Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LES LACETS BLANCS

Le ventre est encore fécond d'où a surgi la bête immonde.  – Bertolt Brecht

Je m'appelle Benjamin. Cette histoire se passe en 1993, à l'automne de mes treize ans. Elle débute exactement le lendemain de mes treize ans. Un samedi. Nous habitions alors dans la banlieue de Liège une petite maison avec un petit jardin. C'est là que Farid et moi étions occupés à jouer au basket. Farid, c'est mon meilleur ami. On se voit tous les jours. On a grandi ensemble. On va à l'école ensemble, on fait nos devoirs ensemble. En vérité, je pourrais presque l'appeler mon frère, si je n'avais pas déjà un frère, un vrai, Frankie, avec qui les choses ne se passent pas aussi bien. Mon frère allait avoir seize ans et jusqu'à cette année-là c'était le type le plus formidable que je connaisse. Mais aussi le plus fou. Et mon frère n'appréciait pas, mais alors pas du tout, mon meilleur ami Farid.

Il faisait chaud ce samedi-là quand Frankie a garé sa moto devant la maison et a posé son casque dans l'herbe près de nous. Il avait son air des mauvais jours. Il ne nous a pas dit bonjour ni rien d'autre et a filé à la salle de bain. Je le sais parce qu'on a entendu claquer la porte, puis des bruits d'eau et Farid a fait une grimace. J'ai haussé les épaules et on s'est remis à jouer. Quand Papa est descendu de son bureau, une heure plus tard, il est venu faire quelques paniers avec nous. Puis il nous a demandé «Est-ce que Frankie est rentré? Il n'est pas dans sa chambre. Où est-il?», je me suis aperçus qu'on ne l'avait jamais vu sortir de la salle de bain. Alors, mon père est allé frapper et la porte s'est ouverte : Frankie est sorti de là un livre à la main et aux lèvres un sourire étrange, mi-moqueur mi-énigmatique. Il s'était tondu le crâne, complètement, totalement. La boule à zéro et brillante comme une ampoule de 100 watts. L'atmosphère était tendue. Farid avait un air bizarre lui aussi, il m'a dit à demain et est rentré chez lui. Mon père est resté silencieux et a regardé mon frère sans la moindre expression, puis il a tourné les talons et est retourné à la préparation de ses cours.

Il faut que je dise ici un mot de mon père. Il est professeur, prof de maths, dans l'école que nous fréquentons, Frankie et moi. Un prof pas heureux, un prof à problèmes pour classes à problèmes. Un de ses problèmes, à mon père, c'est qu'il est arrivé dans notre école après nous, ses fils. Dans la salle des profs, il continuait à s'asseoir à l'écart de tous. Les élèves et même les professeurs disaient le plus souvent en parlant de lui «le père de Frankie». Ça lui était pénible, d'autant plus que les résultats scolaires catastrophiques de son fils aîné lui faisaient honte.

Pourtant Frankie n'était pas plus idiot qu'un autre, et il ne s'en foutait pas plus qu'un autre. Non, le problème de mon frère était qu'il croyait en permanence qu'on lui mentait. Que l'histoire, la géographie, l'orthographe, la physique, l'astronomie, la politique, la religion, étaient autant de matières qui charriaient des tonnes de mensonges. Frankie était convaincu que les profs nous cachaient la vérité et nous menaient en bateau. Pour garder le pouvoir et nous opprimer. C'était sa théorie, il n'en démordait pas et c'est pourquoi il refusait en bloc à peu près tout ce qu'on lui enseignait, sauf la gymnastique… et la musique évidemment. Il pouvait rester des heures avec ses potes, dans l'entrepôt à l'abandon où le groupe répétait. J'adorais aller les écouter. Frankie était très populaire. Je vous assure qu'il ne faisait rien pour ça. C'était simplement ainsi : les gens l'aimaient bien.

