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ART ET LUXE AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

Bien que l'expression artistique se découvre dès les débuts de l'humanité, il va de soi que le développement des arts et leur diffusion sont le produit de sociétés plus évoluées, qui ont dépassé le souci de la simple subsistance pour accéder au superflu, que Voltaire dira si nécessaire. Ils devaient donc, en même temps que les excès de la table ou de la parure et en dépit des lois somptuaires promulguées depuis l'antiquité, se voir très tôt associés au luxe, dont l'étalage plus ou moins insolent soulignait l'inégalité des conditions et la distance à tenir entre le grand ou le riche et l'homme du commun.
   Si le Moyen Âge n'ignore pas le luxe manifesté dans les arts, il le réserve cependant à la gloire de Dieu, dont témoigne la splendeur des cathédrales ou des ornements liturgiques et, dans le domaine mondain, à certaine ostentation militaire, féodale et chevaleresque, indice d'une supériorité hiérarchique. Le faste est admis parce qu'il exprime l'ordre voulu par Dieu dans un monde nécessairement inégalitaire, il est la figuration d'un système social symbolique où l'égalité est réservée à la vie future(1). Le luxe possède alors un caractère charismatique qui le justifie à l'usage des rois et des hauts seigneurs; loin d'inspirer l'envie, il suscite plutôt la crainte et le respect.
   La perspective devait se modifier au fil des mutations sociales et économiques. Déjà Henri IV se soucie de l'embellissement de la capitale : des voies nouvelles sont tracées dans le tissu urbain, de nouveaux ponts enjambent la Seine, la place Royale s'achève, des galeries sont ajoutées au Louvre, le roi s'intéresse au Collège de France, accueille peintres, sculpteurs, tapissiers et architectes. Mais déjà aussi Sully se veut plus attentif à «labourage et pastourage» et l'ennemi des folles dépenses, lui qui ne souhaite pas voir devenir la France le royaume des «colifichets», et, en 1615, Montchrestien de Wateville dénonce les méfaits du luxe dans son Traité d'économie politique.
   Quelques décennies encore et Richelieu se veut ami et protecteur des arts, encourage une politique de construction et d'urbanisme, que salue Corneille dans Le Menteur: «Paris semble à mes yeux un pays de romans; / J'y croyais voir ce matin une île enchantée; / Je la laissai déserte et la trouve habitée. // Toute une ville entière, avec pompe bâtie, / Semble d'un vieux fossé par miracle sortie». En 1640, Poussin, protégé par le roi et le cardinal, peint La Cène pour l'église de Saint-Germain, mais décore aussi l'appartement du souverain, et Lesueur travaille à l'hôtel du magistrat Lambert de Thorigny. Art décoratif, évidemment réservé aux classes privilégiées(2). Le luxe étourdissant du surintendant Fouquet, lors de la fête fameuse du 17 août 1661, irriteLouis XIV lui-même, qui pourtant donne l'exemple. Avec le Roi-Soleil, la royauté redouble d'éclat, les arts, du buste au médaillon, de la tapisserie à la statue, se sécularisent et disent la grandeur insurpassable de la monarchie. Paris s'embellit encore, Versailles s'élève, les jardins de Le Nôtre enchantent tandis que Le Brun, nommé premier peintre du roi et directeur de l'Académie de peinture et de sculpture mène les arts plastiques et que Lully dirige musique et ballets. Voltaire s'en souviendra : «Tous les beaux-arts en foule, encouragés par son goût et par sa munificence […] forcent encore l'Europe à regarder avec respect Louis XIV et son siècle» (Dictionnaire philosophique, art. «Arts»). C'est que les arts n'ont plus seulement une fonction décorative: fastueux, grandioses, ils sont instrument de gouvernement, la face visible de la politique absolutiste et le mécénat royal, le signe d'une puissance intérieure et extérieure, manifestation de prestige que souligne en 1669 l'abbé d'Aubignac dans sa Pratique du théâtre : «Durant la paix on fait paraître qu'il y a beaucoup de richesses superflues, beaucoup d'hommes inutiles sans lui être à charge, […] beaucoup d'esprits civilisés et fertiles en toutes sortes d'inventions et beaucoup d'habiles ouvriers pour exécuter les plus ingénieuses pensées. […] Mais quand durant les guerres on continue ces jeux dans un État, c'est donner des témoignages bien signalés, qu'il y a des trésors inépuisables et des hommes de reste(3).» Racine, Le Brun, Lully n'existent que par et pour la grandeur du règne.
   Tant de faste et d'ostentation provoque aussi des protestations chez les tenants de certain ascétisme chrétien, Bossuet, Bourdaloue, Pascal, Arnauld, Nicole et Massillon, qui s'écrie dans l'oraison funèbre du roi: «Dieu seul est grand, mes frères!», gronde à son tour: «Le luxe est le précurseur de la misère.» Le plus hardi est Fénelon, dont le Télémaque fait l'éloge de la frugalité et condamne les somptuosités de Versailles en des termes qui annoncent les anathèmes rousseauistes :

Peut-on nommer bien un superflu qui ne sert qu'à rendre les hommes mauvais? […] Comme la trop grande autorité empoisonne les rois, le luxe empoisonne toute une nation. On dit que le luxe sert à nourrir les pauvres aux dépens des riches; comme si les pauvres ne pouvaient pas gagner leur vie plus utilement, en multipliant les fruits de la terre, sans amollir les riches par des raffinements de volupté. Toute une nation s'accoutume à regarder comme les nécessités de la vie les choses superflues. […] Ce luxe s'appelle bon goût, perfection des arts et politesse de la nation (livre XXII).

