Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
DANS LE JARDIN

Devant la maison, il y a un jardinet décoratif où l'herbe est une mousse qui a un nom savant : une sagine. La sagine goûte sans appétit, du bout de ses racines, à cette terre grasse. C'est une plante du Sud, qui aime ailleurs. La sagine est peu tenace : les pas la décolleraient. Je n'y joue pas, je n'y marche pas, je ne vais pas y rechercher la balle. Je me contente de regarder du haut de la fenêtre cette belle esclave verte prosternée sur le seuil. Au printemps, elle fleurit, elle se laisse butiner, mais sans gourmandise et sans trouble. L'hiver venu, elle sèche, sans guère plus d'émotion. Les passants dans la rue poursuivent leur chemin. Personne ne songerait à franchir les thuyas pour se pencher sur elle.

Derrière la maison, le jardin est bien composé. Conforme aux plans de l'architecte. Un jardin d'agrément conçu en deux parties, une pelouse à l'avant, un verger à l'arrière, que sépare une haie basse et qu'entourent des sapins. On entretient ce qui pousse, l'herbe est maintenue rase, les haies de légustrum sont taillées au cordeau, le sol est amendé, on y traque les limaces, les rosiers sont traités contre les pucerons. Il n'y a qu'au pied des arbres, où la tondeuse s'engage mal, que l'herbe se maintient en touffes hautes, comme là où le rasoir, sous le nez de Papa, n'atteint pas tout le poil. Les arbres du verger sont sanglés aux tuteurs et les fruits qu'ils conçoivent sont parfaits et bien ronds : des travaux de commande. Quelques buissons derrière la haie sont tolérés. Ils produisent à leur heure des pièces d'orfèvrerie : les cabochons sertis de brillants que façonnent les framboisiers et les pendeloques de verroterie des groseilles.

Seul le fond du jardin est resté sauvage. C'est le repaire des dieux des branches et des feuilles. La vie humaine n'y a pas cours. Je me trouve sur un seuil. Mon regard seul avance et fouille les taillis avec une ivresse de rat. Il y a là une vie sombre qui résiste au jardin. Une vie d'avant. Du temps des bois et des prairies. Un puits s'y trouve toujours, que condamnent des planches et que défend une jungle de ronces raides et velues, épaisses comme des branches. C'est un lieu de pourriture, d'où transpire une brume qui envoûte ceux qui s'attardent. Un vieux pêcher se poste à l'entrée du dédale. Le reposoir, sans doute, d'une antique dryade qui écoute les vœux que je fais à son tronc. C'est là que Papa verse l'herbe coupée quand il tond le gazon. Des paquets d'herbe molle jetés sur le roncier. Le roncier devrait étouffer. Mais il redresse toujours ses grands cous hérissés et pointe ses crocs puissants qui mordent la lumière. Papa déteste le roncier.

Dans le jardin il y a beaucoup d'oiseaux et quantité d'insectes, de mouches, de guêpes, d'abeilles, d'araignées, de vers de terre, de chenilles et de papillons. Et surtout des fourmis. Et puis il y a des animaux très spéciaux que j'aperçois rarement : trop rapides ou trop lents. Ou alors trop cachés. L'écureuil, par exemple, qui est si gracieux, s'immobilise un seul instant près du mélèze quand il traverse la pelouse : dix secondes tout au plus, pour prendre le parfum du vent. Les taupes, c'est autre chose. Je ne vois d'elles que les gras monticules de terre fraîche, les petits tumuli sous lesquels elles s'enterrent. Papa ne les apprécie pas et renverse à coups de pieds leurs jolis édifices. La tortue, je la vois parfois quand reviennent les beaux jours : un gros pavé dans l'herbe tente de progresser. Elle avance une tête plate, un visage de vieille femme sortie sans son dentier et sans les rangs de perles qui cacheraient son cou maigre. Je lui caresse le front. Elle reste subjuguée. La tortue goûte les tendresses.

J'aime le jardin. Dans le jardin, il n'y a pas de piège. Pas de monstre embusqué. Personne derrière une porte. Le soleil est celui de tous les jardins du voisinage. Les nuages aussi. Et le vent. Et les mouches et les guêpes. Les mêmes pour tout le monde. Là où on ne bêche pas, la terre devient facilement de l'herbe. Il suffit de la laisser libre, de ne pas vouloir de plate-bande. Quand je ratisse, je vois le beau pelage, l'immense pelage de l'herbe sur le corps de la terre. Les huit doigts du râteau lui caressent l'échine et la font tressaillir d'un long frisson luisant.

Dans l'herbe, je suis chez moi. Ce que je suis de bête et de lent et de maigre, l'herbe ne le sait pas. Sur son velours, je suis quelqu'un qui nage. Je m'allonge sur le sol, je deviens minuscule et j'entre dans un monde où chaque brin est un pic. Je suis une montagne. Escaladée par des milliers de pattes d'insectes. Offerte à la caresse des petites mains actives. Contre la terre, j'aspire le goût mouillé des choses qui poussent. La fraîcheur perce mon tablier. Je peux crier profond : il y a sous moi un monde oublié, ma parenté du sol, les taupes et les vers dans leurs citadelles sombres. La terre a un ventre nu qui m'écoute.

 

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