Maman est caissière dans un supermarché. Souvent, elle rentre tard, fatiguée, énervée. Ce samedi-là, le lendemain de mes treize ans, elle est revenue à la maison de très bonne humeur. Elle avait ramené quatre pizzas. Elle s'est servi un grand verre de vin et a proposé qu'on passe tout de suite à table. Elle m'a dit d'aller chercher Frankie dans sa chambre. Dès qu'il est apparu en haut de l'escalier, maman a poussé un cri de surprise et a renversé son verre. Elle était furieuse contre lui, mais aussi contre nous deux, mon père et moi. Elle nous accusait d'avoir laissé faire ça, comme si Frankie nous avait demandé notre avis pour se tondre le crâne. Puis mon père est lui-même parti dans une colère incroyable, – ça couvait depuis des heures, à mon avis. Il vociférait, il insultait son fils. Quand Frankie a voulu prendre la parole pour tout nous expliquer, on n'a rien compris de ce qu'il disait. Il faut dire qu'on parlait tous à la fois. Les quatre pizzas refroidissaient dans leur carton. Enfin, Maman a réclamé le silence et a donné la parole à Frankie.

Frankie a posé ses coudes sur la table et a parlé «Je crois que les gens se font pas mal d' idées fausses sur les skins. Ils s'imaginent que se raser le crâne, c'est une décision capitale, un peu comme se faire un tatouage sur le visage. Je ne vois pas ça comme ça. Pour moi, c'est simplement une façon de vivre qui s'accompagne de certaines fringues et d'un certain style de musique. L'importance qu'on accorde à ça est variable. Je m'habille de la façon qui me plaît, je porte mes cheveux coupés comme je le veux et j'écoute la musique que j'aime. Pouvez-vous respecter cela?». Il nous a regardés tour à tour, en levant son verre «Maman, Papa, Benjamin?» Frankie a continué. Il s'était rasé le crâne comme les quatre autres membres du groupe. Ils avaient ce jour-là décidé ensemble que l'évolution de leur musique impliquait ce changement de look. Voilà qui était fait. Les autres, ses amis, ses parents, ses professeurs seraient-ils prêts à accepter cela? On verrait bien. Si oui, tant mieux, si non tant pis. Malgré tout, je n'en ai pas cru mes yeux. C'est ce jour-là, le lendemain de mes treize ans que mon frère était devenu un skin et que les ennuis ont commencé.

Vous vous souvenez peut-être du groupe «Les Lacets blancs» et de leur chanteur Franco Turner. Eh bien, Franco Turner, c'était le pseudo de mon frère. Sur la scène rock et skin, ils ont eu leur quart d'heure de gloire, enfin dans ma ville surtout, et aussi un peu plus loin et sur les ondes des radios locales. Frankie, il faut que je tente de vous raconter son histoire, sa rapide ascension et aussi, si l'on veut, sa descente aux enfers.

Frankie était plutôt bien parti dans la vie. Il y avait un grand ciel bleu et beaucoup d'espoir dans l'air, le jour de sa naissance, en 1977; mes parents avaient désiré un garçon et Frankie est né. Les photos sont témoins : mon père était fou de joie; ma mère évidemment aussi. Quelques années ont passé et petit à petit les choses se sont gâtées : Frankie était un enfant colérique et désobéissant, un mauvais élève, intelligent mais paresseux, et puis surtout, quand il a eu trois ans et qu'il était le maître du monde, je suis né et ça, autant ça a fait plaisir à mes parents, autant c'était insupportable pour Frankie. Heureusement, il y avait ses copains, la petite bande qui s'était constituée depuis l'école primaire, autour de Frankie-gueule d'ange : ils avaient tous un point commun, l'amour de la musique. Dans ce groupe, il y avait des arrivées et des départs tout le temps, Frankie accueillait de nouveaux membres, de nouveaux musiciens, ses nouveaux amis, tandis que d'autres s'en allaient. Seul Frankie restait encore et toujours le cœur du groupe. Frankie jouait de la guitare comme un dieu, … et comme il fallait bien un chanteur, Frankie était aussi le chanteur. Mon copain Farid aussi jouait de la guitare et écrivait des chansons et Frankie était son idole. Une idole qui ne voulait surtout pas entendre parler de lui, parce que Farid était mon ami et aussi, je crois, parce qu'il était marocain.

Le lundi qui a suivi la nouvelle coupe de cheveux de Frankie, Madame Gluck, la prof de français a donné à toute la classe le premier devoir de l'année qui avait pour sujet «Décrivez la société idéale où vous aimeriez vivre, l'utopie de vos rêves». Frankie est rentré de l'école souriant, a demandé qu'on lui fiche la paix et s'est enfermé dans sa chambre. Quand il en est sorti quelques heures plus tard, je me demande s'il savait qu'il avait signé une sorte d'arrêt de mort, que le texte qu'il venait d'achever lui attirerait autant d'ennuis. Frankie avait choisi d'illustrer et de développer une phrase qu'il avait trouvée sur internet «Nous devons assurer l'existence de notre race et un futur pour les enfants blancs». Son auteur, David Lane, est un néo-nazi américain, emprisonné aux Etats-Unis pour avoir organisé des attentats racistes. Il purge une peine de 190 ans et ses adeptes le considèrent comme un prisonnier de guerre.

