Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
LE RETOUR DE NAT TIENGO

Je me souviens de Nat Tiengo comme d'une petite fille malingre et boudeuse. À douze ans, alors que toutes les autres filles de la classe commençaient à se maquiller, se coiffer mode et s'habiller de façon aguichante, Nat mettait un malin plaisir à s'enlaidir. T-shirts trop grands, jupes d'un autre âge, coiffure de gamine — des nattes avec des rubans, imaginez! — rien n'était assez moche pour elle. Mais elle était première de classe, ça ne se discutait pas : math, français, sciences, pas une matière où elle ne brillait. Toujours plongée dans ses cours, dans des bouquins ou des revues affreusement sérieuses, Nat montait se réfugier à la bibliothèque dès que sonnait la cloche de la récréation pendant que nous nous précipitions sur le terrain de foot. Personne ne fut donc surpris quand elle se mit à porter des lunettes — avec une monture ridicule, évidemment, de grosses tiges d'écaille noire qui lui mangeait sa petite frimousse. Isolée du reste du monde par un mur de livres, il aurait fallu un bélier pour pénétrer cette citadelle. Je n'y songeais pas — pas plus que mes camarades. Car il y avait Odette qui nous obsédait tous. Odette, une blonde rieuse au long cou nacré, physiquement déjà une vraie jeune fille qui promenait avec une grâce fascinante des tas de rondeurs mystérieuses en faisant mine de pas voir les regards dévorants de ses pauvres admirateurs. Nous tournions autour d'elle comme des paparazzi en chaleur, trouvant toujours un prétexte pour l'approcher, lui parler, effleurer la peau nacrée de ses bras. Peine perdue. Odette était une star. Elle récompensait parfois notre assiduité d'un magnifique sourire mais elle n'accordait ses faveurs qu'à ses deux copines. Plongées dans d'interminables conciliabules secrets, toutes trois passaient leur temps à se partager fringues, disques et photos et à pouffer de rire chaque fois que j'apparaissais. Mais, patience…
   J'attendais beaucoup du voyage scolaire qui, au mois de mai, nous emmènerait pour une semaine dans les montagnes suisses. Si, dans le cadre étriqué de l'école, je n'avais pas réussi à attirer son attention, dans la patrie du coucou, ma victoire était (quasi-) assurée. Le décor exotique, l'ivresse des hauteurs, l'éloignement et les longues heures de promenade favorisant le laisser-aller allaient me permettre de déployer toute ma séduction. Qu'Odette me donne l'occasion de sortir mon jeu et, j'en étais certain, c'était dans la poche.
   Hélas, comme beaucoup d'autres avaient formé le même projet, la vamp, comblée, ne trouva pas, dans son agenda, la possibilité de m'accorder le moindre entretien. Malgré tous mes efforts, elle n'eut même pas un regard pour moi. J'étais tellement déçu de son peu d'attention que je me retirai, boudeur, dans mon coin tel un roi déchu. Heureusement, sur les conseils de ma mère, ma valise était bourrée de livres — c'est de cette époque que date ma passion de la lecture; merci Odette!
   Alors que j'étais plongé dans Les Possédés de Dostoïevski (la couverture soigneusement levée afin que nul ne l'ignore), Nat s'approcha de moi. C'était la première fois que je remarquais sa présence depuis notre arrivée en Suisse. On m'aurait demandé si elle nous accompagnait, j'aurais été incapable de répondre. Remontant nerveusement ses lunettes sur son nez, elle me demanda en bredouillant si j'avais un bouquin à lui prêter. Dans l'énervement du départ, elle avait oublié dans sa chambre le sac de livres qu'elle avait soigneusement préparé. Je sentais quel effort lui coûtait de me solliciter. J'en jouissais, c'est vrai — lamentable revanche contre la déception d'Odette. Après un silence, je hochai la tête, comme devant un enfant importun toujours à mendier une friandise et je lui demandai d'un ton arrogant quel genre de livres elle pouvait bien lire, lui faisant comprendre que ceux que j'avais emportés étaient sans doute trop difficiles pour elle. Nat rougit, repoussa ses lunettes sur son nez puis elle s'éloigna en murmurant «Excuse-moi. N'en parlons plus.»
   Plus tard, honteux de mon attitude, je glissai sous son coussin mon exemplaire des Possédés.
   Le lendemain, je trouvai sous mes draps un petit mot de remerciement auquel étaient accrochés quelques fleurs des champs déjà fanées. Mon exemplaire de Dostoïevski revint par la même voie : au fond du lit. Aussitôt, je déposai sur son oreiller un autre livre qui me fut retourné avec ce billet "Mouais. T'as rien de mieux?" Le petit jeu continua ainsi jusqu'à la fin des vacances sans que quiconque ne se doute de notre complicité. Pendant la journée, nous faisions semblant de ne pas nous voir, de ne pas nous connaître.