C'était le vieil idéal mythique des vertueuses cités antiques, le rappel de l'âge d'or et de la simplicité des premiers temps, dont se gaussera Voltaire. Qui s'en souciait, sinon les moralistes austères? «On a déclamé contre le luxe puis deux mille ans, en vers et en prose, dira le Dictionnaire philosophique en opposant Lucullus au grincheux Caton, et on l'a toujours aimé.»
   Sous Louis XIV, richesses et luxe sont encore subordonnés à la considération des titres nobiliaires, mais cette distinction s'atténue après 1715 en même temps que s'accroît le pouvoir de l'argent et que se tire le feu d'artifice de Law. Dès lors, le luxe s'embourgeoise, et l'Encyclopédie fera la différence : «Le faste n'est pas le luxe. On peut vivre dans sa maison sans faste, c'est-à-dire sans se parer en public d'une opulence révoltante» (article «Faste»). Le goût aussi se transforme, quand on passe des amples compositions picturales du XVIIe siècle aux fêtes galantes de Watteau, et la magnificence se fait confort dans les hôtels, les appartements, les boudoirs, tandis que les financiers s'attachent les talents de Coysevox, de Coustou, de Boucher.
   Faut-il le rappeler? Les transformations de la société, le développement d'une économie marchande, une relative capillarité sociale devaient bientôt poser en d'autres termes la question d'un luxe désormais accessible à une bourgeoisie ascendante et impatiente de rivaliser avec une aristocratie peu à peu moins attentive aux distinctions honorifiques qu'à l'enrichissement. C'est la réflexion que fera en 1787 Sénac de Meilhan: «Le luxe s'est établi sur les débris du faste qui a cessé avec le pouvoir de la noblesse.» Il s'en est suivi, ajoute-t-il, une regrettable confusion des rangs :

Lorsque le nombre des riches s'est multiplié, lorsque l'opulence de plusieurs a dépassé toutes les proportions connues, ils ont été humiliés des distinctions qui mettaient un intervalle entre leur état et celui des grands. Il semble que, ne pouvant s'élever jusqu'à eux, ils aient fait leurs efforts pour les rabaisser à leur niveau en leur inspirant le goût du luxe, sûrs de les surpasser dans ce genre. Par ce moyen, ils les ont habilement fait renoncer au faste, qui caractérisait leur supériorité réelle. Les grands, séduits par l'attrait du luxe, ont abandonné tout ce qui tient à la représentation extérieure; ils n'ont plus paru précédés de gentilshommes: ils ont cessé d'avoir des pages. L'élégance a succédé à la magnificence; le luxe a remplacé le faste(4).

Aussi le grand et long débat sur le luxe, ses bienfaits et ses méfaits, s'ouvre-t-il très tôt. On en connaît bien les grandes lignes(5). Déjà Pierre Bayle, en 1704, dans sa Réponse aux questions d'un provincial, fait observer, contre Fénelon et avant Voltaire, que la vertueuse frugalité antique était en réalité pauvreté et manque de moyens, point de vue repris en 1737 par Cartaud de la Villate dans ses Essais historiques et philosophiques sur le goût : puisque la moitié des hommes ne possèdent rien, «le luxe pourvoit à la destinée de cette moitié d'hommes que le besoin forcerait à ramener le premier chaos du droit matériel(6).» Mandeville et sa célèbre Fable des abeilles soulignent avec réalisme la différence entre les exigences de la morale et celles du progrès économique et l'incompatibilité entre idéal éthique et intérêt social; l'économiste François Melon donne le luxe, dans son Essai politique sur le commerce, en 1734, pour un facteur indispensable de la prospérité, théorie à laquelle le mercantiliste et libéral Mondain de Voltaire, deux ans plus tard, donnera toute la publicité souhaitable : «J'aime le luxe, et même la mollesse, / Tous les plaisirs, les arts de toute espèce.» Il réaffirme sa position dans L'Homme aux quarante écus – «Par tout pays, le riche fait vivre le pauvre» –, dans l'article «Luxe» du Dictionnaire philosophique – «Les déclamateurs […] citent Lacédémone; que ne citent-ils aussi la République de Saint-Marin?» –, dans Le Siècle de Louis XIV, dans les Idées républicaines. Pour Montesquieu, dans L'Esprit des lois, si le luxe est néfaste aux républiques, il est utile dans les monarchies : «Comme, par la constitution des monarchies, les richesses y sont inégalement partagées, il faut bien qu'il y ait du luxe. Si les riches n'y dépensent pas beaucoup, les pauvres mourront de faim» (livre VII, chap. IV). Et les théories de Mandeville se retrouvent toujours, en 1771, dans la Théorie du luxe de G.M. Butel-Dumont(7) et l'année suivante, Helvétius, dans De l'homme, soutient que le luxe, concept variable selon les temps, les lieux, les conditions, est un stimulant indispensable à l'activité humaine, qui stagnerait sans l'espoir d'une récompense, c'est-à-dire de «quelque superfluité(8)».
   Au chœur des réalistes répond, éploré, celui des moralistes, prédicateurs ou sermonnaires, tous plus ou moins, d'ailleurs, de la lignée de Jean-Jacques. En 1759, dans La Capitale des Gaules, l'atrabilaire Fougeret de Monbron gronde : «Ô vous, corrupteurs infâmes de l'innocence et des bonnes mœurs, de quel front osez-vous soutenir que le luxe est nécessaire dans un État(9)?» Mably, en 1740 laudateur du commerce, du luxe, de l'industrie et des arts dans son Parallèle des Romains et des Français, passe à l'opinion opposée en 1763 dans les Entretiens de Phocion et tonne à son tour : «Nous en sommes déjà venus au point de confondre le luxe et le faste avec la prospérité de la république(10).» Pour Linguet, dans la Théorie des lois civiles, luxe est synonyme d'oppression. D'Holbach, dans sa Politique naturelle, en 1773, répète les attaques rousseauistes contre un luxe qui dépeuple les campagnes, ruine l'esprit militaire, énerve les courages, anéantit les mœurs, ne laissant subsister que l'envie et l'égoïsme : «Dans une nation en proie au luxe, toutes les vertus paraissent étrangères et déplacées(11).» Et voici encore Marat : «En amollissant et en corrompant les peuples, le luxe les soumet sans résistance aux volontés d'un maître impérieux, et les force de payer du sacrifice de leur liberté le repos et les plaisirs dont il les laisse jouir(12).» Ou Condillac :

Que deviennent les mœurs lorsque les principaux citoyens, qu'on prend pour exemple, forcés à être tout à la fois avides et prodigues, ne connaissent que le besoin d'argent, que tout moyen d'en faire est reçu parmi eux, et qu'aucun ne déshonore? Le luxe fait subsister une multitude d'ouvriers, j'en conviens. Mais faut-il fermer les yeux sur la misère qui se répand dans les campagnes? Qui donc a le plus de droit à la subsistance, est-ce l'artisan des choses de luxe, ou le laboureur(13)?

