire au sens propre, et elle aura un effet immédiat du côté de Dominique Rolin. Avec quelques jeunes écrivains, Sollers fonde, en 1960, la revue Tel Quel aux éditions du Seuil. Il y publie, dès les premiers numéros, Francis Ponge, Claude Simon et Georges Bataille; il y prend sans hésiter la défense d'une écriture romanesque bouleversée, propre à ce que l'on appelle alors le "nouveau roman", et dont les acteurs principaux sont, outre Claude Simon, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Michel Butor, Robert Pinget et Claude Ollier, presque tous publiés aux éditions de Minuit. Rappelons qu'en 1959, Robbe-Grillet avait fait paraître Dans le Labyrinthe. Claude Simon, de son côté, publie en 1960 un chef-d'oeuvre : La Route des Flandres. La perception du monde, le langage, le déroulement de "l'intrigue", le "personnage", tous ces rouages habituels du roman français y sont mis en question. Chaque écrivain à sa manière tente moins de pulvériser que d'ouvrir l'ancienne cohérence, historiquement déterminée et idéologiquement reproduite, du roman : la ligne temporelle est suspendue (ou rompue), l'expérience même du temps devient énigmatique, le regard se veut précis et enregistre sa propre activité; l'espace se voit démultiplié, des "personnages" aux présences parlantes, immédiates, perdent tout contour conventionnel, le sens de la "quête" (ou de "l'intrigue") se lit dans le déroulement même du texte, lequel est engendré par un principe d'analogie généralisée (des associations à partir de scènes, d'objets évoqués, de phrases prononcées et notées, voire de mots surgis sous la plume de l'écrivain).

Comme l'a très justement montré Philippe Forest, Sollers, avec la publication de son roman Le Parc en 1961(16), non seulement rompt avec l'esthétique qui était celle de ses premiers écrits, mais s'inscrit sans ambages dans le champ du "nouveau roman", à la grande déception de tous ceux (lecteurs, critiques, romanciers) qui l'avaient applaudi jusqu'alors. Le Parc, nous indique toujours Philippe Forest, semble, dans un premier temps, proche du Labyrinthe de Robbe-Grillet : comme dans ce roman, le "je" du narrateur, écrivant dans sa chambre, alterne (et parfois se confond) avec un "il", officier ou sous-officier perdu dans une guerre au Sud (on devine l'Algérie). Dans Le Parc, il y a, face à eux, une femme, mystérieuse et très présente. De paragraphe en paragraphe, les jeux indéfinis de l'analogie sont pris dans un double filet : celui des répétitions fuguées ou rhapsodiques et celui d'une constante mise en abyme (le livre désigne son projet et son propre fonctionnement à travers la définition même du "parc"); enfin le déroulement même de la rédaction du roman, en train de se faire dans un "cahier orange", s'avère le vrai moteur du livre et détermine tant son déploiement que son volume. Cependant, Philippe Forest a raison de relever ce qui, dès Le Parc, fait la différence entre la pratique de Sollers et celle d'un "nouveau roman" en passe de devenir répétitif, mécanique.

Dès Une Curieuse Solitude, l'auteur faisait savoir que l'expérience relatée (la liaison entre la narrateur et la femme espagnole) visait l'atteinte de cette "lumière", de cet éclat, de cette éclipse, de cet "éclair", illuminant et absorbant les événements remémorés; dans Le Parc, les événements ne "prennent" plus, ne donnent plus aucune prise à la classique reconstruction de ce qu'un roman est supposé raconter; au contraire, les esquisses événementielles se recouvrent et s'annulent à partir d'un "vide" actif, une tache aveugle, un point de fuite, qui n'est pas sans rappeler le "silence" souverain ou la "nuit" de Georges Bataille; autrement dit : ce qui s'écrit n'est pas le "récit" (il reste cependant possible); ce n'est pas tant la pensée exposée que "l'ivresse de la pensée", là où la logique de son exposition vient buter et d'où elle s'élance, à nouveau, indéfiniment : "Si l'homme est désaccord avec lui-même, écrivait Bataille, son ivresse printanière est la nuit, ses printemps les plus doux se détachent sur le fond de la nuit. La nuit ne peut être aimée dans la haine du jour — ni le jour dans la peur de la nuit"(17).

