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ALLÉGORIE ET LANGUE PEUPLE : DE RICTUS À MALLARMÉ

«Ben, n'en v'la d'eune "Allégorie"» : en mots plus fleuris que ceux de Jehan Rictus dans son Cœur populaire (1914), on sait que l'ancienne rhétorique réservait le terme d'«allégorie» aux opérations consistant à mettre par dessus une réalité concrète une réalité abstraite supposée la dire en la taisant. L'on sait aussi que l'une des offensives de la modernité littéraire a précisément consisté à ranger au rayon d'un classicisme périmé et d'une figuralité épuisée, à côté des périphrases et autres épithètes postiches, un trope asservi trop évidemment à un sublime passé de mode. Sans doute, au Moyen Âge, avait-elle au plus vif une grande force d'expressivité, entre solennité du ton et ruse de la représentation (parfois carnavalesque), qui la tenait à l'abri d'un tiède idéalisme de convention. Mais à partir de Hugo, la messe est dite : verbale ou visuelle(1), l'allégorie tient d'une rhétorique convenue ou d'une iconologie désuète. Pudeur du discours, parce qu'elle est un voile, l'allégorie en est aussi une pauvreté, parce qu'elle est timide. L'expression y hésite au bord de la métaphore, qu'elle ne franchira pas vraiment ; un sens second reste tout embarrassé par un sens premier, qu'il ne parvient pas à se soumettre ni a fortiori à résorber(2); aucun surcroît, en elle, de l'imaginaire sur l'image. Relevant d'une logique de l'emblème, elle n'accède au signe qu'en se mettant en congé du signifiant : par quoi, au fond, sa sémiologie reste profondément idéaliste, c'est-à-dire bêtement «symboliste». Refusant la littéralité, elle reste en deçà du littéraire. Fuyant la platitude, elle est désespérément plate : décorative, solennelle, explicative. En regard de ces frilosités, la modernité, de Lamartine à Apollinaire, est allée se développant comme une conquête du littéral — littéralité des choses à dire et littéralité des figures pour les dire — et, au fond, d'une littérature qui ne fût plus conçue comme transposition, exhaussement, assaut d'éloquence, mais comme expressivité, indiscernable fusion d'un dire et d'un dit. Baudelaire, on le sait également, devait s'employer à redonner quelque énergie à cette machine enrouée, mais en modifiant de fond en comble le sens et la direction d'une figure ou d'un complexe figuratif qui ne consiste plus, chez lui, à voiler la chose sous une image abstraite, mais au contraire à faire jaillir du réel l'abstraction qu'il contient — sinon, de l'abstraction, le poids de concrétude qui la rend humaine —, comme le marbre contient le cheval que le sculpteur y fait apparaître à coups de burin. «Palais neufs, échafaudages, blocs, / Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie», écrit-il en joignant, par un double effet de littéralité, la nomination de la figure à sa réalisation(3). Cette allégorie revigorée est l'opérateur rhétorique de la «modernité» telle que l'auteur des «Tableaux parisiens» et du «Peintre de la vie moderne» la concevait : saisie de l'éternel au sein du transitoire, désignation d'une essence au creux de la contingence, irrigation d'une «Vie» dans les veines du temps. Tout le contraire en somme de l'allégorie reçue, qui superpose l'éternel à l'éphémère, l'essence à la contingence et qui tue, ainsi, la lettre par l'esprit(4).
   Allégorie : ce n'est pas, certes, un mot de la langue peuple. Rien en lui de faubourien; tout y est distinction crispée, fleur de haute rhétorique reniant le fumier qui la nourrit. Les guillemets dont Rictus l'entoure le montrent, et leur fonction est sans doute, au-delà, de moquer les esthétiques savantes et de mettre à l'encan l'un des mots de la tribu poéticienne. Le poète du Cœur populaire, moderne Rutebeuf, évoque en ces termes le fracas d'un déménagement dans un quartier prolo :

Populo s'déguise en carcan
et il emporte par les rues
ses punaises qui se tienn'nt coi,
ses Dieux, ses Maîtres et ses Rois…
et… la marmaille pousse au cul!