Le surlendemain, dans l'après-midi, mon père a reçu un coup de fil du directeur de notre école. Il était convoqué d'urgence avec Frankie. Le devoir de français de Frankie contenait des propos racistes et des arguments haineux et ignobles. Cette attitude lui valait d'être exclu de l'école. C'était sans appel. Pour l'exemple. Frankie aurait beau s'excuser, se justifier, exprimer des regrets, cela n'améliorerait pas sa situation. De toute façon, tout cela, je savais qu'il ne le ferait pas.

Frankie a tenu à se rendre chez le directeur dans sa nouvelle tenue tout en noir, treillis kaki, jean retroussé, javellisé et chemise militaire, le tout agrémenté d'un ceinturon, de bretelles rouges, de pins, et de badges. À propos de son texte, il a juste dit que tout ça, tous ces mots, c'était juste pour se marrer, pour se fiche de la tête de Madame Gluck et de ses sujets à la con, si corrects qu'ils n'amusaient personne. Son texte, c'était de la pure provocation. J'avais compris ça. Les adultes non. Madame Gluck, au bord des larmes, a dit que son grand-père était mort dans un camp de concentration nazi en Pologne et que ce fait lui interdisait toute indulgence envers ce type de propos. Moi, je pense que si on avait donné ce jour-là une seconde chance à Frankie, on aurait pu éviter le pire.

La lettre annonçant le renvoi de Frankie de l'école est arrivée le lendemain matin à la maison. Mon père était bouleversé, d'autant plus qu'il se sentait montré du doigt par ses collègues. Il craignait qu'on puisse penser que ces idées-là, c'est de son père que Frankie les tenait. Je crois qu'il aurait mieux aimé devoir quitter l'école lui aussi. Le même jour, mon père a beaucoup bu puis il est entré en colère contre Frankie. Il hurlait : «Petit salopard, tu m'écœures, tu me dégoûtes, tu salis notre nom.» Il l'a menacé du poing et de le mettre à la porte. Frankie a dit qu'il ne demanderait pas mieux. Ma mère leur a demandé d'arrêter de crier. Mon père l'a priée de ne pas s'en mêler. Frankie est monté s'enfermer dans sa chambre. Il a hurlé qu'il ne redescendrait que pour quitter définitivement la maison. Ca a duré quelques jours. Le mal était fait. Mon frère s'est finalement remontré à table, mon père s'est calmé mais ils ont cessé de se parler. Quand il était à la maison, Frankie restait la plupart du temps dans sa chambre à écouter de la musique, en attendant qu'on trouve une école qui voudrait bien de lui. Je me souviens que c'est à ce moment-là qu'il a décidé, sans donner d'explications à personne, de baptiser son groupe «Les lacets blancs». Je n'ai pas aimé ce nom, Farid non plus, mais lui, il savait pourquoi.

Mes parents ont emmené Frankie voir une psychiatre. C'était une dame, petite, ronde et souriante. On s'est assis en cercle tout autour d'elle. Elle avait demandé à voir toute la famille et a écouté longuement chacun d'entre nous, y compris moi, à propos de tout et de rien, de nos histoires, de nos disputes, de nos meilleurs moments ensemble. On n'avait pas à se battre pour prendre la parole; chacun y est passé et a eu droit aux grandes oreilles. Un psy, c'est quelqu'un qui écoute jusqu'au bout ce que vous lui dites. Et même un peu plus loin. Un psychiatre est quelqu'un qui met le doigt sur les problèmes, comme moi. Ca me plairait bien d'être psy, quand je serai plus grand. La psy a conclu en disant : «Ce garçon-là est à la recherche d'une identité, mais aussi de valeurs» . Elle s'est tournée vers mon père et lui a dit «votre modèle d'autorité n'est pas du tout ce qu'il lui faut.» Elle a tenu à nous raccompagner sur le trottoir, a serré la main à ma mère, à mon père et à Frankie. À moi, elle a fait la bise.