Laclos observe, dans Les Liaisons dangereuses (lettre 104) : «Le luxe absorbe tout: on le blâme, mais il faut l'imiter, et le superflu finit par priver du nécessaire», et l'abbé Pluquet, en 1786, le condamne toujours dans le Traité philosophique et politique sur le luxe, en attendant les protestations des physiocrates.
   N'y avait-il donc pas de juste milieu? Certains tempèrent les excès dans l'un ou l'autre sens en distinguant un bon et un mauvais luxe. Selon Beccaria, il favorise le despotisme lorsqu'un pays est plus étendu que sa population n'est nombreuse, le tempère au contraire dans un État très peuplé «parce qu'il anime l'industrie et l'activité des hommes»; l'abbé Delille, dans une Satire sur le luxe, distingue un luxe «utile et décent» qui fait circuler l'argent et un luxe «au vice consacré», pure vanité. L'Encyclopédie se devait, elle aussi, de prendre position, et résume les arguments des enthousiastes et des détracteurs. Qu'est-ce finalement que le luxe? «C'est l'usage qu'on fait des richesses et de l'industrie pour se procurer une existence agréable» – définition toute bourgeoise(14). Il est naturel à l'homme dans une société inégalitaire : «Le luxe a pour cause première ce mécontentement de notre état, ce désir d'être mieux, qui est qui doit être dans tous les hommes.[…] Ce désir doit nécessairement leur faire aimer et rechercher les richesses» et le luxe «contribue au bonheur de l'humanité». Il arrive à Diderot de s'emporter contre ses excès : «Le luxe ruine le riche, dit sa Satire contre le luxe, et redouble la misère des pauvres. […] Ô luxe funeste, enfant de richesse! tu détruis tout, et le goût, et les mœurs(15).» Il en veut surtout, comme les physiocrates, au luxe de parade, d'ostentation, et «le roi Denis», dans ses Entretiens avec Catherine II, décrète: «L'or mène à tout. L'or qui mène à tout est devenu le Dieu de la nation». Mais il faut moins bannir le luxe que le contrôler: en donnant à chacun les moyens de s'enrichir, il peut devenir le signe de l'aisance publique(16).
   On le sait, le plus passionné, le plus intransigeant fut Rousseau. À quoi bon insister sur les tirades fameuses du Discours sur les sciences et les arts : «Le luxe corrompt tout; et le riche qui en jouit, et le misérable qui le convoite.» Et dans sa réponse à Borde: «S'il n'y avait point de luxe, il n'y aurait point de pauvres. […] Le luxe nourrit cent pauvres dans nos villes, et en fait périr cent mille dans nos campagnes» (OC III, p. 79). Loin d'attester la richesse et la prospérité d'un État, le luxe annonce sa ruine irrémédiable: «Le luxe sert au soutien des États, comme les cariatides servent à soutenir les palais qu'elles décorent, ou plutôt comme ces poutres dont on étaie des bâtiments pourris, et qui souvent achèvent de les renverser. Hommes sages et prudents, sortez de toute maison qu'on étaie!» (OC III, 79-80). Avec ce fléau, point d'accommodement: «On croit m'embarrasser beaucoup en me demandant à quel point il faut borner le luxe. Mon sentiment est qu'il n'en faut point du tout» (OC III, p. 95)(17).
   Dans cette longue et indécidable querelle où s'opposent deux conceptions du bonheur et du progrès, quelle place accordait-il aux arts, produits par excellence d'une société évoluée et dont les liens avec le luxe étaient indissolubles?
   Même si Rousseau parle surtout des sciences et des lettres – et c'est bien ainsi, d'ailleurs, que l'entendront la plupart de ses contradicteurs(18) –, il ne pouvait laisser les arts à l'abri de sa virulente diatribe. On se rappelle la généalogie qu'il «arrange» dans sa réponse à Stanislas: «La première source du mal est l'inégalité; de l'inégalité sont venues les richesses. […] Des richesses sont nés le luxe et l'oisiveté; du luxe sont venus les beaux-arts, et de l'oisiveté les sciences» (OC III, 49-50). L'enchaînement inéluctable conduit ainsi à la prolifération du mal sous de multiples aspects, les arts participant au renforcement de l'injustice économique et sociale(19) : «Le luxe va rarement sans les sciences et les arts, et jamais ils ne vont sans lui» (OC III, 19). Ils sont même la face la plus visible d'une inégalité qui permet l'étalage du superflu et autorise un scandale insupportable, puisque joailliers, orfèvres et ébénistes vivent dans l'opulence et le citoyen utile dans la misère: «Un Hebert, un Lafrenaye, un Martin gagnent plus d'argent en un jour, que tous les laboureurs d'une province ne sauraient faire en un mois» (OC III, 95). Bref: «Que ferions-nous des arts sans le luxe qui les nourrit?» Or l'étroite dépendance des arts à l'égard du luxe entraîne de redoutables conséquences.
   Les premières concernent les mœurs: les arts les corrompent, efféminent les courages, dissolvent les vertus militaires. Voyez l'histoire. Charles VIII s'empare presque sans coup férir d'une Italie énervée et les Romains eux-mêmes ont avoué «que la vertu militaire s'était éteinte parmi eux à mesure qu'ils avaient commencé à se connaître en tableaux, en gravures, en vases d'orfèvrerie, et à cultiver les beaux-arts» (OC III, 22-23)(20). Rien de surprenant, puisque les arts, bien loin d'apporter un appui à la morale publique, flattent les passions, encouragent vices et faiblesses, pervertissent l'esprit et le cœur dès l'enfance : «Nos jardins sont ornés de statues et nos galeries de tableaux. Que penseriez-vous que représentent ces chefs-d'œuvre de l'art exposés à l'admiration publique? Les défenseurs de la patrie? Ou ces hommes plus grands encore qui l'ont enrichie par leurs vertus? Non. Ce sont des images de tous les égarements du cœur et de la raison, tirées soigneusement de l'ancienne mythologie, et présentées de bonne heure à la curiosité de nos enfants; sans doute afin qu'ils aient sous leurs yeux des modèles de mauvaises actions, avant même que de savoir lire» (OC III, 25). À mesure que les arts étendent leur influence, les mœurs se dégradent : «Nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection» – l'Égypte, la Grèce, la Chine, Rome même, livrée à une «foule d'auteurs obscènes», en témoignent. On sait bien ce que dirait Fabricius: «Que signifient ces tableaux, ces édifices? […] C'est pour enrichir des architectes, des peintres, des statuaires et des histrions, que vous avez arrosé de votre sang la Grèce et l'Asie? […] Romains, hâtez-vous de renverser ces amphithéâtres; brisez ces marbres; brûlez ces tableaux; chassez ces esclaves qui vous subjuguent, et dont les funestes arts vous corrompent» (OC III, 14-15).
   Autre conséquence, la dégradation même du goût indispensable au développement des arts. Procédant du luxe et de l'instauration des fausses valeurs, non seulement les arts devaient corrompre les mœurs – «Que deviendra la vertu, quand il faudra s'enrichir à quelque prix que ce soit?» –, mais ils devaient en venir à se dégrader, à se corrompre eux-mêmes, puisque tenus de s'asservir à la mode, au goût dépravé par le clinquant, à la frivolité, aux dépens de la morale et de la vertu. Le luxe, qui a donné naissance aux arts, en vient à les ruiner en les dépouillant d'une finalité éthique. Prisonnier de l'opinion, dépendant du social, l'homme de lettres se souciera davantage de bien écrire que de tenir son rôle de précepteur des hommes et s'abaissera au niveau de ceux qui l'applaudissent. L'exemple est célèbre : «Tout artiste veut être applaudi. […] Il rabaissera son génie au niveau de son siècle, et aimera mieux composer des ouvrages communs qu'on admire pendant sa vie, que des merveilles qu'on n'admirerait que longtemps après sa mort. Dites-nous, célèbre Arouet…» (OC III, 21). Ce qui vaut pour les lettres ne vaut pas moins pour les arts. Le peintre, le sculpteur doivent se résoudre à la misère et au mépris ou à la prostitution de leur talent :