Badadang boum! D'zing! Badadang!

Ben, n'en v'la d'eune «Allégorie»
n'en v'la d'un «Triomphe» éclatant
pour embêter celui d'Charonne!
Ça pourrait faire un beau pendant,
on mettrait d'ssous ce boniment :

«PEUPLE SOUVERAIN DÉMÉNAGEANT
AVEC LES BIENS DE SA COURONNE,»
Et mézig ajout'rait — : «Cambronne!».

Badadang boum! D'zing! Badadang(5)!

Il est difficile de résister à l'ironie de Rictus — au pseudonyme si parlant(6) —, une ironie qui porte aussi bien sur le procédé de l'«"Allégorie"» que sur ses effets de grandiose occultation, de souscription d'une légende bonimenteuse autant que d'imposition d'un légendaire factice, et qui en contrepoint fait entendre, dans ces «chants de misère et d'amour(7)» , avec la parole des humbles, la voix d'une sympathique résistance à la domination linguistique et au racisme de classe. Poétique et politique à la fois, cette position le place apparemment au pôle opposé à celui du symbolisme et de ses quintessences, dans lesquelles c'est une élite, en sa retraite opaque, qui alimente la mise en forme et la formulation; élite des poètes tenants d'une aristocratie par l'esprit plus que par le rang et dont la langue n'a rien de commun, semble-t-il, avec le langage de la rue, non plus qu'avec le langage de la boutique. Rien n'est plus vrai : l'élitisme est bien la chose la mieux partagée du petit monde des esthètes au tournant du siècle; c'est leur vulgarité spécifique de se vouloir inaccessibles au vulgaire et aux suffrages du nombre, comme c'est par une régression nouvelle que leur esthétique se livre à des poussées allégoriques n'ayant rien gardé, chez Ghil ou Régnier, de la réflexive combativité qu'un Baudelaire avait su conférer à une figure tombée en désuétude avec tout l'appareil de la rhétorique classique. Mallarmé, pourtant, ne s'est pas montré insensible à la «déformation de la langue» que Rictus avait expérimentée dès 1896–97 dans ses Soliloques du Pauvre, ainsi qu'en témoigne le mot qu'il lui adressa de Valvins, isolé au sein de la navette ordinaire des lettres à Dujardin, Gide ou Fontainas, mais aussi à Marie et Geneviève restées à Paris — mot que Rictus devait placer en tête de la première édition du Cœur populaire :

Merci, mon cher Poète, du beau livre : oh! quel étrange, poignant et sourd instrument vous vous êtes fait, je trouve géniale votre déformation de la langue. Tout ce que je ne connaissais pas du Soliloque du Pauvre m'émeut d'art, autant que j'en admire la source humaine; cela part d'une telle profondeur pour jaillir si haut. Je vous exprime affectueusement ma gratitude, cher Jehan Rictus, d'avoir pensé que je saurais vous lire et regrette mon départ de Paris quand vous avez bien voulu me visiter. Votre, très pris – S. M(8).

