Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LE TOUR DE LA QUESTION

Augustin : Malgré la confusion de ton exposé, je comprends que tous tes malheurs proviennent d'un préjugé qui a fait et fera encore de nombreuses victimes. Tu es persuadé d'aller mal, n'est-ce pas?
– Pétrarque

Ça avait d'abord commencé par le pied gauche. Ou plus exactement par l'orteil, le bout du gros orteil du pied gauche. Pas grand-chose. Une très lointaine sensation. À peine perceptible. Pas de quoi s'inquiéter. Il avait laissé mijoter. En attendant que ça cesse. Toutes ces petites choses que l'on ressentait chaque jour (picotements et autres) s'arrêtaient d'elles-mêmes, et c'était bien à ce genre de choses, en vérité assez vagues, que s'apparentait la très légère sensation. Il s'était donc efforcé, malgré son caractère d'ordinaire inquiet, de ne pas trop y porter attention. Mais le lendemain, au réveil, alors qu'il avait compté sur l'improbable secours de la nuit pour l'en débarrasser, il avait retrouvé la sensation, bien installée dans le gros orteil de son pied gauche, et il lui sembla même qu'elle avait profité de son sommeil pour faire un bout de chemin. Comme il n'avait pas le souvenir de s'être blessé ou cogné, il devait s'agir d'une écharde importune, ou de n'importe quel autre infime corps étranger, qui s'était immiscé à son insu dans son derme et y prenait ses aises. Il s'assit sur le bord de son lit afin d'en avoir le cœur net et passa à l'examen (minutieux) le bout du gros orteil de son pied gauche. Mais rien. Il n' y vit rien de suspect, aucune coloration, aucun gonflement, aucun signe extérieur, rien qui pût faire office de signalement d'un début d'affection. Aucun territoire apparent. Cela ne pouvait que le rassurer. Au fond n'était-ce pas son esprit, en proie souvent à la panique, qui exagérait la portée de la sensation, lui donnant un peu plus d'acuité qu'elle n'en avait réellement? Il fallait pourtant qu'il l'admette : il n'y avait dans son état rien d'alarmant. La sensation désagréable n'avait certes pas disparu, mais il n'y avait vraiment pas de quoi en faire une maladie, il fallait juste lui laisser le temps de plier bagage. Et surtout! oui surtout éviter d'y penser. Il avait donc fait comme si de rien n'était pendant toute la journée, parfois il lui avait même semblé qu'il n'y pensait plus – mais sait-on jamais à quoi l'on songe véritablement. Pendant la nuit, il s'était brusquement réveillé en nage : il venait de rêver qu'il s'était transformé en statue de pierre. Il avait vu sa peau s'épaissir, durcir et grisailler comme celle des pachydermes, puis se figer peu à peu jusqu'à complète fixation : passage mortifiant de l'animal au minéral. Le matin, se souvenant de son angoisse nocturne, il avait remué chacun de ses membres pour en vérifier la souplesse, et alors qu'il se mit à secouer son pied gauche il retrouva la sensation étrange dont il aurait pu croire que son rêve l'avait détourné. Elle était là, pareille à elle-même (déjà), davantage implantée (sans aucun doute) – plus nettement implantée, pourrait-on dire, car une nuance s'était clarifiée, qui apportait une précision importante au caractère de cette sensation : on ne pouvait pas vraiment parler de douleur à son propos, la sensation était trop diffuse, n'avait rien de franchement désagréable, si ce n'était qu'elle persistait à se maintenir là où on ne l'attendait pas. Ce qu'il ressentait était finalement plus proche de l'endolorissement. La sensation était un signe obscur dont il n'arrivait pas à interpréter la valeur, il en constatait seulement l'insistante présence dans le gros orteil du pied gauche et, jour après jour, il en observa l'avancée comme un témoin impuissant qui n'a pas d'autres armes que de s'inquiéter de ce qu'il éprouve. La sensation s'était étendue à présent sur une partie de la plante du pied, son caractère endolori se précisa, il ne s'agissait pas d'une simple paralysie, il n'avait rien perdu de sa faculté motrice (marcher ne lui provoquait aucune peine, c'était presque moelleux de poser le pied gauche sur le sol), c'était tout le contraire d'une déficience, c'était comme si quelque chose se développait en lui : une altérité. Et cette présence incompréhensible le troublait et gênait chacun de ses pas tant son esprit se tendait au fil de la marche, soupçonnant derrière ce subtil indice l'annonce d'une hypothétique menace. Il avait procédé à un nouvel examen de son pied et n'avait toujours rien décelé d'anormal, c'était à l'intérieur que la sensation opérait, à l'intérieur qu'elle tissait sa toile, et il devait bien le reconnaître : cela lui était moins désagréable en intensité qu'une brûlure ou qu'une piqûre, si ce n'était que la sensation, par son origine inconnue, sa mystérieuse intrusion et sa lente