Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
MAMAN
par GUDULE

Ceci n'est pas un suicide, c'est un crime. J'accuse ma mère, Hélène Bourdin née Lescuire, décédée le 2 juin 1986 à l'âge de soixante-douze ans, de m'avoir assassinée.
     Ça lui a pris du temps, mais elle y est arrivée. «Tout vient à point à qui sait attendre», avait-elle coutume de dire. Sa vie était émaillée de ces proverbes auxquels elle se référait sans cesse. Un dicton populaire légitimait chacun de ses actes et sanctionnait chacun des miens. Son favori était : «Charité bien ordonnée commence par soi-même.» Elle l'a toujours mis en pratique.
     Du plus loin que je me souvienne, je me suis heurtée à son égoïsme. Un égoïsme féroce — oui, féroce, c'est le mot; féroce et triomphant — qui transparaissait sous ses dehors affables comme la rigidité du squelette se révèle, à la faveur de certains gestes, derrière la trompeuse mollesse de la chair. C'est ce qui détermina, je crois, les orientations de mon existence. Très tôt, je pris conscience de son abjection, de sorte que, presque à mon insu, mes choix furent contingeantés par elle — mais à contrario. Elle était égoïste, égocentrique, imbue de sa personne? Qu'à cela ne tienne : j'allais, moi, devenir humble et généreuse. Pétrie de préjugés? Je serais libertaire, ouverte aux idées neuves, dénuée de toute forme d'a priori. Malveillante, médisante, intolérante, perfide? J'aurais, pour autrui, un respect sans borne. Ainsi, donc, me modelai-je au fil des années en opposition totale avec elle — ce qui, l'on s'en doute, lui déplut. Elle qui était convaincue que «Les chats n'engendrent pas des chiens» se voyait trahie par sa descendance, en dépit du proverbe. Dure remise en cause de ses certitudes! Fort heureusement pour elle, un autre adage vint la tirer de ce mauvais pas : j'étais «l'exception qui confirme la règle». Dès lors, elle n'eut de cesse de me rendre conforme, et comme «qui aime bien châtie bien», elle ne s'en priva pas.
     Mon enfance fut, sans mentir, un enfer. Mon adolescence, n'en parlons pas. Mais, ayant sans doute hérité de sa ténacité, je ne déviai pas du but que je m'étais fixé. Maman était mon anti-modèle et le resterait, quoi qu'il advienne.
     Le bras-de-fer dura jusqu'à ma majorité. Il fut éprouvant pour l'une comme pour l'autre.
     Que de fois elle m'a répété, au cours de ces dix-huit années de lutte incessante : «Un jour, je te tuerai!» Et ce n'était pas une menace en l'air! Elle était sincère, je l'affirme! Simplement, il était trop tôt. «La vengance est un plat qui se mange froid.» Elle ne voulait pas précipiter les choses, et tenait, par ailleurs, à s'assurer de l'impunité.
     Infanticide, certes, mais pas idiote!
     Lorsqu'elle mourut, à un âge ma foi très avancé, je ne versai pas une larme. À son enterrement non plus. J'avais trop souffert de son hypocrisie pour la pratiquer, même sur sa tombe.
     Sa mort me libéra — du moins, j'en berçai l'illusion durant quelques années. Des années de bonheur, faut-il le préciser? Jusqu'à cette fameuse rencontre, dans mon miroir.
     Un soir — je m'en souviens comme si c'était hier, pourtant, il y a au moins dix ans de cela! — je rentrais d'une fête bien arrosée et me lavais les dents dans ma salle de bains lorsque je la vis. Oh, brièvement, j'en conviens! L'espace d'un éclair, elle m'apparut dans l'expression de mon propre visage. J'en fus glacée de la tête aux pieds. Mais l'illusion s'estompa aussitôt, et je la mis sur le compte de l'alcool.
     J'avais tort.
     Quelques mois plus tard, au cours d'une conversation, je lançai étourdiment : «Qui ne dit mot consent! » Cette phrase, à peine émise, me laissa pétrifiée de stupeur. «Ça va?» s'inquiéta mon interlocuteur, me pensant victime d'un malaise. Si ça allait? Plaisante question! Rien n'aurait pu m'arriver de pire : ma mère venait de parler par ma bouche!
     Peu après, je me surpris à avoir un de ses gestes. Force me fut, alors, de me rendre à l'évidence : maman se réincarnait en moi. N'ayant pu, de son vivant, exercer aucune influence sur sa fille, elle se rattrapait post mortem.