On sera tenté, peut-être, de porter une approbation si vibrante au compte de cette bienveillance dont le locataire de Valvins se départissait moins encore que l'hôte des Mardis de la rue de Rome : combien de billets pour signifier à tant de correspondants, au reçu de leur envoi poétique, que tout cela est d'un art exquis, d'un instrument tout personnel et d'une rare qualité d'émotion? Dire d'un livre reçu qu'il s'agit d'un «beau livre» constitue, nous le savons, le degré zéro de l'éloge. «La politesse, observera Valéry pour sa propre gouverne, c'est l'indifférence organisée(9)» et dans cet art Mallarmé a excellé, en témoin préférablement à distance de toutes les crises, diversement exquises, que sa fin de siècle aura connues(10). Il n'en reste pas moins loisible de le prendre au mot lorsqu'il tient pour «géniale» la «déformation» produite par Rictus et qu'il confesse son émotion à l'égard d'un art puisé au profond d'une «source humaine» pour «jaillir» au plus haut : la plupart de ces formules appartiennent à l'idiome mallarméen tel qu'il s'exprime, non seulement dans la correspondance méticuleuse que le poète entretient avec ses pairs et ses émules, mais dans ses écrits théoriques les plus médités. Rien n'interdit surtout d'adopter en retour le point de vue d'un Rictus sur la poétique de Mallarmé(11) et d'y faire apparaître ce qui pourrait bien relever aussi, chez celui-ci, d'une résistance à l'allégorie — comme forme guindée et symboliquement peu féconde de l'expression artistique — et d'une incorporation dans la langue la plus littéraire de traits discursifs et de représentations émanant (ou y renvoyant) d'un trésor populaire plus ou moins ironisé.
   Point de vue ayant, j'en conviens, de quoi surprendre. Quel meilleur point de vue cependant sur un objet très largement étudié, jusqu'à saturation, que celui qui en ferait jaillir des aperçus ou des propriétés généralement inaperçues? L'exégèse mallarméenne s'est montrée peu attentive, il est vrai — c'est le moins que l'on puisse dire (12) —, aux accents populaciers, argotiques, triviaux même, qui quelquefois, chez Mallarmé, viennent ou bien contraster avec la gravité du propos — comme dans «Le Guignon», où les fanfares de gosses pétomanes font écho aux extases pataudes du poète maudit(13) —, ou bien introduire, de façon plus intéressante, la parlure, la «rue» au sein du haut langage de la parole poétique, ainsi qu'on le voit dans le «Billet» à Whistler où c'est «Sans se faire autrement de bile(14)» que la danseuse, vitesse immobile, vertige précis, vient aérer de sa jupe le visage hilare du dédicataire. Contraste plus efficace dans le second cas que dans le premier où l'antithèse du haut et du bas, du vulgaire et du sublime préserve et renforce la répartition oppositionnelle des valeurs en place (vulgarité terrestre d'une part, élévation transie vers l'Azur d'autre part), tandis que, dans le second, poésie et prose, parole et parlure, danse et gestualité, art et quotidien se conjuguent au sein d'une figure qui annule toute opposition et propose, au lieu de l'allégorie — c'est-à-dire au lieu de l'inerte superposition de deux plans extérieurs l'un à l'autre ou de la substitution métaphorique d'un plan supérieur à un autre inférieur —, la vivante métonymie, dans une même représentation, de deux niveaux de langage en pacifique conflit.
   «La rue» comme décor, comme environnement sonore, ainsi qu'elle l'était au premier vers du sonnet «À une passante» et tout autour de la scène orchestrée par Baudelaire, scène silencieuse d'une solitude à deux au milieu de la foule(15)? Non, c'est bien plus, et bien autre chose : c'est la rue avec sa parole, sa syntaxe («Pas les rafales à propos / De rien(16)»), ses ellipses, son tutoiement, son ironie canaille. Ceci ne vaut pas seulement pour ce «Billet(17)», ni pour quelques autres pièces de la maturité, la plupart situées aux marges de l'œuvre et jusque sur la cloison des latrines à Valvins(18). J'ai mis ailleurs en évidence la dissémination de mots obscènes ou renvoyant à des objets ostensiblement abjects dont le jeune Mallarmé a ponctué ses poésies des années 1860 par une double violence faite au registre linguistique de la haute poésie et à l'éthos d'un Parnasse engoncé dans une morale du formalisme qui était aussi une forme de moralisme étroit(19). Et il