progression, accaparait toute son attention. En l'espace de quelques jours, il avait oublié tous ses autres soucis. Comme une star mégalomane, la sensation avait réussi à concentrer sur elle toute la tension du corps, qu'elle semblait pourtant n'avoir que très discrètement assailli. Et ce qui l'irritait le plus, et qui fit qu'il s'y intéressa au point de sombrer dans la monomanie, était qu'il n'arrivait pas à réellement appréhender cette sensation. Il ne parvenait pas à lui donner un nom, à reconnaître sa nature. Oui : ce qui l'insupportait par-dessus tout, c'était que son mal semblait ne pas avoir d'identité. Il avait bien pensé en parler à son médecin traitant. Mais il n'aurait jamais pu lui expliquer de quoi il retournait, il se serait perdu dans d'insatisfaisantes explications, se serait enlisé dans la confusion, aurait tourné autour du pot comme un avion empêché d'atterrir, mais sur la sensation elle-même il n'aurait rien pu dire, si ce n'était qu'elle existait, il en était sûr – il aurait alors montré son pied gauche –, il la sentait là, c'était presque rien, mais au fond ce n'était pas rien, dans ce détail résidait toute la différence, dans cette nuance certainement inintelligible à autrui, dès le premier jour il avait pressenti la particularité de son mal, dès qu'elle était apparue, sinon pourquoi s'en serait-il inquiété, car rétrospectivement il n'y avait pas de doute, il s'en était inquiété dès les prémices, et face à de tels arguments le médecin n'aurait certainement pas pris la peine de faire un examen approfondi, il l'aurait regardé, comme il savait si bien le faire, avec son air entendu, il l'aurait laissé s'égarer non sans une certaine jubilation scientifique, puis lui aurait prescrit un nouveau traitement psychotrope en même temps que quelques jours de repos. Cette légère sensation était donc hors d'atteinte, elle siégeait dans son pied gauche comme une reine indétrônable, on aurait presque pu croire qu'il la vénérait lorsque, assis sur le bord de son lit, il soulevait son pied et se mettait à l'observer, pourtant c'était bien une guerre qui s'était déclenchée, une guerre dans laquelle il se retrouvait seul à combattre puisque son ennemi se tenait caché des regards extérieurs. Et de jour en jour la sensation avait gagné du terrain, avait, sans clairon triomphant, conquis l'entièreté du pied gauche. Aussi inoffensivement en apparence qu'une saison passait le relais à une autre, elle avait franchi le talon et s'était mise à grimper dans la cheville et le tibia. Cette avancée ne l'empêchait nullement de se tenir debout, de marcher, ou même de courir, il n'endurait aucun dommage physique consécutif à cette progression. Son esprit en revanche était de plus en plus en alerte, et c'était lui la principale victime de ce fléau. Il s'était demandé, puisqu'on était en état de siège, pourquoi la sensation n'était pas plus franche et ne se convertissait pas, une bonne fois pour toutes, en douleur, oui il l'avait fortement espéré, appelé de ses vœux, mais la sournoise faisait mine de ne pas les entendre, se gardant bien de les exaucer. Une douleur eût mieux valu que cette perfide ascension, que le doute qui planait au-dessus de lui comme un rapace imprévisible. Car il s'agissait de cela à présent : le mal ne se déclarant pas nettement, la sensation l'avait fait basculer dans une zone brumeuse où il ne discernait rien avec clarté, mais cette zone était déjà le mal puisqu'elle monopolisait désormais toute sa vie, puisqu'elle avait commencé à la gâcher. Désormais il ne pensait plus qu'à la sensation, pas moyen d'en décoller son esprit, et s'il y pensait si obsessionnellement c'est que cette sensation, il en était persuadé, lui était nocive – sa nocivité, tel un poison aux effets pervers, consistait à épuiser toute son énergie mentale, à jeter le trouble dans son for intérieur. Si la douleur était toujours absente, le doute semait une ombre bien pire. Il n'y avait rien de visible, rien de tranché, aucun symptôme précis dont il aurait pu rendre compte à la médecine générale ou qu'il aurait pu soumettre à l'avis d'un spécialiste. Il avait potassé pourtant, farfouillé dans les encyclopédies, cherché des termes scientifiques à apposer sur son mal, il s'était investi dans une impressionnante conquête du savoir, mais rien à ce jour parmi les maladies répertoriées ne correspondait exactement à ce dont il souffrait, il ne pouvait rapprocher cette sensation d'aucune autre connue, au fur et à mesure de ses recherches il s'était même résolu à se l'approprier puisque personne, jusqu'à lui, ne s'en était jamais plaint. Elle était devenue « sa » sensation. Alors qu'il n'avait rien trouvé afin de mieux la connaître, elle avait de son côté poursuivi sa progression – elle était passée au-dessus