Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LE LANCER DE RÂTEAU

C'est mon jour de sport à la piscine. Je suis en forme. J'expédie, en pleine lucarne, mon troisième ballon de vin blanc. Je suis au bar, et de là, en contre-plongée, à travers une baie vitrée, j'ai une vue sur les nageurs. Sauf que, le mardi, c'est le jour des nageuses. Le cours de danse aquatique. Une équipe qui a fait parler d'elle lors d'une compétition internationale...
   Je ne me mouille qu'en cas de très grosse envie, non pas de piquer une tête dans l'eau chlorée, mais de filles. Je n'ai jamais su quand il fallait monter au créneau, rester stoïque ou fuir dare-dare. Il y a les courageux du genre vaillant ou caché, moi je suis le courageux prévoyant. J'ai toujours préféré m'abstenir plutôt que de jouer les gros bras et ensuite me vautrer.
   À force de ne communiquer avec personne, mon existence intérieure prend des proportions alarmantes. Elle s'exagère. S'auto stimule. L'imagination galope, entraînant ses casseroles de fantasmes. Résultat : certains jours, je ne sais plus où donner de la tête! C'est exactement ce qui se passe ce mardi-là. C'est bientôt la fin du cours de danse aquatique, dans quelques minutes, le taxi du sentiment va me déposer deux chevilles, deux jambes, la tête de l'actrice la plus célèbre du quartier : Loredana, la fille du traiteur sicilien. Elle va débarquer avec ses copines. Pas toujours belles, parfois hommasses, souvent superficielles, mais sportives, fraîches, pleines de vie. Elles vont prendre un coca, elles vont rire et vanner sur les mecs.
   Ce jour-là, ça commence fort, car c'est Loredana qui arrive la première, suivie d'une copine, une rousse, bien, pas mal, mais avec un nez aussi gros que son ego. Un côté agaçant. Une Madame-je-sais-tout avec des mains centripètes, revenant tout le temps vers elle. En jetant son sac de sport elle s'exclame :
   — Écoute, Loredana, un Jules ça fonctionne à la petite valorisation quotidienne. Sinon, ça se flétrit, tu comprends? Attention, je ne dis pas qu'il faut tomber dans la flatterie à deux balles. Non, quand le mâle réussit un truc, la pose de la moquette, par exemple, une simple lotte aux légumes, si un costard ou une barbe de deux jours lui va pas mal, eh bien, c'est mieux de le souligner, tu saisis? Et surtout, ça c'est très important, surtout il faut rire à ses blagues!
   Loredana acquiesce du menton, mais elle est ailleurs.
   Gros Pif se lève et va rejoindre les copines. Toute l'équipe se retrouve au comptoir. Face au grand Benny (1,95 m), un jeune barman d'origine irlandaise, qui s'active calmement, en vrai pro, la serviette sur l'épaule. Dehors, un vent énervé balance la pluie sur les vitres. Je n'habite qu'à trois kilomètres, à bicyclette, je serai vite rentré chez moi. Mais j'ai oublié mon K-Way, si ça continue, je serai trempé avant même d'enfourcher mon vélo. Je hais le mois de novembre!
   Loredana me fait la bise et s'installe à ma table. Ses cheveux sont encore mouillés, étirés vers l'arrière. Une seule mèche lui tombe sur la tempe. Ses joues sont rougies par l'effort. C'est une fille pétante de santé, un peu mélancolique, même si au fond de la gemme noire de ses yeux, grésille un feu couvant, deux petits foyers d'enthousiasme. On a eu une passade tous les deux. L'année dernière. Loredana venait de se faire plaquer. C'était une première pour elle, d'habitude c'est le contraire qui se passe. Elle était seule au moment de la Saint-Valentin, moi aussi, sauf que, dans mon cas, c'était chronique. Alors j'ai joué mon meilleur rôle, celui de l'épaule secourable, du confident. Elle m'avait à la bonne. C'était de l'affection. Ce qui était déjà pas mal, pas mal du tout. Il est amusant de rappeler que, le terme affection, évoque aussi bien une maladie qui se déclare qu'une déclaration d'amour!