En sortant de chez la psy, dans l'auto, mon père a craqué, il s'est écrié «Mon fils est une brute, un nazi, je ne peux plus le voir.» Frankie a dit : «Arrête de me traiter de facho; je fous le camp d'ici, tu seras débarrassé de moi.» De retour à la maison, ma mère a demandé à Frankie s'il désirait vraiment nous quitter et vivre seul provisoirement, à l'essai. Frankie avait déjà envisagé le problème : il ne serait pas seul; il partagerait une maison à cinq minutes de chez nous louée en communauté par des amis, des musiciens et quelques gars du «groupe». De toutes façons, c'est là qu'il passait déjà la plupart de ses journées. Le lendemain matin, mes parents ont eu fini de réfléchir et ont dit qu'ils étaient d'accord.

Être le frère d'un type qui se fait renvoyer de l'école pour littérature raciste n'est pas une situation facile à vivre pour un garçon de treize ans. Dans la cour de récréation, je me suis mis un peu à l'écart. Je restais m'appuyé à mon mur et j'observais. Bien sûr, c'est l'occasion pour les vrais amis de se dévoiler et pour les faux de s'éloigner de vous. En même temps, dans le cas de mon frère, je pensais qu'on viendrait à moi, que ce renvoi provoquerait des discussions, des prises de bec etc. Rien du tout. Je n'avais plus de frère, j'étais seul. Ni les élèves ni les profs ne parlaient plus de lui. C'est comme s'il n'avait jamais existé. Le parfait silence. Comme si je n'avais jamais eu de frère, comme si personne ne manquait à l'appel. Simplement, je me rendais tout seul à l'école, pendant que Frankie restait seul à se polluer la tête ou à traîner avec des types plus âgés aux idées nauséabondes.

Comme Frankie avait quitté la maison et que ma mère voulait faire faire des travaux, mon père a insisté pour que j'occupe la chambre de mon frère. «Après tout je n'ai plus qu'un fils», a-t-il cru bon d'ajouter. Dans ma nouvelle chambre, j' ai retrouvé le fameux travail de français, une première version. Je l'ai lu et relu. Et j'ai eu un doute. Le texte comportait trop de mots que Frankie n'aurait jamais employés. À l'ordinateur, en tapant «David Lane», j'ai découvert que mon frère avait copié/collé presque tout dans ce travail de français. Le pamphlet s' appelait «La cité idéale» et se trouvait reproduit sur un site néo-nazi. Frankie s'était contenté de le télécharger puis de le traduire. Je me sentais un peu soulagé. Je ne sais pas si Frankie était moins coupable pour la cause. Si ces idées racistes, antisémites et intolérantes n'étaient donc pas de lui, il se les était tout de même appropriées. Mon frère était donc un plagiaire. J'ai également trouvé son journal intime. Je ne l'ai pas lu. En regardant autour de moi ces livres, ces posters, ces objets, j'ai réfléchi aux problèmes de mon frère, comme aurait fait un vrai psy. Pas de problème avec l'alcool, pas de problème avec les filles, un problème avec Farid, un problème avec son père, un problème avec moi. J'ai fini par m'endormir.

Cette nuit-là, cette première nuit dans la chambre de Frankie, j'ai fait un sale rêve. Des hommes en uniforme noir défilaient dans la nuit. Devant eux, un homme casqué sur une moto semblait d'abord les fuir, puis les emmener à sa suite. Les hommes marchaient au pas, comme une troupe, ils portaient des bottes bruyantes et je les entendais s'approcher de la maison où je me trouvais caché avec mon père et ma mère. Plusieurs hommes se détachaient du groupe et se mettaient à vider des bidons d'essence autour de la maison. Le motard enlevait alors son casque marqué d'une croix gammée. À la lueur des phares, je reconnaissais Frankie!

Le lendemain, j'ai eu une conversation avec Farid. Il avait des choses à me révéler à propos du mouvement skinhead. Farid m'a dit qu'il avait fait pas mal de recherches à la bibliothèque, et aussi sur internet. Il avait découvert qu'aux États-Unis, le port de lacets blancs signifie white power, pouvoir blanc, un symbole violemment raciste. «Frankie ne pouvait pas ignorer cela en baptisant son groupe!» me suis-je exclamé. Farid : «En effet, un skin qui porte des lacets blancs ou qui baptise ainsi son groupe en connaît obligatoirement la signification».

