Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
PAR-DELÀ MONTS ET DÉMONS

Tout à coup, c'est là – à quelques mètres de soi. Derrière l'angle de l'église. Il y a comme un rideau à franchir – à déchirer. Comme un passage à accomplir. C'est là, à quelque mètres de soi, et c'est encore improbable – presque impossible. On se dit, écrasé par l'ancestrale superstition de la menace, qu'on va se fouler l'âme, que la terre va se fracasser – nos fils sont ainsi emmêlés au réseau du monde et chacun de nos pas risque d'ébranler la terre entière. Que quelque chose va se passer, cela ne fait aucun doute, en franchissant la cloison invisible qui sépare la poésie de la réalité.
   Les pages voltigent dans l'air insaisissable que l'on a respiré – ont été avalées par nos bouches asséchées. Les mots ont l'évidence de la matière – ils ont déteint sur l'incandescente atemporalité. On a tant absorbé de sa vie qu'elle s'est assimilée à la nôtre – que quelque part c'est sur notre mort que l'on va se recueillir. Il y a dans ce mouvement qui nous entraîne là où le corps a rejoint la terre comme, on le croit, un contresens, un geste déplacé – mais une force nous y tire, une incontournable convocation nous y invite. Nos pieds sont posés sur le sol autant que notre être vacille sur la crête où déambule l'ange en acrobate avisé. L'âme – ou ce qui presse mes sens chaque fois que l'émotion m'envahit, que la peur m'étreint – tremble comme une chandelle effrayée.
   On a gravi la rue, et le chemin grimpant sur la colline. Bien malgré soi – et cela n'aurait pu être autrement –, on ne s'est pas simplifié la tâche. Pour s'y rendre – sur la tombe du poète – comme on aurait, à notre insu, conçu une odyssée, on a suivi l'itinéraire le moins indiqué. On s'est laissé porter par les vents. Descendant de Weggis, sur le lac des Quatre Cantons, on a voulu, inspiré, emprunter la route des glaciers. Mais là-haut – à 2500 mètres d'altitude –, après avoir titillé le vertige, on s'est vu bloquer, en cette période de fonte des neiges, par les risques d'avalanche – obligé de faire marche arrière. On est redescendu à moins de mille, au village de Realp, pour embarquer la voiture sur le dos d'un train et on a traversé les montagnes – leur intériorité obscure. Après avoir revu le jour de l'autre côté – dans une vallée imaginaire –, on a roulé encore, une heure ou deux, jusqu'à ce que la plaque de RARON se dresse sur le chemin, s'imposant à notre vue comme un objet échoué d'une légende.
   Sur la colline, on repère aussitôt l'église médiévale, c'est là que gît le poète frappe comme un écriteau enfoncé dans la tête – on n'ose imaginer un autre endroit, plus bas, pour sa sépulture : alentour, à la triste hauteur du commerce humain, le site de Rarogne n'est plus qu'un zoning habité, une défiguration de la nature. Quand on accède au Lieu, troublé, comme par un éclairage trop violent qui déstabilise plus qu'il ne guide, avec les démons intérieurs à nos trousses, la frayeur du danger devient diffuse – ne nous concerne plus directement. L'intimité prend une ampleur débordante, la mort se rallie à notre lente marche, le moindre mal, dont l'acuité serre la main de l'adversaire, frémit à l'extérieur comme un bruissement de feuilles, chacune de nos blessures est un don auquel se nourrissent d'autres proies. Et de toutes façons les monts nous protègent.
   Il n'y a plus qu'un mètre ou deux avant d'être le témoin de cette – encore – inimaginable immobilité à laquelle est tenue le poète – avant de visualiser, ce que l'on est tenté de penser être, son anéantissement, – alors, alors, alors que non, la rivière n'est pas sèche, dans son lit on entend encore l'écoulement de l'eau, alors, alors, alors que non, ce qu'on a lu de Lui – mais comment, à son propos, parler d'individualité – jusqu'à ce jour alimente l'actualité de notre présence, est au cœur de ce qui palpite, même secrètement derrière l'impassibilité des rochers. Oui, avant que l'image n'éclate, passé le coin de l'église médiévale, Rilke est un poète vivant, je veux dire habitant Sierre – ou plus exactement Muzot – à cinq lieues de là où il fut enterré, et plus : un poète animé, filant de ville en campagne, d'île en désert, cherchant à saisir dans l'espace la racine du temps – rose éphémère dont il faut porter le drapeau. Ou je veux dire encore : Rilke est aussi vivant que moi à l'instant où je le lis, aussi présent que ma pensée qu'il occupe. Car je veux dire ceci enfin : Rilke est ce qui, invisiblement, relie le monde dans un simple sentiment – la poésie est ce qui rend la réalité réversible. Il n'y aucune preuve de cela si ce n'est mon idée.
   Et soudain l'image éclate – sans se fragmenter. Elle s'impose à la vue comme une gifle du vent. C'est là, à mi-hauteur entre vallée et montagnes, que l'ange a trouvé appui : dans le petit cimetière attenant à l'église médiévale de Rarogne il côtoie les vivants et tutoie la terre, mâchant les morts comme de l'herbe fraîche. Le seuil est passé. Poésie et réalité, rassemblées. Ce que l'on redoutait en venant – le geste déplacé de voir la mort gésir – s'est dénoué comme une vapeur. Et ne reste que l'infime et radieux point de convergence entre chaque chose et son contraire – la mort habitant l'espace, la vie débarrassée du temps – se manifestant dans la gravitation de l'émotion – instantané retentissant tel un poids immatériel dans mon corps. La tombe est là ainsi que la vallée et le vent, et les vers dans ma tête – dans la terre –, bouillonnement épars et uni, tableau fertile et vif, prière – prière adressée au silence, aux mots si doux, si justes (contour et noyau), s'exprimant par-devers moi tel un chant prolongé dont je prendrais le relais, devenir chaque détail du vent, vaincre ses peurs, s'insinuer au cœur de l'absence, vaincre ses peurs, lumière des deux côtés de la vallée, le printemps fait des merveilles avec le vert, vaincre ses peurs, appartenir au monde – ô à présent le monde… le monde peut bien périr, à présent qu'il a existé, il faudra inventer un autre vocabulaire.
   Alors, du rosier, je détache la première fleur – une fleur séchée que j'ai nommée rose rilkéenne. Et, m'en allant, je découvre que le poète a pour voisin un certain Roman.

 

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