faut se rappeler, en ce même sens, que «L'Après-midi d'vn favne» s'est vu rayé des pages du second Parnasse contemporain — par les bons soins conjugués d'Anatole France et du libraire Lemerre — à la fois pour l'opacité de sa construction formelle et la transparence thématique d'une églogue admettant à mots à peine couverts la délicieuse obscénité d'une partie à trois imaginaire mêlant — dans la confuse humidité de «larmes folles» et de «moins tristes vapeurs» — masturbation «par un doigt simple» et cunnilingus «sous les replis heureux d'une seule(20)». Mais cette irruption du trivial et de cette forme inversée de l'expression littéraire dominante que représente la parole vive, dans le déni vigoureux dont celle-ci fait l'objet, vaut aussi bien, plus généralement et plus générativement, pour l'écriture des poésies de la maturité et des Divagations, dont l'effet d'étrangeté cache trop bien la surprenante familiarité d'une diction, déplacée sur la page et y résistant à la lecture silencieuse, mais limpide et offerte quand elle reprend souffle dans la lecture à voix haute, guidée ici par le rythme et le nombre, là par une ponctuation tantôt erratique, tantôt proliférante. La syntaxe mallarméenne ne résulte pas d'un raffinement de l'expression écrite : elle est parlée, c'est une syntaxe de la parole, de l'énonciation en acte, non d'une phraséologie artiste. Mallarmé, rapportent les témoins des Mardis, parlait comme il écrivait, la clarté en plus. N'est-ce pas, plutôt, qu'il écrivait comme il parlait et que nous avons, le lisant, à entendre une voix dans cela même qu'a laissé en fait de trace, sur le papier, la «disparition élocutoire du poëte(21)»? «La transparence de pensée s'unifie, entre public et causeur, comme une glace, qui se fend, la voix tue(22)», note-t-il en appendice à l'édition de sa conférence anglaise sur La Musique et les Lettres. Écoutons l'enregistrement de l'une de nos conversations : nous ne reconnaissons pas notre voix; répétitions, ellipses, sous-entendus déconcertent notre compréhension; les gestes, les mimiques, la position des corps dans l'espace de l'interlocution ont disparu qui ordonnaient le discours, ses lacunes et ses embarras. Posons de là en axiome, oui, que la syntaxe de Mallarmé est orale, qu'elle procède d'une surécriture du sujet parlant, d'une inscription du corps, du corporel et donc d'une certaine littéralité à même l'expression et que c'est à retrouver cette oralité, cette subjectivité, cette inscription, placées qu'elles sont dans le texte comme certaine lettre volée dans le porte-cartes suspendu au manteau de la cheminée, que l'œuvre mallarméenne s'offre comme l'une des expériences les plus déroutantes et les plus paradoxales de la poésie moderne. Qui n'entend, par exemple, qu'un vers tel que «Le noir roc courroucé que la bise le roule» admet deux lectures, deux constructions en droit équivalentes, l'une très écrite (le noir roc est courroucé du fait que la bise le roule), l'autre très parlée (le noir roc courroucé, eh bien! que la bise le roule), et que cette oralité prépare l'irruption de l'énonciation ménagée successivement par le vers 11 («Verlaine? Il est parmi l'herbe, Verlaine») et par le vers de clôture dans lequel s'articulent tour formulaire, parodie de définition et syntaxe orale : «Un peu profond ruisseau calomnié la mort»(23)?
   Sans doute cette parole tient-elle très largement du cénacle ou de la conversation entre gens du même monde oubliant, par une désinvolture étudiée, le purisme et la gourme dont de moins lettrés se pénètrent par une auto-surveillance consentie(24). «Billet» l'a montré néanmoins : il y a place chez Mallarmé pour des expressions peu cénaculaires et un argot qui n'est pas des «gens du métier», mais de tout le monde, comme il y a place aussi, dans ses complexes échafaudages symboliques, pour un réel non allégorisé — ou résistant de tout son poids de concrétude proprement humaine à la facticité allégorique —, chambres, salons, drapeaux, consoles, crédences, volutes de fumée, quais, chenets ou miroirs vénitiens, métonymies du sujet en son absence au texte plus que supports métaphoriques de quelque au-delà de la représentation ou d'on ne sait quelle extériorité à l'expression. Comment négliger ici, d'autre part, ainsi qu'on le fait trop souvent, l'ensemble des Chansons