Ce n'était pas tout : Farid s'était aussi renseigné sur les origines du mouvement skin et ses deux tendances, l'une tolérante et pacifique et l'autre extrémiste et violente. «Le mouvement Skin est né à la fin des années soixante. Tout est parti de la banlieue de Londres. La plupart des skins étaient des enfants des classes ouvrières défavorisées. Ils vivaient dans les mêmes quartiers que les émigrés jamaïcains. Ce que voulaient alors les skins, c'est que l'on respecte réellement «Liberté, Égalité, Fraternité.»

«Mais alors pourquoi certains skins sont-ils partis dans une voie complètement opposée?» Le mouvement Skin est né en s'opposant aux hippies. Si on est skin, on est propre, on se rase tous les jours et, tout en luttant contre l'oppression, on tient à certaines notions telles que l'ordre. Autour de cette notion d'amour de l'ordre sont ensuite apparus des skins fascistes, appelés Bonehead, ce qui veut dire têtes d'os. Certains se radicalisent et deviennent des néo-nazis. «La majorité de ces skins écoutent du ska, une musique qui mêle le blues et le reggae. Comment peut-on se déclarer raciste et prôner la supériorité de la race blanche et danser en même temps sur des musiques noires?»
   «C'est une contradiction en soi puisque le mouvement skinhead n'est ni fasciste ni raciste et a des origines multiculturelles. Les skinheads, têtes de peau, sont résolument apolitiques et pacifiques, et détestent être confondus avec les skinheads d'extrême droite, dont la violence est énorme. Ces Boneheads sont facilement reconnaissables, ils s'habillent en noir et en paramilitaire, et ils ont, contrairement aux skins, le crâne rasé à blanc – les skins sont tondus et il leur reste quelques cheveux. Les Boneheads sont connus pour leurs agressions, surtout contre des immigrés mais aussi contre des hippies. Il ne faut donc pas traiter de fasciste le premier tondu venu. Mais Frankie n'est malheureusement plus aujourd'hui un simple skin, mais vraiment un bonehead, conclut Farid. Je suis convaincu que ton frère fréquente ce mouvement depuis longtemps, dans la vie de tous les jours, mais surtout via internet, et qu'ils sont responsables de son comportement actuel et de la haine qu'il exprime.»

Jour après jour, dans la chambre de Frankie, j'ai feuilleté les livres et les revues qu'il lisait et j'ai eu la preuve que Farid disait vrai. Sur son ordinateur, je suis allé voir ses «favoris» et c'était effrayant. J'ai repensé à son problème avec Farid, avec mon père, avec l'autorité. Puis je me suis dit que c'était important de continuer à lui parler, – ma mère était de mon avis, contre mon père – d'essayer de comprendre comment Frankie en était arrivé là. Il le fallait, pour lui bien sûr mais également pour moi. Et pour cela, j'avais ma petite idée.

C'est alors que Frankie et ses «Lacets blancs» ont commencé à avoir de plus en plus de succès, à donner de plus en plus de concerts. Frankie ne retournerait pas à l'école avant la prochaine rentrée et ça lui permettait de travailler la musique à temps plein. On disait que mon frère avait décidé de faire du sport, il fréquentait une salle de gym, suivait un cours de chant et avait arrêté de fumer. Le jeu de Frankie avait été remarqué par plusieurs organisateurs de festivals. Le groupe s'était renouvelé. Un des gars, Gregory, le nouveau batteur, Frankie l'avait rencontré à la salle de sports. C'était une masse de muscles. Un autre, le bassiste, sortait d'une maison de correction. Des durs, plus âgés que lui, qui avaient tous déjà une solide expérience de la scène.

Un jour, je suis allé pour la première fois à un de leurs concerts. C'était du tonnerre. J'ai été fier de mon frère. J'avais envie de lui dire. Je ne l'ai pas fait pas fait, peut-être à cause des types pas sympathiques qui assuraient le service d'ordre. Je suis retourné à plusieurs concerts des «Lacets blancs». Chaque fois, Farid m'accompagnait. Un jour, il m'a dit «Tu sais de quoi parlaient les premières chansons de ton frère, avant son renvoi de l'école? De la solitude et des difficultés de l'adolescence. Aujourd'hui, elles ne parlent plus que de rejet des autres. Et personne ne l'entend. Lorsqu'un groupe chante, les paroles ne devraient pas être vides de sens pour le public.