Très vite, Sollers mettra en corrélation cet "impossible", cette "nuit" et sa dialectique, avec le Vide suprême de la cosmogonie et de la pensée chinoises. C'est de ce Vide suprême, nous montre François Cheng dans son admirable livre sur la poétique chinoise, qu'émane le Souffle primordial, l'Un, lequel engendre à son tour le Deux (les deux souffles vitaux que sont le yin et le yang) régissant toute la "création" (les "Dix-mille êtres" selon l'expression consacrée). Quant au Trois, il représente "la combinaison des Souffles vitaux yin et yang et du Vide médian (ou Souffle médian)". Par son action spécifique, ce dernier maintient "toutes choses en relation avec le Vide suprême, leur permettant d'accéder à la transformation et à l'unité"(18). Pareille logique, où le Vide n'a pas cette valeur négative qui imprègne la tradition platonicienne de la métaphysique occidentale, programmera et investira en profondeur tous les livres à venir de Sollers.

Une nouvelle "logique de la fiction" se fait jour ainsi, bien au-delà des exercices du "nouveau roman" où vide et manque n'étaient souvent que des techniques de rébus, sans cette force productive réelle qui, aux yeux de Sollers, ne peut être que subversive et mener à une véritable écriture de "l'expérience intérieure", telle que l'entendait le même Georges Bataille.
   Cette expérience implique une critique sociale et symbolique. Car plutôt que des êtres menant une vie libre, nous nous révélons la plupart du temps des "personnages" programmés par un modèle romanesque figé, toujours reconduit, pour mieux contrôler la reproduction mentale (et bientôt la reproduction tout court) de l'espèce, telle que la société veut la régenter. La psychologie romanesque convenue, relayée par le cinéma, reprise et simplifiée bientôt par le feuilleton, le sitcom, le reality show ou la publicité, moule non pas la vie, mais ce qui doit passer pour telle (et passe plus que jamais pour telle en 2005…). "L'oeuvre fondée en psychologie, écrivait Roland Barthes, à propos de Sollers précisément, est toujours claire, parce que notre vie nous vient de nos livres, d'une immense géologie d'écritures psychologiques; ou plutôt : nous appelons clarté cette circulation égale des codes dont s'écrivent à la fois nos livres et notre vie : l'un n'est jamais que la translittération des autres. Changer le livre, c'est donc bien, selon le premier mot de la modernité, changer la vie"(19). Position critique qui n'était pas très éloignée de celle que l'auteur du Parc et de Drame avait développée de son côté, dès 1965, dans un essai intitulé Le Roman et l'Expérience des Limites : "Notre société a besoin du mythe du "roman«", prétendait alors Sollers, "(…) c'est un moyen de faire régner un conditionnement permanent qui va beaucoup plus loin que le simple marché du livre. LE ROMAN EST LA MANIERE DONT CETTE SOCIETE SE PARLE, la manière dont l'individu DOIT SE VIVRE pour y être accepté(…)"(20).

L'expérience du "vide", du point dialectique de néantisation et de germination du sujet et de sa langue, expérience productrice, non pas d'un quelconque "imaginaire", mais de "l'algèbre même" de l'imaginaire(21), non pas de rêves (façon surréaliste), mais d'un texte enveloppant le travail et la logique interne du rêve, ne figure pas seulement une tentative de sortie de l'espace métaphysique platonicien, mais un acte de révolte active : l'on ne pouvait, d'après Sollers, continuer à fabriquer des romans dits classiques (même dotés d'un contenu sulfureux : perversion et Loi ne sont-elles pas solidaires?) dans une société française qui avait engendré le fascisme de Vichy et qui, en ces années, s'enlisait dans une sale guerre en Algérie. Pareils romans n'auraient fait que renforcer le sujet pré-formé et programmé par ladite société. D'où la radicalisation de Sollers, après un passage éprouvant dans un hôpital militaire, suite à son refus de tout service en Algérie. Drame en 1965 et Nombres en 1968(22) seront des textes très complexes, des textes-limites signifiant leur propre engendrement, manifestant le "mouvement de germination" dont ils sont le lieu et avec lequel le sujet, dans son éclipse même, tend à coïncider(23). À son tour, cette structure dynamique se mettra en question et se transformera pour intégrer — à nouveau et mieux — l'Histoire millénaire au fil d'un grand "poème-roman" investissant plusieurs volumes : Lois (1972), H (1973), Paradis I (1980) et Paradis II (1986)…