   Loredana est une fille aux attentes contradictoires. Le couple, d'accord, mais pas mono-toit. Chacun son chez soi. De l'autonomie, mais dans la fusion. Des projets d'avenir, un bébé, mais avec un partenaire très original. Le genre non conforme, mais solidement structuré, voyez. Un conjoint stable qui assumerait les factures, assurerait un cadre matériel sûr, et qui l'embarquerait à Taormina sur un coup de tête. Au risque de passer devant la commission de surendettement. Bref, elle voulait le beurre et l'argent du beurre. Loredana avait cette tendance bovarysante. Non pas qu'on veuille casser l'ambiance, auprès des fans de Flaubert, mais cette madame Bovary, Emma, la tête d'affiche de Gustave, ben! elle ruine son époux, abandonne son enfant et se suicide ! Un projet de vie plutôt moyen et le résultat d'erreurs en série, je trouve, mais passons.
   Donc, au bout de quelques mois de flirt prolongé, on a cassé. Maintenant, je me contente de la retrouver de loin en loin. Quand je suis lassé de bouffer ma pizza chez moi, et si c'est un mardi, alors je prends mon vélo, je longe le vieux canal et je file à la piscine. J'attends au bar la fin de l'entraînement de danse aquatique. Loredana apparaît, parfois on ne se dit rien ou presque, parfois on se raconte nos trucs.
   Ce mardi-là, dès qu'elle arrive à ma table je me jette à l'eau :
   — Samedi, y a le dernier Jarmush, au Plaza, ça te dit?
    Je dois vous préciser qu'il s'agit d'un vieux cinoche de quartier, notre salle préférée, il fait ciné-club, la programmation est de bonne qualité. Tout le monde se connaît un peu. On s'installe dans un moelleux fauteuil en velours grenat. L'ouvreuse est une retraitée pleine de vie. J'ai mon rituel du cornet de glace. Le Cornetto plus précisément. C'est important de l'avoir en bon état. J'adore mordre juste ce qu'il faut pour détacher la «croûte» en chocolat. Mais quand je reçois une glace un peu cassée, je suis déçu, je la boulotte tristement, et généralement, c'est mauvais signe, je ne vois pas un bon film.
   Loredana ne répond pas à mon invitation, le front plissé, elle tripote son téléphone portable, à chacun son Cornetto...
   Il y a comme un silence, durant lequel je repense à l'avant dernier film de Jim Jarmush, et à Bill Murray, son acteur fétiche. Réalisant à quel point je me sens en phase avec Bill, partageant avec lui ce côté affligé, revenu de tout, surtout de lui-même. On a tout en commun. Ça va du même air consterné, jusqu'aux poches sous les yeux, en passant par ce jeu de comique muet.
   Loredana rédige un long SMS et j'attends. Elle envoie son message et puis me dévisage. Je sens qu'elle me joue au dé. Elle se balance sur ses pieds, talon et pointe, d'avant en arrière. A-t-elle besoin de se rassurer en se berçant? Pourtant, je sens que la distance entre elle et moi s'amenuise à vue d'œil, je me penche vers elle, les deux coudes sur la table. Elle enroule sa mèche rebelle autour d'un doigt, puis la plaque derrière l'oreille. Le trouble se lit sur son visage, mais elle me sourit. Un sourire qui prend du recul. D'ailleurs, c'est ce qu'elle fait, sa chaise penche vers l'arrière. Là, elle est désolée. Samedi prochain, elle n'est pas libre. Mercredi? Non plus.
   Aujourd'hui, je suis le champion du lancer de râteau dans la piscine. Demain, on verra. Patience, patience. Un jour, qui sait, je monterai sur le podium.

 

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