Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
BELETTE

Par la porte de ma chambre, je vis, au ras du sol, filer une étoffe blanche. Je n'avais pas de temps à perdre; je me précipitai, les mains tendues, vers le tissu qui s'enfuyait – accroché à Dieu sait qui – vers la cuisine. Ce n'était pas la traîne d'un vêtement que je suivais mais une queue de belette immaculée. Toujours à ses trousses, je la vis grimper avec empressement sur l'évier et se jeter dans le bac. Avec une rapidité que je ne me connaissais pas, je me lançai sur elle pour la saisir, mais son gros corps soyeux disparut d'un élan par le petit trou d'évacuation d'eau. Mes doigts frôlèrent les poils doux de l'animal et dans mon terrible plongeon vers lui, mes bras s'engouffrèrent eux aussi, sans le moindre mal, dans la crépine qui sembla se dilater – ou est-ce mon corps qui se ramollissait – pour me laisser entrer dans la canalisation. En ce tuyau où je glissais tête la première, je n'avais nullement la sensation de tomber, au contraire, je m'élevais aspiré par mon propre mouvement. La queue de la belette frétillait quelques vingt mètres au-dessus de moi. Elle montait elle aussi pour m'échapper. Plus rapide, elle rapetissa sous mes yeux de seconde en seconde, puis disparut tout à fait.

Je me trouvais dans un entrepôt, l'esprit quelque peu confus, les membres encore glacés par mon voyage. Je reprenais conscience petit à petit parmi un empilement de sacs, de cageots, de boîtes de carton. La belette m'attendait debout comme un être humain entre deux caisses de bois. Elle me regardait d'un œil calme, attentive.
   – Tu m'as bien possédé, dis-je. Tu me savais incapable de résister, me voilà à présent où tu désirais que je te suive.
   Elle se lécha les moustaches de deux coups de langue rapides; elle ne dit rien, étrangère à la scène, comme si elle attendait un témoin avant de s'expliquer. Au bout de deux minutes, dans une attitude de plus en plus souple, le maintien maintenant presque féminin, elle esquissa une sorte de sourire qui la défigura :
   – Tu m'as reconnu au premier coup d'œil, pauvre fou.
   – Père, que fais-tu là au milieu de ce désordre? m'entendis-je répondre; ma voix fusait sans contrôle vers l'animal. Tout est si gris en cet endroit où tu m'as entraîné.
   La belette me toisait avec une satisfaction évidente :
   – Je ne souhaitais pas te parler dans ta chambre; ce territoire me convient; chez toi, jamais je n'aurais osé. Regarde-toi, mon fils, tu montres, ici, une peau aussi grise que le décor. Et ma fourrure qui t'avait attiré par sa blancheur, vois comme elle a terni pour recouvrer le brun fauve des animaux de la forêt. Nul autre lieu n'autorisait une conversation d'égal à égal.
   – Ah! nous y voilà, dis-je. Je t'en veux de me traiter de la sorte après tout ce temps. À présent, explique-toi, et le plus tôt sera le mieux.
   De gros sanglots m'agitaient; ma peine se déversait en toute sincérité, pourtant l'impression qu'un autre pleurait à ma place me désolait.