Arrêtons ici ce trop rapide survol des enjeux de l'oeuvre de Sollers pendant les années 60 et 70. Il aura suffi, croyons-nous, à saisir l'essentiel du tourbillon de liberté et d'intelligence qui orientera et fertilisera, de manière décisive, les livres de Dominique Rolin. Celle-ci n'est pas ce qu'il est convenu d'appeler une intellectuelle. Elle a cependant développé, au fil du temps, non seulement des dons exceptionnels mais, surtout, une solide intelligence esthétique du langage, de la technique romanesque et, aussi, du dessin; s'y ajoute une peu commune richesse subjective, faite de douleurs cuisantes et de joies ineffaçables. C'est adossée à celles-ci qu'elle vivra l'aventure du "nouveau roman", sans concessions et sans retour possible, se référant en premier lieu, dans les interviews qu'elle accorde alors, à Alain Robbe-Grillet, à Nathalie Sarraute ou à Claude Simon, noms sincèrement admirés sans doute, mais qui fonctionnent également comme des "schermi"(24), voilant (ou protégeant) le rapport privilégié à Sollers. Car à l'instar de ce dernier, Dominique Rolin se détachera des recettes abstraites du "nouveau roman" pour se diriger hardiment vers une forme, plus musicale, d'exploration de soi physique et mentale.
   Néanmoins, dans un premier temps, parallèlement à l'élaboration du Parc par Philippe Sollers, elle vivra une période "d'apprentissage" au plus près de l'esthétique qui, en ces années, s'élabore du côté des Éditions de Minuit. Dans son étude systématique et précise, Brigitte Ballings a fort bien profilé la structure du "texte éclaté" dans les livres que la romancière publie à partir de 1962, analysant d'abord la disparition de l'intrigue au profit d'une mosaïque de rêves, de souvenirs et d'événements-épiphanies; abordant ensuite la "composition en contrepoint des temps et du Temps" (nous y reviendrons), la "variété des fondements structuraux" qui organisent la matière "éclatée" et "fuguée"; les microstructures (e.a. les différents dessins et peintures venus d'horizons divers…) qui habitent, informent et dynamisent la fiction ; enfin, les procédés stylistiques spécifiques (parataxe, refrains, anaphores, syntagmes intercalés, suspensions, répétitions, énumérations, agencements typographiques du texte…), ainsi que l'extrême attention que la romancière porte désormais à la matière verbale et à ce que celle-ci produit dans la "logique", parfois déroutante, de son texte. Soulignons toutefois que c'est le critique et romancier belge Jacques-Gérard Linze qui, le premier, avait analysé la singularité et le sérieux du renversement opéré par Dominique Rolin au sein de son oeuvre; dans ses différents articles critiques, il disait en substance que loin de tout jeu purement formel (et sans souffle), l'oeuvre de la romancière avait choisi avec courage et minutie une "voie difficile", celle qui mène "du récit linéaire (création d'un monde clos et marginal, extérieur ou étranger à notre univers quotidien) à cette forme romanesque nouvelle — ou néo-romanesque — de l'auto-description, autrement dit la confession totale, non orientée au départ, arbitrairement, dans le sens de la justification, de la glorification ou simplement de l'amplification romantique"(25).