     Le cauchemar venait de commencer.
     On connaît de nombreux cas de possession satanique. Ils ne sont rien, je peux le jurer, face à cette abomination tentaculaire : la possession maternelle. Car autant le Démon s'empare de ses proies de façon spectaculaire — grotesque, n'ayons pas peur des mots! — s'exposant de la sorte aux rigueurs, tout aussi grotesques, de l'exorcisme, autant ma mère, elle, y allait en douceur. En subtilité. Par petites touches discrètes et quasi-invisibles, si bien que son emprise, pour atroce qu'elle fût, demeurait un secret entre elle et moi.
     Que dis-je, un secret ? Une complicité…
     Eh oui ! Complice, nous l'étions pour la première fois. Je la cachais, telle une maladie honteuse. J'aurais pu, il est vrai, tant que le mal n'était qu'à ses débuts, m'en ouvrir à mes proches. Mais m'eussent-ils crue? J'en doute. On taxe vite une prise de conscience de cette sorte d'“état dépressif”. À quoi bon m'exposer aux paroles de réconforts, aux conseils de repos, de vacances — voire aux suggestions de traitements médicaux — que l'on n'eût pas manqué de me prodiguer?
     Je me refermai donc avec pudeur sur mon angoisse, feignant un enjouement que je n'éprouvais pas. Et gardant mes questions pour celle qu'à présent, j'apercevais quotidiennement dans le reflet des glaces.
     Inexorablement, mon visage se modifiait.
     Mon caractère aussi.
     Chaque jour, ma mère gagnait du terrain. Ce sourire carnassier, nouvellement apparu sur mon visage, n'était-ce pas le sien? Et cette manière sournoise de plisser les paupières, l'œil en tapinois sous la barrière des cils? Et cette ride d'expression, amère s'il en est, à la racine du nez? Et cet avachissement si veule du menton?
     Ma vue commença à baisser. Presbytie, diagnostiqua l'ophtalmo. Je dus porter des lunettes. Comme elle.
     On me couronna une canine, du côté gauche.
     Comme elle.
     Je devins peu à peu égoïste, acariâtre. Je me mis à juger les faits et gestes de mon entourage. À propager des rumeurs. À émettre des opinions sans fondement. À soupçonner, à désapprouver, à sous-entendre, à insinuer, les lèvres pincées, le regard méfiant. Comme elle. «Tu t'aigris, en vieillissant!» me reprochait-on avec indulgence. Je ne m'aigrissais pas, je m'indentifiais. Ou plutôt, non : je capitulais. Je renonçais à moi-même. Je lui cédais la place.
     En fait, elle m'avait à l'usure.
     Le matin de mes cinquante ans fut celui de ma reddition. Elle était là, dans mon miroir, qui m'observait d'un air narquois. De moi, il ne restait pas trace. «Bonjour maman», soupirai-je. Elle sourit, la babine gauche retroussée, le croc d'or empiétant légèrement sur la lèvre, selon son habitude. Il y avait une lueur inquiétante dans son regard. Une lueur meutrière. Et je sus, à cet instant, que mes jours étaient comptés.
     C'était il y a trois mois. Trois mois durant lesquels elle n'a cessé de me répéter, comme jadis : «Je te tuerai, ma fille, je te tuerai!» J'ai bien tenté de résister, ça oui! De l'amadouer, d'établir avec elle un modus vivendi. Peine perdue! Le couteau de boucher, c'est elle qui l'a acheté. «On n'est jamais si bien servi que par soi-même!» exultait-elle en l'aiguisant comme une lame de rasoir. Et de s'enfermer dans la salle de bains, pour éviter de salir l'appartement — elle était d'une propreté maniaque qui fit longtemps de moi ce qu'elle nommait «une souillon»! —, et de se placer face au grand miroir en pied, pour me voir expirer jusqu'au bout. Ah, elle avait tout prévu!
     Tout, sauf qu'à l'instant où elle me planterait le couteau dans la gorge, je jouirais.
     Car j'ai joui.
     Elle en est restée sidérée, frustrée au dernier degré. Avec sa haine en berne, sa vengeance avortée.
     J'ai joui.
     Longtemps. Et beaucoup.
     L'œil fixé sur le miroir, je la regardais mourir. C'est cette image que j'ai emportée pour l'éternité : celle de ma mère égorgée par ma main, agonisant dans un flot de sang.
     Mon rêve de toujours…
     Mon plus cher désir enfin exaucé.

 

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