C'est ainsi que la dissolution des mœurs, suite nécessaire du luxe, entraîne à son tour la corruption du goût. Que si par hasard entre les hommes extraordinaires par leurs talents, il s'en trouve quelqu'un qui ait de la fermeté dans l'âme et qui refuse de se prêter au génie de son siècle et de s'avilir par des productions puériles, malheur à lui! Il mourra dans l'indigence. […] Carle, Pierre; le moment est venu où ce pinceau destiné à augmenter la majesté de nos temples par des images sublimes et saintes, tombera de vos mains, ou sera prostitué à orner de peintures lascives les panneaux d'un vis-à-vis. Et toi, rival des Praxitèle et des Phidias, […] inimitable Pigalle, ta main se résoudra à ravaler le ventre d'un magot, ou il faudra qu'elle demeure oisive (OC III, 21)(21).

Toutefois, l'effet corrupteur des arts ne se limite pas aux mœurs et à la morale. Émanation caractéristique d'une société inégalitaire, comment échapperaient-ils à la domestication par le pouvoir qui les manipule pour assurer sa domination et dissimuler son autoritarisme? «Tandis que le gouvernement et les lois pourvoient à la sûreté et au bien-être des hommes assemblés; les sciences, les lettres et les arts, moins despotiques et plus puissants peut-être étendent des guirlandes de fleurs sur les chaînes de fer dont ils sont chargés, étouffent en eux le sentiment de cette liberté originelle pour laquelle ils semblaient être nés, leur font aimer leur esclavage» (III, 7). Cette remarque revient à mettre en accusation l'attitude des intellectuels et des artistes à l'égard du pouvoir(22), voire à dénoncer leur collusion avec le despotisme parce qu'ils trahissent leur mission morale et sociale en se vendant pour une pension ou une commande et en mettant l'esthétique au service d'une autorité trop consciente de l'utilité de leur appui : «Le besoin éleva les trônes; les sciences et les arts les ont affermis. Puissances de la terre, aimez les talents, et protégez eux qui les cultivent. […] Peuples policés, cultivez-les : heureux esclaves, vous leur devez ce goût délicat et fin dont vous vous piquez; […] en un mot, les apparences de toutes les vertus sans en avoir aucune» (III, 7). Ainsi s'affirme une fois de plus le divorce entre éthique et esthétique, la diatribe se faisant politique: ne pouvant s'en prendre ouvertement au gouvernement, Jean-Jacques incrimine une dépendance institutionnelle, des arts que le despotisme soutient et encourage à son profit(23), en montrant qu'ils ne peuvent donner lieu qu'à une création dénaturée, interdite de liberté comme d'originalité.
   On comprend dès lors pourquoi les arts ne sauraient être utiles que dans une société où les mœurs seraient demeurées saines(24) ou dans celle qui aurait été préalablement réformée. Que la Pologne y songe et bannisse les divertissements et spectacles de cour qui efféminent les hommes et leur font oublier leur devoir; le seul luxe acceptable, pour Rousseau comme pour les utopistes(25), est celui qui magnifie, non les hommes, mais la Cité, comme chez les Romains (OC III, 964) ou en Grèce, où les tragédies d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide inspiraient l'amour de la patrie. D'où ce conseil : «Si vous ne voulez que devenir brillants, bruyants, redoutables, et influer sur les autres pays de l'Europe, cultivez les sciences, les arts [et] surtout […] fomentez et le luxe matériel et le luxe de l'esprit, qui en est inséparable» (OC III, 1003). En somme, l'art au service, non plus de la richesse et du luxe ni du pouvoir, mais de la morale et de l'esprit civique(26).
   Tout compte fait, les positions de Rousseau n'étaient pas exceptionnelles. Vers 1750 se produit une réaction contre le petit goût et les petits sujets: La Font de Saint-Yenne, dans ses Réflexions sur quelques causes de l'état présent de la peinture en France (1747) plaide pour la grande peinture d'histoire et les vastes compositions allégoriques contre l'envahissement des scènes érotiques et galantes(27), et de même le marquis d'Argens dans ses Réflexions critiques sur les différentes écoles de peinture (1752)(28). C'est aussi, en 1751, l'inquiétude de l'abbé Leblanc, qui déplore l'engouement pour le recherche, le factice, le surchargé :

Ils contrastent un Amour avec un dragon, et un coquillage avec une aile de chauve-souris. Ils ne suivent plus aucun ordre, aucune vraisemblance dans leurs productions. Ils entassent avec confusion des corniches, des bases, des colonnes, des cascades, des joncs, des rochers; dans quelque coin de ce chaos, ils placeront un Amour épouvanté, et sur le tout, ils feront régner une guirlande de fleurs. Voilà ce qu'on appelle des dessins d'un nouveau goût(29).