Il demeure étonnant, dans cette trajectoire, que ce soient la rencontre de Sollers et l'amour, peu commun, vécu avec l'auteur du Parc et de Drame, ainsi que la découverte concomitante du nouveau roman, qui aient permis à l'écrivain d'abandonner les transpositions ("romantiques" ou "réalistes") de ses origines et de ses déchirures, pour les affronter désormais directement, les interroger, les cribler et les relancer sans cesse. Cette vertigineuse descente en soi commence, en effet, dès 1965, avec la publication de La Maison, la Forêt, roman qui donne la parole alternativement à un "Il" et à une "Elle", dans lesquels les parents de la romancière n'ont pas manqué de se reconnaître; ensuite, dès 1967 (date de parution de Maintenant, roman profondément marqué par la mort de la mère), le "je" de l'écrivain l'emporte, pivot d'un forage autobiographique qui prendra le temps (et le volume!) de dizaines de romans, au cours desquels la dynamique mouvante et "feuilletée" de la mémoire, toujours portée en avant, entre dans un rapport dramatique avec les "présents" (l'aventure tantôt turbulente tantôt sereine avec Jim, le point fixe de Venise, les échos des bruits et fureurs du monde, le "présent" des rêves ignorant le temps, le "présent", enfin, de l'écriture elle-même…). Avec de subtiles variations et de nombreux changements de registre, la dialectique entre "l'ici" et "le là-bas", entre le "dessus" et le "dessous", entre le "dehors" et le "dedans", marquera la plupart des livres après 1965 : les éléments mis en oeuvre y recevront toujours un traitement concret, détaillé, soutenu par une écriture enlevée, sensorielle, rythmée, à la fois dramatique et drôle; si la matière est souvent sombre et déchirante, sa mise en scène se fait toujours avec une multiplicité de couleurs et de tons dans lesquels une joie vitale — d'un humour féroce parfois — prévaut.