Entre-temps, les «Lacets blancs» ont eu leur site internet www.lacetsblancs.org. Le site donnait les dates des concerts, les projets du groupe, des interviews, des photos et même des morceaux à télécharger. Alors j'ai dit mon idée à Farid. Tous les deux, on allait écrire à Frankie, sur son adresse électronique comme si on était une seule personne. On signerait nos courriels «FBWhy» – FB, comme Farid et Benjamin. Il a été d'accord et c'est ainsi qu'on a écrit notre première lettre de fan. Et Frankie nous a répondu. C'est ainsi qu'on a commencé à correspondre avec lui, comme un seul fan parmi tant d'autres. Frankie semblait prendre du plaisir à nous répondre. Avec lui, on parlait de tout, de musique, mais au fur et à mesure aussi de politique. Ensemble, on a essayé petit à petit, en dialoguant, de comprendre Frankie, sa position, ses engagements. On a correspondu avec lui pendant des semaines avant d'avoir gagné tout à fait sa confiance. Il disait ses idées, ses engagements, ses doutes. Peu à peu, on a essayé de le convaincre par les arguments, qu'on ne joue pas avec des idées comme le racisme, l'intolérance, que l'extrême droite charrie beaucoup d'idées reçues que l'on peut combattre. Il nous a avoué que la dissertation qui lui avait valu son renvoi n'était pas sa création à lui. Cela resterait entre nous… Il écrivait aussi qu'il regrettait de ne plus voir son frère et d'avoir perdu tout lien avec ses camarades d'école.

Chaque soir, sur internet, Farid et moi, on se documentait, mais on allait aussi se mêler à des groupes de discussions. Chaque fois, on tentait de voir ce que ces gens, ces types qui ont si peur des autres qu'ils choisissent de les haïr, avaient dans le ventre, et de les entendre avant de les juger, comme aurait dit notre prof de morale.

Un soir, on a expliqué à Frankie notre découverte, que les Boneheads ne sont pas de «vrais» skinheads, et qu'un "vrai" skinhead lutte au contraire contre le racisme et toute forme d'intolérance. C'est ainsi qu'on lui a appris que le mouvement skin, au départ n'a rien à voir du tout avec ces fachos qui pullulent dans les stades et qui se comportent en hooligans. Que ce mouvement prône des valeurs humaines, de solidarité et d'entraide entre les peuples. Le skin n'est pas non plus sexiste ni macho, puisque ce sont des filles qui assurent le chant de certains groupes skins. Frankie paraissait surpris. On avait marqué des points… On discutait, on s'écrivait. Nous avions toujours plus d'arguments que lui. Et cela ne lui déplaisait pas, au contraire. Face à un interlocuteur anonyme, il acceptait ces arguments. Frankie, je le savais bien, n'était pas, ne serait jamais un violent. Tout ce qu'il disait, tout ce qu'il chantait, n'était pas dangereux pour lui mais pour les autres, qui le prenaient au mot.

J'ai pris ainsi l'habitude aussi de fréquenter mon frère, de bien mieux le connaître que lorsque nous dormions sous le même toit. Ses camarades, ses musiciens, étaient tout sauf des amis, nous disait-il. Nous l'écoutions. On ne disait jamais rien de FBWhy. En quelque sorte, nous étions un duo de cyber-psys. Il était fidèle à son dialogue virtuel avec nous.

Farid et moi, on continuait d'aller aux concerts des «Lacets blancs». Musicalement, mon frère était sacrément bon et chantait même de mieux en mieux. Toujours en anglais. Enfin, le bruit a couru que les «Lacets bancs» avaient un nouveau musicien, Steve, dit Hammer. Hammer c'est un vrai headbone de la mouvance la plus dure mais aussi un batteur génial. Les choses ont dégénéré. Il a pris la tête du groupe, assuré la publicité des concerts. Du jour au lendemain, le groupe est complètement tombé sous son influence. Il y avait un point commun entre Farid et Hammer. Tous deux savaient ce qu'il y avait dans les textes de Frankie, leur potentiel de force et de haine. Et Hammer comptait bien s'en servir.

De plus en plus souvent, les concerts des «Lacets blancs» finissaient en baston ou en affrontement politique. Des jeunes punks, des marginaux et de vrais fans assistaient au concert dans la salle, tandis que le bar se transformait en un rassemblement de skins ultranationalistes. Plus le succès venait, plus le service d'ordre durcissait le ton. Les dates de concerts se succédaient à toute allure. Un jour, Farid s'est vu refuser l'entrée au concert. Le soir-même, FBWhy a demandé des comptes à Frankie. Nous étions furieux. Frankie a juste répondu «Pas d'étrangers à nos concerts. Décision de Hammer».