Raynal déjà est sévère pour Boucher, pas assez «mâle» et qui, «travaillant pour de l'argent, […] gâte son talent» (Correspondance littéraire, I, 357, 462), ou pour Nattier, «galant mais maniéré» (I, 465). À son tour, Grimm conseille à Boucher de «s'en tenir aux dessus de portes et aux petits tableaux» (II, 282), condamne son portrait de la Pompadour – «Il est si surchargé d'ornements, de pompons et de toutes sortes de fanfreluches, qu'il doit faire mal aux yeux à tous les gens de goût» (III, 433) – et à la mort du peintre, en 1770, estime qu'il «a peut-être perdu l'école française sans ressource, parce qu'il ne s'est pas trouvé à l'Académie de peinture un Voltaire pour préserver les élèves de la contagion» (IX, 59).
   Diderot aussi s'inscrit dans cette ligne et rejette un art dégradé, produit d'un luxe facile et ostentatoire. Il refuse l'artifice de la peinture mythologique de Nattier qui déguise les belles dames en Cérès ou en Hébés et honnit les allégories, factices et glacées (DPV XVI, 130). Il ne s'en prend pas moins à l'indécence et au libertinage, funestes à la morale, à Baudouin, «peintre de petites maisons et de libertins» (DPV XIV, 169), à Fragonard et à ses Hasards heureux de l'escarpolette : «Il me semble que j'ai vu assez de tétons et de fesses» (OV IV, 102). Il déteste «les amours et les chérubins» de Boucher, chez qui la déchéance du talent a suivi la corruption des mœurs, établissant entre les deux la même liaison fatale que Jean-Jacques : «La dégradation du goût, de la couleur, de la composition des caractères, de l'expression, du dessin, a suivi pas à pas la dépravation des mœurs. Que voulez-vous que cet artiste jette sur la toile? Ce qu'il a dans l'imagination; et que peut avoir dans l'imagination un homme qui passe sa vie avec des prostituées du plus bas étage?» (DPV XIV, 54). L'art se doit de jouer un rôle formateur, d'épauler et d'épurer la morale(30). De là son admiration bien connue pour Greuze, son Accordée de village ou le Retour de l'enfant prodigue : «Courage, mon ami Greuze, écrit-il en 1763, fais de la morale en peinture, et fais-en toujours comme cela!» (DPV XIII, 394). Parlant de Baudouin, Diderot s'inquiète des grands sujets auxquels songeait aussi Rousseau : «Croit-on que les bustes de ceux qui ont mérité de la patrie les armes à la main, dans les tribunaux de la justice, aux conseils du souverain, dans la carrière des lettres et des beaux-arts, ne donnassent pas une meilleure leçon? Pourquoi ne rencontrons-nous pas les statues de Turenne et de Catinat?» (DPV XVI, 290).
   En somme, ceux qui partagent l'opinion qu'un luxe insensé, qui a produit les arts, finit aussi par les corrompre en même temps que les mœurs, se situent dans le sillage de Rousseau. Diderot ne dit pas autre chose dans sa Réfutation d'Helvétius : «Le luxe naît d'un usage insensé de sa fortune. […] Cette espèce de luxe est nécessairement suivi de la corruption des mœurs, de la décadence du goût et de la chute de tous les arts. […] On fait beaucoup de statues, mais on les fait mauvaises; on fait beaucoup de tableaux, mais on n'en fait point de bons» (OV I, 889). Là où règnent luxe et dissipation, rappellent les Mémoires pour Catherine II, les conséquences ne se font pas attendre; les hommes de lettres cherchent des protecteurs, les artistes des mécènes :

Les beaux-arts trouvent plus d'avantages à travailler beaucoup qu'à travailler bien. Vien ne fait plus que des dessus de porte. Boucher peint des ordures pour le boudoir d'un grand. Vernet est occupé pour la salle à manger d'une actrice. […] Il y a de la peinture depuis Versailles jusqu'au fond du faubourg Saint-Marceau, mais pas un bon tableau (OV III, 295).

Pacotille, tape-à-l'œil et clinquant se substituent à l'art véritable, mais il en irait autrement si l'on appliquait les lois somptuaires suggérées par «le roi Denis»: «Ce que deviendront les beaux-arts? Il n'est pas possible que, suivis par goût et chez un peuple aisé et nécessairement délicat, ils ne fassent de grands progrès». Ce sera aussi l'avis du baron d'Holbach dans sa Politique naturelle, où se retrouvent les accents rousseauistes :

Les apologistes du luxe semblent surtout avoir été touchés des progrès qu'il fait faire aux arts. En effet, on ne peut nier qu'il n'excite une émulation très marquée entre les différents artistes que l'appât du gain engage à se surpasser les uns les autres. Mais une nation peut posséder une foule de peintres, de sculpteurs, de manufacturiers célèbres sans en être plus heureuse. La vanité d'un despote peut donner aux arts une impulsion très forte sans qu'il en résulte aucun bien pour son peuple: au contraire, ce peuple, souvent épuisé, est obligé de se ruiner de plus en plus pour mettre son tyran à portée de contenter ses goûts. Sous un mauvais gouvernement, les chefs-d'œuvre de l'art ne servent qu'à décorer le sarcophage de la nation.
   D'un autre côté le luxe anéantit le goût de la belle nature; ainsi pour lui complaire, les arts et les talents renoncent à la vérité, à la simplicité, à l'énergie; ils craindraient d'effrayer des âmes pusillanimes. […] Le désir de s'enrichir et de plaire fait que l'homme de génie dépouille ses ouvrages des beautés mâles; il sacrifie honteusement au mauvais goût, à la faiblesse qui dominent; les connaissances utiles et sérieuses cèdent partout aux talents agréables: ceux-ci sont faits pour obtenir la préférence dans des pays frivoles où l'on ne veut que s'amuser(31).

Il y a cependant une différence, car ces philosophes ne sont pas, comme Jean-Jacques, radicalement hostiles à toute forme de luxe. Après tout, dit l'Encyclopédie, le désir de s'enrichir et de jouir de ses biens est naturel à l'homme et il faut s'en prendre, non au luxe «retenu dans de justes bornes par l'esprit de communauté», mais à ses abus. Un luxe bien géré non seulement encouragera les arts, mais les fera servir à l'instruction morale :

Tous les états sentiront le prix des beaux-arts et en jouiront; mais alors ces beaux-arts ramènent encore l'esprit des citoyens aux sentiments patriotiques et aux véritables vertus: ils ne sont pas seulement pour eux des objets de dissipation, ils leur présentent des leçons et des modèles. Des hommes riches dont l'âme est élevée élèvent l'âme des artistes; ils ne leur demandent pas une Galatée maniérée, de petits Daphnis, une Madeleine, un Jérôme; mais ils leur proposent de représenter Saint-Hilaire blessé dangereusement, qui montre à son fils le grand Turenne perdu pour la patrie.