bas? Chansons dont le titre rubrique joue de la double entente visuelle-typographique/acoustique-orale(25), et qui inscrivent au cœur du recueil des Poésies ou dans sa réserve, les évocations de petits métiers tels que le savetier, la marchande d'herbes aromatiques, le marchand d'ail et d'oignons, le cantonnier, le crieur d'imprimés, la femme du carrier, la marchande d'habits et le vitrier : «types de la rue» en effet, types sociaux autant que linguistiques, irréductibles à toute allégorie ou dans lesquels le poète ne désigne leur allégorisation possible que sur un mode ironique et déceptif, articulant en un cas à l'image de l'absolu celle des «lieux» d'aisance («Ta paille azur de lavandes / Ne crois pas avec ce cil / Osé que tu me la vendes / Comme à l'hypocrite s'il / En tapisse la muraille / De lieux les absolus lieux(26)»). Il s'est écrit une «grammaire de Mallarmé(27)». C'est une pragmatique de Mallarmé qu'il faudrait plutôt écrire. Et elle porterait fort bien en épigraphe les mots si justes adressés à Jehan Rictus.
   Dans cette attente, évitons toutefois de prêter au poète, au-delà de la sympathie dont il peut faire montre à l'égard des petites gens et de l'écoute qu'il sait réserver à la parole du quotidien, une conscience sociale qu'il n'a guère. Grande est sa lucidité au sujet du monde étroit des artistes, luxueuse juxtaposition de solitudes dans une époque d'interrègne politique et poétique. Faible en revanche sa capacité à penser la société, c'est-à-dire les rapports sociaux, comme autre chose qu'une fiction — ajustée, sans qu'il s'en défie, aux stéréotypes de sa classe. Deux mondes se trouvent placés face à face, que séparent un infranchissable fossé et la barrière d'un malentendu réciproque. C'est la beauté d'un poème en prose tel que «Conflit» d'en tirer sa matière; c'est sa pauvreté, navrante, de ne l'avoir traitée, au fond, que sur un mode largement allégorique, qui interdit à la mise en scène de l'impossible dialogue entre le prolétaire et l'artiste, quelque effort que le poète y mette, d'éviter d'un côté le paternalisme (à l'endroit du prolétaire) et de l'autre l'emphase (de l'artiste à l'égard de lui-même(28)). On connaît l'«Anecdote» dont ce texte fait son sujet. Retiré à Valvins, le poète est distrait de son travail par «un vacarme, refrains, altercations, en dessous», produit par «les progrès en cantine d'ouvriers de chemin de fer» posant une voie à proximité. Le citadin locataire — otage, contre son gré, de la «Propriété» et «omettant le moyen d'acquisition» – ferme les grilles du «jardinet, sablé, fleuri par [son] art, en terrasse sur l'onde» pour tenir à l'écart les travailleurs allant à leur chantier. Et voici les images reçues, cristallisées par cette forme idéologique que devient l'allégorie quand elle porte sur des types sociaux. Ces ouvriers, ils sont «les maîtres si quelque part, dénués de gêne, verbe haut»; querelleurs, vociférants, forcenés, tapant du pied dans la grille du bourgeois calfeutré; ivres de vin et de férocité sociale, en proie à un «mal qui [les] ruine, l'ivrognerie»; n'admettant, ne se représentant même, le travail intellectuel, «l'occupation transférée du bras à la tête », qu'« à cause de comptables». Sans doute Mallarmé ne donne-t-il pas complètement dans le cliché et pressent-il ce qui, dans sa vision poétique, le fait complice d'un ordre injuste : l'«instinct» de ces bruyants travailleurs les porte à «[chercher] dans un nombre considérable […] de petits verres» «la connaissance qui resplendirait […] alentour magnifiée par une colonnade de futaie», mais de cette connaissance que leur «ouvrage journalier» pourrait bien symboliser s'ils s'en avisaient, ils sont, observe-t-il, «moins officiants que victimes». «Tristesse, écrit-il, que ma production reste, à ceux-ci, par essence, comme les nuages au crépuscule ou des étoiles, vaine.» Le racisme de classe au bord duquel il n'a pas cessé de se tenir, auto-ironie comprise, convenons cependant qu'il s'en éloigne à l'extrême fin du poème, à la faveur d'une évocation dont l'émotion et une certaine fraternité ne sont pas absentes, et où les prénoms, les sobriquets, sombrant dans l'anonymat comme les corps mêmes sombrent dans le sommeil, semblent devenir les signatures d'une grande histoire de l'exploitation et d'une éternité vaguement chiffrée dans le réel :