Les têtes d'os qui accompagnaient partout le groupe dans ses déplacements ont commencé à semer la bagarre dans la région, dans les bals, les discothèques et même les soirées privées. Ca dépassait le chahut et les journaux ont parlé de ratonnades. À l'école, deux camps s'étaient créés, les pros-lacets blancs et les anti-lacets blancs. Moi, je n'étais d'aucun camp.

Hammer avait confié à Frankie qu'il avait le projet d'un groupe rock qui se durcirait, lié aux grands partis d'extrême droite européens. Frankie ne croyait pas que ça servirait la cause de la musique. Hammer a dit : «La musique n'est qu'un moyen, notre but politique est plus important. Il faut que le groupe devienne un porte voix du mouvement nationaliste en direction de la jeunesse.» Et Frankie ne savait trop quoi faire pour empêcher cela.

Autre chose préoccupait Frankie et il nous en parlait souvent. La Maison des Jeunes locale avait décidé d'organiser un festival de musique rassemblant un large éventail de toutes les musiques, avec en invités des groupes de musique ethnique, reggae, zouk et salsa. À cause de leur idéologie évidente, «Les Lacets blancs» avaient été jugés indésirables et interdits de scène. Hammer était furieux et s'était juré de perturber la fête. «Ah ! nous n'avons pas notre place parmi leurs couleurs. On ne veut pas entendre notre musique, mais nous on nous entendra.» Frankie ne savait pas exactement ce que le groupe projetait. Il s'était opposé plusieurs fois à Hammer et avait l'impression que ce dernier se méfiait à présent de lui. Frankie nous a prévenus que pendant le Festival, Hammer avait l'intention de provoquer mieux qu'une simple bagarre. Hammer avait montré aux gars qu'il possédait des explosifs, des cocktails molotoffs et il avait ricané en disant qu'il y aurait des dommages collatéraux parmi la racaille. Frankie ne voulait pas de ça. Il n'était pas le seul à contester les plans de Hammer. Il aurait aimé les empêcher d'agir, mais sans trahir. Il concluait son mail en ajoutant «Je suis peut-être un salaud, mais pas une balance !»

L'avant-veille du festival, FBWhy a reçu un mail de mon frère. Il semblait paniqué, il nous proposait de venir le rencontrer dans la communauté où ils vivaient tous, à présent, y compris Hammer. J'y suis allé seul, sans en parler à Farid, pour ne pas le mettre en danger. Un skin est venu m'ouvrir. La pièce principale était très éclairée. Aux murs, je voyais des affiches nazies et, écrits à l'encre rouge, les 14 mots de Lane, le programme néo-nazi qui avaient valu le renvoi de mon frère. Un ordinateur allumé avait en fond d'écran une croix gammée. C' était pire que tout ce que j'avais imaginé. La plupart des gars qui se trouvaient assis là autour de la grande table paraissaient défoncés à la bière. J'ai demandé à voir mon frère. Un type m'a répondu qu'il n'était pas là. J'ai décidé d'attendre. Tout à coup, Hammer a surgi devant moi. Il m'a dit d' un ton menaçant : «tu devrais surveiller ton grand frère, Benjamin. Il a de nouveaux amis que je n'aime pas du tout.» J'ai répliqué «Moi non plus, je ne t'aime pas, Hammer, tu ne t' aimes pas toi-même, tu pues la peur et la haine. Tu pollues tout autour de toi, la musique et les esprits.» Hammer a voulu me frapper. Gregory, le bassiste, un des derniers copains de Frankie, s'est levé et a dit : «Laisse-le tranquille, c'est encore un gosse». «Ce n'est pas vrai» j'ai hurlé «c'est vous qui êtes des gamins et qui faites de conneries de mômes.»

Comme je partais en courant par les rues étroites, la nuit tombait. Je voulais aller voir Farid et j'allais en direction de sa maison. Alors, je me suis rendu compte qu'une moto me suivait. Ca m'a rappelé mon rêve. Le gars s'est arrêté à ma hauteur, a enlevé son casque et son sourire s'est dessiné, un sourire de tueur. Il m'a juste dit «nous savons qui est FBWhy, laissez Frankie tranquille avec vos salades ou vous aurez de gros ennuis» et il a redémarré. À ce moment, Farid est arrivé à ma rencontre. J'ai couru vers lui en criant : «Farid. Barrons-nous vite d'ici. Les Têtes d'os sont au courant pour FBWhy.»