Ce qui revient, comme chez Rousseau, à dénoncer l'utilisation des arts par un régime qui cherche à imposer son image tout en dissimulant son despotisme, en dissolvant les mœurs pour mieux dominer les esprits : «Ceux qui ont gouverné les peuples dans tous les temps, dit l'article "Peinture", ont toujours fait usage des peintures et des statues, pour leur mieux inspirer les sentiments qu'ils voulaient leur donner, soit en religion, soit en politique.» Affranchi, l'art retrouvera au contraire, dit Falconet, sa véritable mission : «Le but le plus digne de la sculpture, en l'envisageant du côté moral, est de perpétuer la mémoire des hommes illustres, et de donner des modèles de vertu» (article «Sculpture»).
   Dans l'introduction au Salon de 1767, Diderot condamne Rousseau et ceux qui «se sont servis du luxe et de ses suites pour décrier les beaux-arts» parce qu'«ils n'ont connu qu'une sorte de luxe», celui «qui dégrade les grands talents, en les assujettissant à de petits ouvrages, et les grands sujets en les réduisant à la bambochade» alors que, dans un État bien réglé qui favoriserait une agriculture susceptible d'élever le niveau de vie général, le luxe ferait des arts «les enfants de la bonne Cérès» pour le plus grand profit de tous (DPV XVI, 165-166)(32). Comme chez Rousseau, la Satire contre le luxe, qui évoque d'ailleurs Jean-Jacques, rappelle que des mœurs dégradées engendrent forcément un art dégradé(33) : «Si les mœurs sont corrompues, croyez-vous que le goût puisse rester pur? Non, non, cela ne se peut; et si vous le croyez, c'est que vous ignorez l'effet de la vertu sur les beaux-arts» (DPV XVI, 554).
   En revanche, et sur ce point, Diderot se sépare de son ancien ami, il ne désespère pas qu'une réforme de la morale et par conséquent de l'ordre social puisse résulter d'une réforme préalable des arts: si le théâtre est susceptible de devenir une tribune «philosophique», comme l'ont bien compris Voltaire et Diderot lui-même, pourquoi les arts visuels ne joueraient-ils pas le même rôle, et d'autant plus aisément que, moins intellectuels, ils s'adressent immédiatement aux sens, atteignant ainsi le plus grand nombre(34)?
   Si l'art est l'expression de l'esthétique et du goût, il a aussi une fonction politique et sociale et Diderot aspire à le mettre au service des Lumières, tout comme Louis XIV avait pu le faire servir au prestige de la monarchie. Des thèmes civiques, à la manière antique, contiendraient cet enseignement indispensable: on imagine comme il eût applaudi, en 1785, au Serment des trois Horaces de David, exaltation du civisme selon les républiques antiques dont se souviendra la Révolution. C'est que Diderot, dans ce qui est comme un dialogue éternellement prolongé avec Jean-Jacques, estime que les arts, bien dirigés, peuvent servir à l'éducation du peuple et à la réforme des mœurs et de l'ordre social. C'est ce que dit aussi l'Encyclopédie : «De tous les ouvrages de l'art, ceux-là ont, sans contredit, l'utilité la plus importante, qui gravent dans notre esprit des notions, des vérités, des maximes, des sentiments propres à nous rendre plus parfaits, et à former en nous les caractères dont nous ne saurions manquer sans perdre de notre prix soit en qualité d'hommes, soit en qualité de citoyens(35)
   Les arts sont donc susceptibles de devenir l'école des mœurs et du civisme, dès lors qu'ils passent du service du luxe à ce que d'Holbach nomme, dans sa Morale universelle, «une société sagement ordonnée» :

C'est sur les cœurs des hommes que l'artiste éclairé doit se proposer d'agir; mais il ne se permettra jamais de les corrompre. Ainsi, au lieu de puiser ses sujets dans une mythologie souvent lascive et criminelle, au lieu de nous représenter sans cesse les amours d'une foule de divinités, de nymphes, de satires impudiques, un peintre plus décent et plus moral nous retracera quelques traits mémorables de grandeur d'âme, de bonté, de justice, d'amour pour la patrie, que lui fournit l'histoire. […] Les productions des arts deviendraient pour nous des leçons, si elles ne nous offraient que des objets capables d'exciter à la vertu. […] Quels reproches ne devraient pas se faire des artistes, qui ne se servent de leurs talents que pour infecter les esprits d'images obscènes, et faire éclore dans les cœurs des passions dangereuses(36).

Diderot assigne aux arts visuels la même fonction rédemptrice et de progrès, de transformation de la société. Quel bien ne feraient pas des statues de grands hommes dressées dans les jardins et promenades publiques? (article «Encyclopédie»). Il le répète dans De la poésie dramatique (DPV X, 338), le Plan d'une Université pour le gouvernement de Russie (OV III, 447) ou dans l'Essai sur les règnes de Claude et de Néron (DPV XXV, 293)(37).
   Dès lors, Rousseau et les philosophes s'accordent bien à lier la dégradation des arts à celle des mœurs dans un cycle toujours recommencé, celle des premiers aggravant celle des seconds, qui eux-mêmes contribuent à la dépravation des premiers, et s'accordent encore à incriminer un système fondé sur l'inégalité et le luxe. Mais ils cessent de s'entendre sur l'éventualité d'un changement. Dès lors que, pour Rousseau, «un peuple vicieux ne revient jamais à la vertu, il ne s'agit pas de rendre bons ceux qui ne le sont plus» (OC II, 972). Une société corrompue ne peut produire qu'un art corrompu qui accentuera sa décadence(38). Diderot et les autres, distinguant un bon et un mauvais luxe, croient au contraire à la possibilité d'inverser le mouvement en faisant servir les arts à la régénération publique et politique et en confiant à l'artiste la fonction d'un instituteur des peuples.
   Si, dès le second Discours, et même dès le premier, la pensée rousseauiste est naturellement révolutionnaire, c'est parce qu'elle se fonde, non sur un appel aux réformes, mais sur un devoir-être. Il n'y a chez Jean-Jacques nul compromis possible, ni d'évolution vers un mieux concevable dans un ordre de faits essentiellement mauvais, donc non susceptible d'un quelconque progrès(39). Moins intransigeants ou plus réalistes, les philosophes attendent beaucoup du devenir historique, luttent pour éliminer ou réduire un à un les abus d'un luxe corrupteur, alors que Rousseau n'envisage qu'une société alternative, non pas corrigée ou améliorée, mais radicalement autre. Les uns recommandent des remèdes, quand l'autre estime qu'on ne guérit pas un incurable.


