Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
TROU DE MÉMOIRE

Il savait qu'à ce moment-là, depuis plusieurs représentations, il achoppait. Comme si le mot ne voulait pas sortir. Il se demandait pourquoi. Il devait qualifier un prénom. Exprimer la différence entre Marie et Antoinette, montrer qu'ils étaient différents, et pourquoi le premier l'émouvait davantage. L'auteur avait bien formulé la chose. Marie, disait-il, n'était pas un prénom original, certes non, mais au moins originel. Sa partenaire devait demander s'il le préférait vraiment tant que ça à Antoinette. Et il devait dire qu'il n'en était rien, mais qu'il trouvait néanmoins Marie plus «basique».
   Et là était l'obstacle. «Basique» restait insaisissable. Il ne savait pas pourquoi. Peut-être trouvait-il l'épithète étrange à propos d'un prénom. On parlait de couleurs basiques, d'éléments basiques, de langage basique, mais comment un prénom pouvait-il être basique? Il dut convenir que Marie pouvait être qualifié de la sorte. Parce qu'il désignait, dans nombre de religions, la femme par excellence, parfois même la mère de Dieu. Mais Dieu était-il basique? La question! Est-il à la base ou au sommet, au zénith ou au nadir? Vertigineuses interrogations! Il ne se pouvait pas cependant que cette interrogation le déséquilibre à ce point. Il n'était pas un grand inquiet métaphysique. Il avait beaucoup ri lorsqu'une de ses amies lui avait dit que peu lui importait que l'univers fût en expansion continue ou non, du moment que cela ne la faisait pas tomber de son fauteuil… Ses opinions sur les questions dernières en restaient là, en gros.
   Marie pouvait être basique au sens où il était combinable avec d'autres prénoms, et constituer des associations diverses. Curieusement, Marie-Claude lui venait d'abord à l'esprit, sans doute parce qu'il avait toujours savouré les reines-claudes, qu'elles étaient une composante délicieuse de confitures de son enfance, que sa mère lui confectionnait avec beaucoup de savoir-faire. Il y avait Marie-Claire aussi, titre d'un magazine qu'en garçonnet il feuilletait beaucoup, dans l'espoir de découvrir les secrets dont sa mère semblait si friande. Marianne ne lui évoquait pas la France, mais une cousine qu'il ne voyait plus jamais, mais qui, jadis, avait beaucoup compté pour lui, parce qu'elle était délurée, très libre dans ses propos, qu'elle marquait volontiers son droit d'aînesse à son endroit en le prenant dans ses bras, en le caressant, puis en le mordant dans le cou. Il avait souvent porté la marque de ses dents à la base de sa nuque, qu'il cherchait à dissimuler sous des cols roulés, jusqu'à la totale disparition du stigmate.
   Marie-Paule… Il l'avait presque oubliée, celle-là. Elle avait été sa chef de service, lorsqu'il n'avait pas encore décidé de faire du théâtre sa profession. Elle était petite, boulotte, et d'un dynamisme effrayant. Il n'avait jamais connu une tornade pareille. Elle avait l'œil à tout. Omniprésente, elle était la première au bureau le matin, elle était également celle qui éteignait les lumières le soir. Elle le plaisantait volontiers, disait qu'il ne valait pas tripette comme employé, mais qu'il avait de la chance, parce qu'elle avait un faible pour lui. Un jour, pour son anniversaire, il lui avait offert une vie de Catherine de Russie. Elle avait beaucoup apprécié, s'était plongé dans la lecture de l'épais volume tous les soirs durant une semaine. Chaque matin, elle faisait son commentaire. «La tsarine, quelle femme! Vous avez eu la main heureuse, Alain! Voilà un modèle de femme moderne! Et son harem! Un harem d'hommes, vous vous rendez compte, quelle revanche! Voilà une femme selon mes ambitions», lui avait-elle lancé, accompagnant son aveu d'une œillade assassine. Il avait frémi, s'attendant au pire. Heureusement, un engagement bienvenu lui avait permis de demander un congé de convenance personnelle. Et le théâtre, par chance, n'avait pas cessé de le mobiliser depuis.
   Il n'avait toujours pas résolu l'énigme. Il allait entrer en scène dans quelques secondes, les camarades terminaient la séquence précédente, et il n'avait pas encore identifié ce qui empêchait que le mot «basique», associé à celui de Marie, franchisse ses lèvres. Or, il le savait, sa seule manière de conjurer les trous de mémoire était de les rationaliser. Il fallait trouver un repère, un lien quelconque qui calle les mots, les empêche de faire la malle, d'échapper à la prise de son souvenir. Le plus souvent, cela se produisait en début de scène, lorsqu'il n'était pas encore immergé dans la mécanique, quand le jeu n'avait pas encore imposé sa dynamique propre. On en était toujours aux premières représentations, de plus. Dans quelques jours, il n'y paraîtrait plus : l'ensemble du spectacle, jusque dans ses moindres détails, serait intégré. Ce n'est qu'au bout de quelques semaines, voire de mois, si la série se prolongeait à ce point, que les troubles reviendraient. Ce serait le signe qu'une révision complète devenait nécessaire, qu'on en était arrivé au stade de l'entretien des cinquante mille kilomètres, comme on disait en langage de métier.
   Le mot «basique» appelait ses propres échos. Les images d'un film lui revinrent, racontant une liaison torride entre deux stars hollywoodiennes. Le film avait fait sensation, à l'époque, à cause d'une séquence rapide, où l'actrice principale croisait ou décroisait les jambes, et laissait deviner que sa toison pubienne était offerte aux regards. Cette indiscrétion calculée avait fait couler beaucoup d'encre, et l'avait fait sourire. Pourquoi tant de bruit à propos d'une impudeur aussi fugace, quand tout semblait autorisé à l'affichage par ailleurs? Il se dit qu'il tenait là une piste…
   Comment Marie, ce prénom associé à la vertu, à la virginité, voire à l'immaculée conception, pouvait-il s'accommoder d'un mot qui, du fait désormais de sa connotation voyeuriste, renvoyait au contraire? Il s'aperçut qu'il avait peut-être décelé l'origine de son trouble. Son éducation, qu'il croyait enfouie dans l'oubli, se manifestait là, affleurait à la conscience. «Basic», dans le titre du film, voisinait avec instinct. Voilà, se dit-il, ce qui me paralyse : je réprime mon instinct. Et surtout lorsqu'il se manifeste dans le voisinage de Marie. Entre Marie et basique, un mot se terre, ne demande qu'à bondir, comme une bête à l'affût : instinct.
   Les derniers échanges de la scène qui précédait son entrée lui parvinrent. Il avait émergé de sa plongée en lui. Les quelques secondes d'intermède musical lui permirent de se préparer à surgir des coulisses. Il vit s'allumer le projecteur qui lui servait de signal. Déjà, sa partenaire lançait la première réplique. L'échange partit, comme une dialectique bien huilée. La question fusa : «Et Antoinette, tu n'aimes pas?»
   «Bien sûr, fit-il, mais c'est moins, comment dire, moins… basique, c'est ça», prononça-t-il avec un léger accent de triomphe. Dans l'œil de celle qui avait attendu sa réponse avec une petite pointe d'angoisse s'esquissa un sourire qui ne s'adressait qu'à lui.

 

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