Je suis rentré très tard à la maison ce jour-là. Il y avait encore de la lumière au salon. Papa était au lit. Maman regardait la télé. Je me suis avancé entre elle et l'écran. J'ai dit : «Maman, il vaudrait mieux que Frankie revienne vivre avec nous.» Elle a dit «Je crois aussi, il faudra en convaincre ton père.» Je lui ai tout raconté. Je crois qu'on faisait tous les deux des efforts pour ne pas pleurer. C'est elle qui a pensé que le mieux était d'en finir en prévenant la police que les headbones de Hammer comptaient mener une action d'éclat. Je n'étais pas d'accord avec elle, mais j'ai quand même été soulagé que quelqu'un le fasse, pour Frankie et pour nous tous.

La nuit du festival, la police a appelé à la maison et a prévenu papa que Frankie venait d'être hospitalisé. Son corps avait été retrouvé au milieu de la nuit au cimetière juif, dans un état grave. Il avait été passé à tabac. Vers minuit, les flics faisaient une ronde quand leur attention avait été attirée par la lueur de torches derrière les grilles du cimetière. Ils ont juste eu le temps de voir plusieurs silhouettes fuir vers les issues et escalader les murs. Dans la partie du cimetière réservé aux personnes juives, ils ont découvert l'horreur : des pierres tombales et des urnes brisées, des inscriptions antisémites, des croix gammées et celtiques taguées sur des tombes. Le combi a failli rouler sur le corps de Frankie.

Frankie est resté plusieurs jours entre la vie et la mort. La police attendait qu'il reprenne conscience pour l'interroger. On allait le voir à l'hôpital, ma mère, mon père, Farid et moi. Dès qu'il est revenu à lui, on s'est tout dit, y compris FBWhy. Et il a pu raconter : «Hammer et sa bande ont vite compris que le concert serait sous haute protection policière. Il a donné l'ordre de laisser tomber le plan de l'agression. Il était furieux et les gars étaient échauffés; ils sont remontés sur leurs motos et ont foncé vers l'autre bout de la ville. Je les ai vus quitter les alentours du chapiteau du festival et prendre la direction du cimetière. Ils avaient beaucoup bu; ils étaient déchaînés. J'ai compris ce qu'ils avaient l'intention de faire. Je les ai suivis; j'espérais encore pouvoir les convaincre de ne pas suivre Hammer dans ce délire. Quand Hammer m'a vu, il a crié : voici Frankie, le traître. Il avait eu, je ne sais pas comment, accès à tous nos mails et les avait lus. Ils étaient une dizaine, ils me sont tombés dessus. Les coups pleuvaient. Hammer m'a frappé avec une barre de fer et j'ai perdu connaissance».

Quant à Hammer, il s'était totalement évaporé dans la nature. Un policier était passé voir Frankie. Il avait un air grave, il a ouvert un dossier et a parlé longuement de la personnalité de Hammer, Robbie Denlop – c'était son nom – et de son lourd passé de violence. Condamné pour une bagarre avec un punk à deux mois de prison, puis à nouveau à la suite d'une altercation lors d'un concert, qui fit un blessé grave, Hammer avait participé activement à plusieurs ratonnades en Alsace. Il avait été arrêté pour avoir avec trois autres skinheads à moitié détruit un café fréquenté par des Congolais, puis purgé un an de prison à la suite de l'attaque d'un groupe de jeunes. Il avait également été condamné pour trafic de stupéfiants. La police pensait qu'il avait fui le pays et avait peu d'espoir de le retrouver. Un mandat d'arrêt international était lancé contre lui.

Mon frère est rentré à la maison pour entamer sa convalescence. Il garderait une méchante cicatrice. Dans sa tête et dans son corps, il allait mieux. Il parlait de reprendre les cours, de devenir éducateur de rue, de continuer à jouer de la guitare et à faire de la musique. Mais il n'avait plus envie de chanter ni d'écrire de chansons. De son côté, Farid avait montré ses chansons à Frankie. Il avait aussi réalisé des enregistrements qui nous ont coupé le souffle. Et Frankie lui a dit avec son nouveau sourire «Et pourquoi pas un nouveau chanteur pour ce nouveau groupe?» J'oubliais : le groupe s'appellerait FBWhy.

 

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