RÉFÉRENCES

   1. D. Margairaz, «La querelle du luxe au XVIIIe siècle», dans Le Luxe en France du siècle des Lumières à nos jours, sous la dir. de J. Marseille, Paris, ADHE, 1999, p. 25.  [Retour]
   2. H. Baudrillart, Histoire du luxe privé et public depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, Paris, Hachette, 1880, IV, p. 44-5. [Retour]
   3. La pratique du théâtre, éd. par P. Martino, Alger, 1927, p. 38. [Retour]
   4. Considérations sur les richesses et le luxe, Amsterdam, 1787, p. 96-7. [Retour]
   5. Voir A. Morize, L'Apologie du luxe au XVIIIe siècle et «Le Mondain» de Voltaire, Genève, Slatkine reprints, 1970; M.R. de Labriolle-Rutherford, «L'Évolution de la notion du luxe depuis Mandeville jusqu'à la Révolution», SV, XXVI, 1965, p. 1025-36; R. Galliani, «Le Débat en France sur le luxe: Voltaire ou Rousseau?», SV, 161, pp. 205-217; «Le Débat sur le luxe de 1760 à 1778» dans Rousseau, le luxe et l'idéologie nobiliaire. Étude socio-historique, Oxford, Voltaire Foundation, 1989 (SV 268), pp. 342-357; C.J. Berry, The Idea of Luxury. A conceptual and historical investigation, Cambridge University Press, 1994, p. 126-75; G. Gusdorf, Les Principes de la pensée au siècle des Lumières, Paris, Payot, 1971, pp. 444-461; P. Rétat, «Luxe», Dix-huitième siècle, 26, 1994, p. 79-88. [Retour]
   6. Essais historiques et philosophiques sur le goût, dans Cartaud de la Villate. Ein Beitrag zur Entstehung des geschichtlichen Weltbildes in der französischen Auklärung, hsrg. Von W. Kraus, Berlin, Akademie-Verlag, 1960, p. 322. Voir H. Kortum, «Frugalité et luxe à travers la querelle des anciens et des modernes», SV, LVI, 1967, p. 773-4. [Retour]
   7. Voir Ph. Perrot, Le Luxe, Paris, Seuil, 1995, p. 70. [Retour]
   8. À la différence de Rousseau, Helvétius n'associe pas le développement des sciences et des arts à la corruption du luxe (C. Larrère, L'Invention de l'économie au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1992, p. 74). [Retour]
   9. Fougeret de Monbron, Le Cosmopolite ou le Citoyen du monde suivi de La Capitale des Gaules ou la nouvelle Babylone, éd. par R. Trousson, Bordeaux, Ducros, 1970, p. 141. [Retour]
   10. Mably, Sur la théorie du pouvoir politique, introduction de P. Friedmann, Paris, Éditions sociales, 1975, p. 116. [Retour]
   11. D'Holbach, Politique naturelle, Paris, Fayard, 1998, p. 445. Il dit aussi dans sa Morale universelle (Amsterdam, M.-M. Rey, 1776, t. I, p. 158) : «Le luxe est une émulation de la vanité. […] À la vue des forfaits et des crimes que cette vanité épidémique fait commettre chaque jour, il est impossible de souscrire au jugement que des écrivains, d'ailleurs bien intentionnés, ont porté du luxe. Il est vrai qu'il attire des richesses dans un État; mais ces richesses tendent-elles à soulager la misère du plus grand nombre?» [Retour]
   12. J.-P. Marat, Les Chaînes de l'esclavage, Paris, 1793, p. 79. [Retour]
   13. Condillac, «Le Commerce et le Gouvernement considérés relativement l'un à l'autre», dans Œuvres philosophiques, éd. par G. Le Roy, Paris, PUF, 1948, t. II, p. 311. [Retour]
   14. Ph. Perrot, «De l'apparat au bien-être: les avatars d'un superflu nécessaire», ds J.-P. Goubert, Du luxe au confort, Paris, Belin, 1988, p. 41. [Retour]
   15. Satire contre le luxe, à la manière de Perse, OC XVI, p. 554. Nous citons les Œuvres complètes (DPV) ou, à défaut, l'édition Versini des œuvres (OV). [Retour]
   16. Voir Y. Benot, «Diderot et le luxe», Europe, 661, 1984, pp. 58-72. [Retour]
   17. D'où sa condamnation de Melon, propagateur d'une «doctrine empoisonnée» (OC III, 95) et de Mandeville dans le second Discours (OC III, 154-155). Rousseau est cependant plus nuancé dans La Nouvelle Héloïse où Julie accepte à Clarens «le luxe de plaisir et de sensualité sans raffinement», mais condamne «le luxe de magnificence et d'ostentation» (OC II, 531). [Retour]
   18. Voir R. Trousson, Jean-Jacques Rousseau jugé par ses contemporains, Paris, Champion, 2000. [Retour]
   19. J.F. Hamilton, «A Theory of art in Rousseau's first discourse», SV, 94, 1972, p. 73. [Retour]
   20. Même réflexion dans la préface de Narcisse : «Le goût des lettres, de la philosophie et des beaux-arts anéantit l'amour de nos premiers devoirs et de la véritable gloire» (OC. II, 966). [Retour]
   21. Rousseau reviendra sur cette question dans l'Émile : «Ceux qui nous guident sont les artistes, les grands, les riches, et ce qui les guide eux-mêmes est leur intérêt ou leur vanité; ceux-ci pour étaler leur richesse et les autres pour en profiter cherchent à l'envi de nouveaux moyens de dépense. Par là le grand luxe établit son empire et fait aimer ce qui est difficile et coûteux; alors le prétendu beau, loin d'imiter la nature, n'est tel qu'à force de la contrarier. Voilà comment le luxe et le mauvais goût sont inséparables. Partout où le goût est dispendieux, il est faux» (OC IV, 673). [Retour]
   22. B. Mély, Jean-Jacques Rousseau. un intellectuel en rupture, Paris, Minerve, 1985, p. 46. [Retour]
   23. J.F. Hamilton, op. cit., p.79; Ph.E.J. Robinson, Jean-Jacques Rousseau's Doctrine of the Arts, Bern, Lang, 1984, p. 66. [Retour]
   24. Dans la Lettre à d'Alembert¸ Rousseau consentirait à avoir un théâtre à Genève, si l'on y représentait les vertus des bons citoyens mais, demande-t-il, qui applaudirait les exploits des Berthelier et des Lévrery? (OC V, 110). [Retour]
   25. Les utopistes soulignent presque toujours le lien entre le luxe et les arts (Foigny, Veiras, Morelly, Mercier). Chez Dom Deschamps, dans «l'état de mœurs» ou de parfaite égalité, les arts auraient disparu.. [Retour]