une intelligence robuste de la condition humaine leur courbe l'échine journellement pour tirer, sans l'intermédiaire du blé, le miracle de vie qui assure la présence : d'autres ont fait les défrichements passés et des aqueducs ou livreront un terre-plein à telle machine, les mêmes, Louis-Pierre, Martin, Poitou et le Normand, quand ils ne dorment pas, ainsi s'invoquent-ils selon les mères ou la province; mais plutôt des naissances sombrèrent en l'anonymat et l'immense sommeil l'ouïe à la génératrice, les prostrant, cette fois, subit un accablement et un élargissement de tous les siècles et, autant cela possible, — réduite aux proportions sociales, d'éternité.

Reste que la prose de «Conflit» vaut moins, du point de vue qui est le nôtre — le point de vue de Rictus —, par les symboliques ambiguës dont elle est chargée que par les instantanés de langage qu'elle fait entendre. Langage d'agression («"Fumier!"»), de protestation («"Je dis" une voix "que nous trimons, chacun ici au profit d'autres"») et d'ironie goguenarde de l'ouvrier («"Oui, les bourgeois," j'entends, peu concerné "veulent un chemin de fer"»). Langage à la fois condescendant et timide du poète dérangé dans sa villégiature créatrice («"Mieux," interrompais-je bas, "vous le faites, afin qu'on vous paie et d'être légalement, quant à vous, seuls"»; «"Peut-être moi, aussi, je travaille..."»). De ce point de vue, ce sont ces instantanés qui importent, en ce que, par effractions ponctuelles dans un texte saturé, ils indiquent un en deçà de l'allégorie, dans lequel l'Ouvrier et le Poète, la langue de l'Esclave et la langue du Maître résisteraient à leur commune réduction à des figures abstraites.
   Le littéral venu au secours du littéraire, ou pour entrer en conflit avec celui-ci? S'il est bien question d'une lutte dans «Conflit», elle ne se résume pas à la «lutte des classes» que le poète s'imagine illustrant sur le gazon avec le colosse qui le prend à partie(29). La lutte est aussi entre deux systèmes de l'expression, ajustés non seulement à deux représentations symétriques du monde — séparant le poète et l'ouvrier — mais aussi à deux représentations de la littérature entre lesquelles le poète est lui-même tiraillé. À l'image du poète en butte à l'incompréhension têtue du prolétaire en pantalon de velours, on peut cependant préférer cette autre anecdote, rapportée par Félix Fénéon :