RÉFÉRENCES

   1. Dominique Rolin, Le For intérieur. Paris, Denoël, 1962. [Retour]
   2. Dominique Rolin, Le Souffle. Paris, éditions du Seuil, 1952. [Retour]
  3. C'est avec tendresse mais sans concessions que Dominique Rolin jugera cette oeuvre plus tard (e.a. dans Dulle Griet, Denoël, 1977, p. 161). Des sculptures de Milleret figurent au catalogue du Musée d'Art moderne de Troyes. [Retour]
   4. Pour un bref aperçu de l'ensemble de cette période, voir aussi le chapitre 3. [Retour]
   5. Dominique Rolin, Artémis, Paris, Denoël, 1958. [Retour]
   6. De cette partie centrale du roman, Dominique Rolin tirera un scénario pour une dramatique diffusée par l'ORTF en 1958. Il faudra un jour étudier de près le travail de la romancière pour le théâtre, le cabaret, les radios et les télévisions françaises et belges. [Retour]
   7. Dominique Rolin, Artémis, p. 211-3. [Retour]
   8. Ibidem, p. 213 et 209. [Retour]
   9. Ibidem, p. 189. [Retour]
   10. Dominique Rolin, Le Lit, Denoël, 1960. Repris dans la collection Folio, en 1972. Il peut paraître étonnant pour un lecteur attentif de voir apparaître déjà Le Lit parmi les titres annoncés au revers du faux-titre de l'édition originale du roman Le Gardien, chez Denoël, en 1955. Sous ce titre Dominique Rolin projetait alors un roman érotique. La mort de l'être aimé a totalement changé la teneur du livre. [Retour]
   11. Le Lit sera porté à l'écran avec intelligence par la cinéaste belge Marion Hänsel, en 1983. [Retour]
   12. Le "passé simple" disparaîtra presque entièrement de l'oeuvre après 1960. [Retour]
   13. Brigitte Ballings, Évolution des Thèmes et des Procédés dans l'Oeuvre romanesque de Dominique Rolin. Mémoire de licence. Bruxelles, Vrije Universiteit Brussel, 1985, p. 153. Sous le titre "Pour une Architecture en Littérature", l'auteur a condensé son travail dans : Le Bonheur en Projet. Hommage à Dominique Rolin. Études et témoignages rassemblés par F. De Haes. Bruxelles, Labor, « Archives du Futur »,1993, p. 85-134. [Retour]
   14. Lors de l'émission "Bouillon de culture", animée par Bernard Pivot, le 24 mai 2000.  [Retour]
   15. Dominique Rolin, Plaisirs, p. 215-6. On consultera l'étude, intéressante en dépit d'une perspective psychanalytique un peu scolaire, de Lise Frenkel : "Deux Versions d'un Amour asymétrique : Journal amoureux de Dominique Rolin et Passion fixe de Philippe Sollers", in : Gislinde Seybert (Hg.), Das literarische Paar / Le Couple littéraire. Intertextualität der Geschlechterdiskurse / Intertextualité et Discours des Sexes. Bielefeld, Aisthesis Verlag, 2003, p. 527-54. Très intéressants sont les deux derniers chapitres de : Gérard de Cortanze, Philippe Sollers ou la Volonté de Bonheur, roman. Paris, Editions du Chêne, coll. "Vérité et Légendes", 2001. L'apparition de Dominique Rolin, dans le roman Passion fixe de Sollers (Gallimard, 2000), sous les traits de Dora, une avocate, mériterait une étude à part. La romancière prête d'ailleurs quelques-uns de ses traits à d'autres silhouettes qui traversent les livres de Sollers : on pense, par exemple, à Ingrid Leysen, historienne d'art, spécialiste de Vermeer, dans Portrait du Joueur. [Retour]
   16. Philippe Forest, Philippe Sollers. Paris, Editions du Seuil, coll. "Les Contemporains", 1992. Philippe Sollers, Le Parc. Paris, Seuil, 1961 (rééd. Seuil, coll. "Points", 1981). [Retour]
   17. Georges Bataille, Le Coupable. Paris, Gallimard, 1944, p. 150. [Retour]
   18. François Cheng, L'Écriture poétique chinoise. Suivi d'une anthologie des poèmes des T'ang. Paris, Seuil, 1977, p. 9. Édition révisée en 1982. [Retour]
   19. Roland Barthes, "Drame, Poème, Roman" in : Théorie d'Ensemble, Seuil, coll. "Tel Quel", 1968. Repris et annoté dans : R. Barthes, Sollers Ecrivain. Paris, Seuil, 1979 (où la citation se trouve p. 20-1). [Retour]
   20. Philippe Sollers, "Le Roman et l'Expérience des Limites", in : Logiques. Paris, Seuil, coll. "Tel Quel", 1968, p. 228. La suite du propos est, lui aussi, d'une surprenante actualité : "Il est donc essentiel que le point de vue «romanesque» soit omniprésent, évident, intouchable (…). Il est essentiel qu'il dispose de tous les registres : naturaliste, réaliste, fantastique, imaginaire, moral, psychologique et infra-psychologique, poétique, pornographique, politique, expérimental. Tout se passe d'ailleurs comme si ces livres étaient désormais écrits par avance (…)" (nous soulignons). Il n'est pas sans intérêt de voir à quel point Sollers accentue encore cette critique de nos jours. À preuve ce dialogue dans un de ses romans récents, L'Étoile des Amants, Gallimard, 2002, p. 141 :
   «Tu crois vraiment qu'ils ne lisent rien?
   – Pas grand-chose. Un coup d'oeil par-ci par-là, deux ou trois pages. Quelques lignes pour renforcer un préjugé négatif. Des impressions vagues. Ce qu'ils pensent être du cul (comme ils disent). Évaluation rapide en fonction de la sociologie ambiante et des intérêts en jeu. Argent ou influence possible. Sinon rien.
   – Des histoires quand même…
   – Oui, en fonction du film ou de la photo. Ils vivent, respirent et dorment dans un film, ils lisent en fonction du film. Tout pour le cinéma ou les magazines (…).» [Retour]
   21. Philippe Sollers, "Logique de la Fiction", in : Logiques, p. 30. [Retour]
   22. Philippe Sollers, Drame. Paris, Seuil, coll. "Tel Quel", 1965 (rééd. Gallimard, coll. "L'Imaginaire", 1999). Et : Philippe Sollers, Nombres. Seuil, coll. "Tel Quel", 1968 (rééd. Gallimard, coll. "L'Imaginaire", 2000). [Retour]
   23. Cf. Philippe Forest, Op. cit., p. 129. [Retour]
   24. Dans la tradition courtoise, le "schermo" ("écran") désignait un "amour" officiellement mis en valeur pour en cacher un autre, le vrai. [Retour]
   25. Jacques-Gérard Linze, "Dominique Rolin : Les Éclairs". In : Revue générale, Bruxelles, n° 7, 1971, p. 98. J.G. Linze est l'auteur d'une dizaine d'articles substantiels sur l'oeuvre de Rolin, qui méritent la relecture. Le plus important d'entre eux, "Dominique Rolin et l'Exigence grandissante", a été repris – et corrigé par son auteur – dans : Le Bonheur en Projet. Hommage à Dominique Rolin, 1993, p. 67-80. [Retour]

 

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