À la rentrée scolaire suivante, Nat changea d'école. Ses parents s'étaient séparés. Elle vivait désormais avec sa mère dans une autre ville. Avant de partir, elle déposa dans ma boîte aux lettres un exemplaire de Crime et Châtiment avec ces mots : "En attendant de nous retrouver."
   Depuis qu'elle avait disparu, son allure dégingandée, ses vêtements déchirés, trop grands, son air distant et ironique me manquaient. Odette me paraissait bien fade. J'espérais que Nat reviendrait l'année d'après. Mais je terminai mes études puis l'université sans la revoir. J'interrogeai quelques copains de lycée. Personne ne savait ce qu'elle était devenue. Entre temps, j'étais entré dans les affaires — conseiller financier indiquait ma carte de visite. En passant un jour devant une librairie, j'eus la surprise de découvrir son nom imprimé en grands caractères sur une affiche. Nat Tiengo était invitée le dimanche suivant à présenter son nouveau livre, La Mère oubliée. J'ignorais qu'elle était devenue écrivain. À dire vrai, la fiction ne m'intéressait plus depuis que je m'étais mis à travailler; je ne pensais plus qu'à lire utile. Je me précipitai dans le magasin pour acheter son livre. Il y en avait toute une pile sur une table en vedette à l'entrée du magasin. En parcourant la couverture, j'appris que La Mère oubliée était son troisième roman. J'achetai immédiatement les deux autres, dont le libraire me dit qu'ils avaient connu un succès mérité. Et je les dévorai le soir même jusque tard dans la nuit.
   C'étaient en effet des livres magnifiques. Dramatiques et drôles à la fois. Des histoires de familles déchirées, de couples défaits et de sœurs qui se haïssent. Dès les premières pages, je retrouvais l'ironie de Nat et sa distance dans ces portraits pathétiques de pères, de mères, de sœurs, tracés d'une plume simple, sèche. Nat parvenait à susciter l'émotion du lecteur avec une économie de moyens qui m'émerveilla. Alors que je n'avais jamais aimé ce genre de récits, je sortis de cette lecture bouleversé, avec l'impression que Nat les avait écrits pour moi.

Le dimanche suivant, j'étais si ému qu'arrivé devant la librairie, je faillis rebrousser chemin. Comme il y avait beaucoup de monde, je finis par pousser la porte et je me perdis dans la foule. Le calme revenu, je tournai la tête sans apercevoir Nat. Évidemment, je cherchais une fillette malingre de treize ans ficelée comme l'as de pique. Lorsque le silence se fit, un spot éclaira la petite estrade placée pour l'occasion. Elle était là, debout, dans l'ombre du libraire. Avec vingt-cinq ans de plus, Nat avait gardé une allure d'adolescente trop vite grandie, de longs bras maigres et l'air affreusement mal à l'aise face à tous ces regards posés sur elle, une biche apeurée au milieu d'une meute de chiens. Seule l'esthétique de sa monture de lunettes avait évolué. Avec une certaine hésitation, elle s'assit sur un coin de chaise, remonta ses lunettes d'un mouvement que je connaissais bien et regarda la porte comme pour calculer la distance qui la séparait de la sortie pendant que le libraire vantait ses qualités et expliquait l'importance de son dernier livre. Puis elle répondit à ses questions d'une voix blanche, à peine audible, manifestement pressée d'en finir. Lorsque la parole fut donnée au public, Nat s'anima un peu. Un moment, je songeai à lui poser une question ou à lui dire combien j'avais aimé ses livres mais je n'en eus pas le courage. Et je me dis qu'en me reconnaissant, elle risquait de perdre le peu de moyens qu'elle affichait encore.

Vint ensuite la séance de signatures. Une longue file se forma devant la table. Surtout des dames qui avaient toutes quelque chose à lui dire — sans doute s'étaient-elles reconnues dans les personnages et se demandaient comment Nat les connaissait si bien. Ses trois livres sous le bras, j'hésitai à me mettre dans la queue. Lorsque je me décidai, il était trop tard. Nat a un train à prendre, annonça le libraire. Avec beaucoup de regret, elle devait interrompre la séance de dédicaces. Nat se leva, très gênée. En guise d'excuses, elle fit un petit signe de la main vers ceux qui attendaient et s'éloigna avec le libraire. Alors qu'elle se dirigeait vers la sortie du magasin, j'eus une idée. Je me précipitai vers le rayon des livres de poche, m'emparai d'un exemplaire des Possédés, griffonnai hâtivement les mots suivants : "Je suppose qu'une fois de plus tu as oublié de prendre un livre pour la route" et je lui glissai le livre dans les mains pendant qu'elle montait dans le taxi. En rentrant chez moi, je me souvins que, dans ma hâte, j'avais oublié d'inscrire mon nom et mon adresse. Pourtant, quinze jours plus tard, je découvris dans ma boîte aux lettres une enveloppe qui contenait une photo noire et blanc très floue. Moi, à treize ans, assis sur une grosse pierre en train de lire Les Possédés.

 

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