[Il y a quarante ans] paraissait à Paris la Vogue. Par jeu ou pour complaire à un écrivain de ses amis qui, avec Gustave Kahn, Jules Laforgue et Charles Henry, rédigeait cette revue symboliste, le jovial Dr Ferroul, maire et député socialiste de Narbonne, s'était ingénié à faire souscrire des abonnements aux gens de sa clientèle médicale et politique. De sorte que la Vogue avait un double public : à travers l'Europe, les lettrés les plus huppés, petit nombre, et bizarrement, dans un coin du Languedoc, un dense contingent de vignerons et de tonneliers pour qui elle était lettre close.
   Et voici qu'en tête du numéro du 13 juin 1886 parut un sonnet inédit de Stéphane Mallarmé, le sonnet qui débute par «M'introduire dans ton histoire» pour finir par «Du seul vespéral de mes chars». L'hermétique poème intrigua ces Narbonnais considérablement. Ce soir-là, au café, on ne parla pas d'autre chose. D'emblée le dernier vers s'était gravé dans les mémoires. Dès le lendemain, on ne disait plus d'un événement ou d'un spectacle insolite : «C'est épatant», mais «C'est très vespéral de mes chars». La Vogue cessa de paraître. Le point de départ du dicton s'évanouit dans le passé. Cependant le dicton lui-même persistait, condensé en un groupe de syllabes rituelles; et aujourd'hui encore, devant quelque prodige, paysans, ouvriers, marins de Cuxac, Ginestas, Capendu, Marcorignan, Capestang ou la Nouvelle se frappent la cuisse et tonitruent : «Spéral-demé-char!» Ainsi s'était «de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire». Que n'a-t-il su, Mallarmé, qu'un phénomène par lui si bien défini s'était populairement réalisé en son honneur(30).