La belette marchait prestement sur ses quatre pattes; je la suivais avec difficulté à travers le bois où le sentier que nous arpentions se déroulait. Parfois elle se redressait, vivace, afin de vérifier d'un bref mouvement de la tête si je la talonnais toujours; son maintien, pour une seconde, reprenait un caractère humain.
   –C'est ici.
   Nous venions de déboucher devant une cabane de planches. L'animal me pria d'entrer.
   – Assieds-toi, mon petit; ne prends pas garde à la poussière, elle est l'amie tranquille des solitaires. Vois-tu, c'est ici, avant de devenir belette, que je me suis réfugié au lendemain de mon départ.
   Mon hôte marqua un silence avant de reprendre :
   – Qu'avais-tu donc à me reprocher? Nul père n'eut autant d'amour envers un enfant, et toi, tu n'as pas hésité à colporter partout la nouvelle de ma disparition. Avec quel talent tu as prouvé mon inexistence. Moi-même, à t'entendre, – car ma présence n'était pas un frein – je me convainquis de ma nullité. À chacune de tes paroles, je perdais un peu de consistance. Un jour, alors que le mot rien sortait de ta bouche, je me suis retrouvé ici, au coeur de ce bois, dans cette cabane que je nommai par dérision la hutte du Père-Personne. À tes côtés, un vide s'est formé, tu y as jeté un peu de cendre qui suffisait à combler une vie d'humilité. Je ne cherchai aucune issue de retour; à vrai dire, je me trouvais bien; je me plaisais dans la hutte du Père-Personne où ma petitesse de coeur s'accommodait de la compagnie des insectes.
   «Les étés succédèrent aux hivers, le soleil à la pluie. Le bruit de la grêle sur le toit me berçait. Je crus devenir un tronc d'arbre, la mousse s'accumulait sur mes pieds, à quoi bon bouger. Je me demandai un moment si, en fin de compte, je n'étais devenu la hutte; et la pluie, et la neige tombaient, non sur un toit, mais sur mon dos. Un soir, un petit bruit sous la vieille table éveilla mon attention. Sans réfléchir, je me précipitai, tête en avant, sur la souris qui fouinait chez moi. D'un coup de dent, je la fracassai et la mangeai avec une avidité que je ne me connaissais plus. Je m'enfuis juste après vers la mare en bas du sentier afin de boire à même l'eau boueuse. En cette fin de jour, je distinguai mon reflet dans l'eau : j'étais devenu une belette.»
   L'animal se laissa retomber sur ses quatre pattes afin de flairer le sol.
   – Père, redresse-toi, dans cette position, je ne peux te parler. Debout sur tes pattes arrière, je te trouve une allure admirable.
   La belette cessa de renifler et reprit son attitude de femme fière, le museau tendu vers moi.
   – Je t'ai cherché, continuai-je, partout où un homme d'âge mûr peut découvrir son père : dans mes conversations, mon sommeil, ma fatigue. Je t'ai cherché dans les confidences d'une femme, dans la couleur de peau de mon enfant; dans le bruit du vent, j'ai guetté ta présence. Je ne savais si c'était de joie ou de tristesse que mes entrailles se serraient face aux nouvelles preuves de ton absence. Un jour même, j'ai pleuré d'avoir versé un verre d'eau sur le sol surchauffé par le soleil car peut-être c'était toi qui t'évaporais ainsi.
   Je raclai ma gorge et repris mon souffle avant de continuer :
   – Tu m'as attiré ici inutilement. Quelles explications pourrions-nous avoir dans l'état qui nous est imparti? toi une bête, moi un humain. Je t'aurai au moins revu avant ta mort définitive, car elle ne manquera pas de survenir, la vie d'une belette dans un bois ne se prolonge bien longtemps. Tu finiras sous la dent d'un prédateur plus gros, dans un piège ou écrasé par une branche. Pourtant, père, laisse-moi te convaincre aujourd'hui de mon émotion: un fils peut-il être plus heureux que le jour où il a renoué avec sa victime?

Nous attendîmes la nuit avant de nous mettre en route. Elle avait promis de me ramener chez moi à la condition que je n'ouvre la bouche sous aucun prétexte. Éclairé par la lune, je la suivais à travers la forêt. De part et d'autre du sentier, les grandes masses noires des arbres ressemblaient à des abîmes obscurs où l'on pouvait tomber sans fin. La peur de perdre mon guide me gardait éveillé, je suivais sa queue claire qui filait devant moi, au ras du sol, comme une flamme pâle et vitale.
   – Te voici arrivé, me dit-elle, arrêtée devant une dalle de pierre dans laquelle était fichée un gros anneau de fer qui permettait de la soulever.
   Nous nous regardâmes un moment; la belette se retourna et s'éloigna de son petit pas – sans empressement cette fois – en direction de sa hutte.
   Seul face à la dalle, sous la lune, je sentis au moment de tirer l'anneau de fer une peur sans nom peser sur mes épaules; et je savais qu'elle durerait jusqu'au matin.

 

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