   26. Parmi les contradicteurs de Rousseau, peu nombreux sont ceux qui relevèrent ses propos sur les arts proprement dits. Dans son Discours sur les avantages des sciences et des arts, Charles Borde en souligne au contraire l'utilité : «Les arts sont nécessaires à une nation heureuse. […] C'est à tort qu'on affecte de regarder leurs productions comme frivoles. La sculpture, la peinture flattent la tendresse, consolent les regrets, immortalisent les vertus et les talents» (Mercure de France, décembre 1751, I, p. 219). Dans son second Discours, il soutient «qu'il n'y aurait que des pauvres s'il n'y avait point de luxe» et, tout en admettant que les arts sont moins irréprochables que les sciences, parce qu'ils tiennent au plaisir, il vante leur intérêt pour la socialisation et l'urbanité : «Que les arts au reste parent notre existence et nos besoins, qu'ils nous ôtent cette vieille dureté de mœurs qui a pu se faire respecter, mais qui se faisait haïr; que le monde reçoive d'eux des couleurs riantes et agréables, je ne vois là que des sujets de reconnaissance; pour quelques qualités admirables que nous aurons peut-être perdues, nous en gagnerons cent aimables; qu'importe? Les hommes ont besoin de s'aimer et non de s'admirer» (Second discours sur les avantages des sciences et des arts, Avignon, Girard, 1753, p. 118). Les Mémoires de Trévoux (février 1751, p. 509-10) saluent l'éloquence de la prosopopée de Fabricius, mais ajoutent : «Cependant les beautés mâles qu'on y admire, détruiront nos arts si elles sont prises pour des vérités. Eh quoi! ne pourrons-nous pas nous écrier à notre tour : "O Médicis! ô Léon! ô François! Restaurateurs magnifiques des sciences et des lettres, que penseriez-vous si, rappelés à la lumière, vous appreniez qu'on regarde vos bienfaits comme un malheur, et vos libéralités comme un poison funeste"…» Gautier parle, comme Borde, des «arts instructifs et ministériels» qui embellissent la vie, imagine une prosopopée de Louis XIV indigné du mépris de Rousseau pour les arts qu'il a voulu promouvoir et conclut : «Les arts sont le soutien des États; ils réparent continuellement l'inégalité des fortunes et procurent le nécessaire physique à la plupart des citoyens» (Recueil de toutes les pièces…, Gotha, J.-P. Mevius, 1753, I, p. 151). [Retour]
   27. Voir R. Desné, «La Font de Saint-Yenne, précurseur de Diderot», La Pensée, 73, 1957, p. 82-96. [Retour]
   28. J.A. Leith, The Idea of Art as Propaganda in France 1750-1799. A Study in the History of Ideas, University of Toronto Press,1965, p. 7-8. [Retour]
   29. Lettre de M. l'abbé Leblanc, Amsterdam, 1751, t. II, p. 51-2. [Retour]
   30. «Rendre la vertu aimable, le vice odieux, le ridicule saillant, voilà le projet de tout honnête homme qui prend la plume, le pinceau ou le ciseau» (Essai sur la peinture, DPV XIV, 392). [Retour]
   31. Politique naturelle, discours IX, p. 446-7. [Retour]
   32. D'où la conclusion : «Il s'ensuit […] qu'il y a deux sortes de luxe : l'un qui naît de la richesse et de l'aisance générale, l'autre de l'ostentation et de la misère, et que le premier est aussi sûrement favorable à la naissance et au progrès des beaux-arts, que le second leur est nuisible» (DPV XVI, 169). [Retour]
   33. J.A. Leith, op. cit., p. 47. [Retour]
   34. J.A. Leith, op. cit., p. 14. Cf. Essai sur les règnes de Claude et de Néron (DPV XXV, 243) : «L'espèce d'exhortation qui s'adresse à l'âme par l'entremise des sens, outre sa permanence, est plus à la portée du commun des hommes. Le peuple se sert mieux de ses yeux que de son entendement. Les images prêchent sans cesse, et ne blessent point l'amour-propre». [Retour]
   35. Cité par J.A. Leith, op. cit., p. 49. [Retour]
   36. D'Holbach, Morale universelle, t. II, p. 234-5. [Retour]
   37. Voir J.A. Leith, op. cit., p. 40-1, qui rappelle qu'on retrouve les mêmes thèmes, en 1770, dans L'An 2440 de L.-S. Mercier. [Retour]
   38. Il est vrai que, dès la préface de Narcisse, Rousseau suggère d'extraire un remède du mal lui-même : «Les mêmes causes qui ont corrompu les peuples servent quelquefois à prévenir une plus grande corruption» (OC III, 972). Ne fait-il pas appel, en finale du premier Discours, aux grands génies et aux académies elles-mêmes? «Je l'avoue, cependant; le mal n'est pas aussi grand qu'il aurait pu le devenir. La prévoyance éternelle, en plaçant à côté de diverses plantes nuisibles des simples salutaires, […] a enseigné aux souverains qui sont ses ministres à imiter sa sagesse» (OC III, 26). Des hommes d'exception sont seuls capables de réunir savoir et vertu. Mais pointe aussi la solution révolutionnaire, qu'il se garde cependant d'encourager : «On n'a jamais vu de peuple une fois corrompu revenir à la vertu. […] Il n'y a plus de remède, à moins de quelque grande révolution presque aussi à craindre que le mal qu'elle pourrait guérir, et qu'il est blâmable de désirer et impossible de prévoir» (OC III, 56). En tout état de cause, la solution, quelle qu'elle soit — y compris la sienne — ne saurait avoir qu'un effet retardateur. Laissons donc subsister bibliothèques et universités, qui peuvent, comme le théâtre dans les grandes villes, faire au moins «quelque diversion à la méchanceté des hommes» (OC III, 56). Sur ce thème du remède dans le mal, — le «téléphisme» —, voir l'étude de J. Starobinski, Le Remède dans le mal, Paris, Gallimard, 1989. [Retour]
   39. Aussi ne croit-il pas à l'efficacitédes lois somptuaires : «Sur l'inutilité des lois somptuaires pour déraciner le luxe une fois établi, on dit que l'auteur n'ignore pas ce qu'il y a à dire là-dessus. Vraiment non. Je n'ignore pas que quand un homme est mort il ne faut point appeler de médecins» (OC III, 33). Même opinion dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne (OC III, 965). [Retour]

 

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