Voilà qui en tout cas, par un mouvement inverse, montre l'expression poétique rentrer au trésor de la langue populaire et remonter d'une autre façon — si ce n'est la seule — à sa «source humaine».


RÉFÉRENCES

   1. Encore au fond que cette distinction n'ait guère de validité : visuelle ou verbale, l'allégorie mobilise les mêmes opérateurs, et produit en gros le même effet — d'extase arrêtée.  [Retour]
   2. Voir, sur ce point, la distinction établie par Pierre Fontanier entre «Allégorie» — dans laquelle un «sens littéral» et un «sens spirituel» restent coprésents — et «Allégorisme», sorte de métaphore continuée, qui «n'offre jamais qu'un seul vrai sens, le sens figuré». «L'Allégorisme», écrit-il plus loin, est une «imitation de l'Allégorie» (Les Figures du discours, Paris, Flammarion, coll. «Champs», 1977, p. 115 et p. 117). [Retour]
   3. Charles Baudelaire, «Le Cygne», dans Les Fleurs du mal, Œuvres complètes, t. 1, éd. Pichois, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1975, p. 86. La réflexivité critique n'est pas absente de ce poème, qui conjoint antiquité et modernité, haute littérature et fait divers, Virgile (ou Racine) et Hugo, Andromaque et un cygne égaré, le «Simoïs » et la Seine, l'ancienne ville de Buthrote et un « Paris qui change». [Retour]
   4. Je réserve à un texte à paraître prochainement, sous le titre «Le déclin de l'allégorie. Mort et transfiguration», l'examen approfondi des ressorts formels de l'allégorie et des ressources inexploitées que Baudelaire et Walter Benjamin à sa suite ont décelées en elle. Sur l'allégorie chez Baudelaire et Benjamin, voir déjà, cependant, Les Poètes de la Modernité. De Baudelaire à Apollinaire (avec J.-P. Bertrand), Paris, Seuil, coll. «Points Lettres», 2006, chap. 2. [Retour]
   5. Jehan Rictus, «Complainte des petits déménagements parisiens», dans Le Cœur populaire, Paris, Eugène Rey, 1914, p. 41. [Retour]
   6. Rappelons que, par un grand écart social ironiquement assumé, Jehan Rictus est le nom de plume de Gabriel Randon de Saint-Amant (1867-1933). [Retour]
   7. Telle est en partie, effectivement, le sous-titre du Cœur populaire[Retour]
   8. Autographe reproduit, recto et verso, en tête de l'édition à l'enseigne d'Eugène Rey du Cœur populaire (1914), avant le fac-simile de deux lettres à l'auteur signées Albert Samain. La lettre de Mallarmé à Rictus, datée du 30 mai 1897, a été recueillie dans la Correspondance, t. 9, éd. Austin, Paris, Gallimard, 1983, p. 215. [Retour]
   9. Paul Valéry, Rhumbs, dans Œuvres, t. 2, éd. Hytier, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1960, p. 621. [Retour]
   10. Voir «Crise de vers», dans Divagations, Œuvres complètes, t. 2, éd. Marchal, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 2003, p. 204 et p. 205. [Retour]
   11. Ce pourrait être au fond le point de vue du poète du cabaret du Chat noir sur l'auteur de «La Déclaration foraine». [Retour]
   12. Exceptons Charles Chassé, l'auteur des Clés de Mallarmé (Paris, Aubier, 1954), mais qui n'a vu dans les derniers poèmes qu'obscénité cryptée là où il fallait voir articulation ironiquement dialectique de deux registres simultanés. [Retour]
   13. «Grâce à lui [au Guignon], si l'un souffle à son buccin bizarre, / Des enfants nous tordront en un rire obstiné / Qui, le poing à leur cul, singeront sa fanfare.» («Le Guignon», dans Poésies, Œuvres complètes, t. 1, éd. Marchal, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1998, p. 6, v. 34-37.). [Retour]
   14. «Billet», dans Poésies, éd. citée, p. 34, v. 12. [Retour]
   15. «À une passante», dans Les Fleurs du mal, éd. citée, p. 92-3. [Retour]
   16. «Billet», dans Poésies, éd. citée, p. 34, v. 1-2. [Retour]
   17. «À la nue accablante tu» relève aussi, de façon moins marquée sans doute, d'une telle inscription du parler — et du tutoiement : «(tu / Le sais, écume, mais y baves)» — dans l'écrit (dans Poésies, éd. citée, p. 44). [Retour]
   18. Voir le quatrain graffiti «Toi qui soulages ta tripe / Tu peux dans cet acte obscur / Chanter ou fumer la pipe / Sans mettre tes doigts au mur» (dans Œuvres complètes, t. 1, éd. citée, p. 329). [Retour]
   19. Voir notamment Les Poésies de Mallarmé, Paris, Gallimard, coll. «Foliothèque», 1998, p. 91. Cette question, je l'aborde également, sur le fond plus général d'une interrogation sociologique de l'esthétique parnassienne de Mallarmé, au chapitre premier de Genèses de Mallarmé. Du sens des formes au sens des formalités, Paris, Seuil, coll. «Liber», sous presse. [Retour]
   20. «L'Après-midi d'vn favne», dans Poésies, éd. citée, p. 25, v. 81-92. L'inscription du sexuel, du corporel et des mots argotiques qui le disent peut se faire aussi par double sens ou calembour plus ou moins dissimulé, ainsi au v. 1 de «M'introduire dans ton histoire» (éd. citée, p. 43) ou dans le v. 7 de «La chevelure» : «Origin[ellement la seule con]tinue», où peut s'entendre *elle m'enlace le con (éd. citée, p. 26). Merci à Livio Belloï d'avoir repéré, il y a bien longtemps, ce sous-texte fantôme. [Retour]
   21. «Crise de vers», dans Divagations, éd. citée, p. 210. [Retour]
   22. La Musique et les Lettres, dans Œuvres complètes, t. 2, éd. citée, p. 74. [Retour]
   23. «Tombeau» de Verlaine, dans Poésies, éd. citée, p. 39. [Retour]
   24. Rappelons ici l'insistance que Mallarmé faisait porter, dans ses notes de thèse au sujet de la Science du Langage, sur la «conversation», vue à la fois comme procédé modèle et principe de méthode : «C'est donc puisque nous retrouvons dans la conversation le procédé essentiel du Langage, qui est d'abstraire; dans la conversation que nous étudierons le Langage» («Notes sur le langage», dans Œuvres complètes, t. 1, éd. citée, p. 509). [Retour]
   25. Quatrains ou sonnets, ces «Chansons», destinées à figurer au bas des gravures des Types de Paris du peintre Raffaëlli, peuvent s'entendre aussi comme chansons à voix basse et sur des sujets appartenant au bas du monde social parisien. Elles sont recueillies, d'une part, dans l'édition Deman des Poésies (éd. citée, p. 33-4), où elles forment ensemble avec d'autres pièces marquées par un même sens de la légèreté gentiment railleuse («Billet» et les deux «Petits Airs»), et, d'autre part, dans les pièces non retenues pour cette édition (Œuvres complètes, t. 1, éd. citée, p. 57-9). [Retour]
   26. «Chansons bas», «(la Marchande d'Herbes Aromatiques)», dans Poésies, éd. citée, p. 33. [Retour]
   27. Jacques Schérer, Grammaire de Mallarmé, Paris, 1977. [Retour]
   28. «Conflit», dans Divagations, éd. citée, p. 434-40. [Retour]
   29. «Très raide, il me scrute avec animosité. Impossible de l'annuler, mentalement : de parfaire l'œuvre de la boisson, le coucher, d'avance, en la poussière et qu'il ne soit pas ce colosse tout à coup grossier et méchant. Sans que je cède même par un pugilat qui illustrerait, sur le gazon, la lutte des classes, à ses nouvelles provocations débordantes» («Conflit», dans Divagations, éd. citée, p. 437). [Retour]
   30. Félix Fénéon, «Le secret d'une locution provinciale», dans Œuvres plus que complètes, Genève, Droz, 1970, p. 483-4. [Retour]

 

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