du genou. Et malgré cette emprise, n'importe quel observateur extérieur n'aurait rien pu remarquer d'anormal dans son état physique – si ce n'était l'agitation intérieure que trahissaient les traits tendus de son visage et son comportement quelque peu désordonné. Sinon, il tenait debout, marchait, partait chaque matin à son travail, revenait, mangeait, se couchait – ses nuits étaient pénibles –, se relevait, etc. Rien ne semblait avoir changé pour lui extérieurement, tout fonctionnait comme auparavant, lui seul était capable de percevoir que quelque chose ne tournait plus rond, depuis l'arrivée de cette sensation sa vie – il fallait l'admettre – s'était radicalement transformée, quelque chose s'était produit, une chose indéfinissable certes, mais une chose qui avait modifié son rythme de vie en profondeur, le rapport qu'il entretenait avec son corps n'était plus le même : comme la sensation, son corps était devenu un étranger qu'il inspectait avec distance et effroi. La sensation avait diffusé dans ses veines une encre noire – telle était la couleur de sa pensée – qui, claquant comme un lourd volet, l'avait brutalement séparé du monde. Plus il y réfléchissait, plus il parvenait à mesurer l'étendue de sa sensation. Et plus aussi il était entraîné dans un malstrom sans fin. Il essayait de trouver la juste formulation de son mal, mais il lui fallait toujours se résoudre à son ambivalence : elle le torturait mais elle ne l'empêchait pas d'exister. Sa sensation avait complètement bouleversé son intériorité, l'avait coupé de l'extérieur, c'était certainement pour cette raison d'ailleurs qu'il n'arrivait pas à lui trouver un nom, qu'il lui manquait des mots pour l'exprimer : sa sensation l'isolait, le maintenait à l'écart, le bâillonnait. En même temps qu'elle conquérait son corps – la jambe droite avait connu le même sort que la gauche et, peu à peu, s'était retrouvée sous l'emprise de la sensation –, elle avait réussi à mobiliser toute son attention. Lorsqu'il marchait dans la rue sur ses deux échasses somnolentes, il avait l'impression de nager dans le vide, d'être un ange défaillant, pourtant comme les autres il avançait, il ne s'écroulait pas. Ses deux jambes étaient prises en otages d'une sensation, mais nul autre que lui ne le remarquait. L'alentour avait aussi pris à ses yeux une dimension différente, il lui semblait que la ville l'épiait, que les murs et les fenêtres se dressaient autour de lui dans l'attente de sa chute, les passants s'étaient parés d'un masque indifférent qui grimaçait en l'apercevant, il ne voyait plus autour de lui que sable mouvant. Il avait commencé par réduire ses déplacements à leur plus stricte utilité (les trajets vers le bureau et le supermarché). Dès qu'il posait le pied dehors, il lui semblait aussitôt que la sensation enflait, non pas qu'elle eût une incidence sur sa capacité motrice, mais l'attention qu'il accordait à sa sensation redoublait alors de volume, et cette amplification lui faisait craindre à chaque instant un malaise, car la sensation en tant que centre de tout rayonnait sur l'entière réalité, plus rien n'avait de consistance à part elle, la matière se dérobait comme un gaz, il se mettait à longer les murs de peur de perdre subitement l'équilibre, mais même les murs ne servaient plus de remparts au vertige, chacun de ses pas était une épreuve à surmonter comme s'il portait sur son dos un fardeau lourd et imaginaire, mais il ne s'enfonçait et ne s'écroulait jamais, et ce qui ne survenait pas physiquement il avait l'impression que cela le chargeait intérieurement, apportant des forces nouvelles à la sensation, réduisant ses possibilités de s'en sortir : cerné de toutes parts, il ne pourrait quitter cet état qu'en disparaissant. Lorsqu'il rentrait chez lui le soir, il n'avait plus ni le courage ni l'envie de rien. Aucune activité ne le stimulait plus, ne parvenait à le distraire de sa sensation – il noyait dans l'alcool sa conscience alarmée et ne rejoignait le sommeil qu'au prix de quelques verres vidés. Sa sensation lui était devenue aussi familière que l'ennui – elle s'était hissée dans son ventre et remontait dans sa poitrine. Au bureau, il restait comme pétrifié face à la tâche à accomplir, la sensation le retranchait désormais tout à fait du monde extérieur, aux yeux de ses supérieurs il n'était plus productif, il reçut plusieurs avertissements, et après quelques semaines de tolérance il fut remercié. Il n'eut bientôt plus vraiment de raisons de sortir de chez lui. De toute façon la sensation s'était emparée de tout son corps. Il ne lui appartenait plus : il était devenu la sensation. Il végétait le jour, allongé sur son lit, sans rien faire, n'osant plus se lever tant il craignait que le poids de la sensation ne le fasse vaciller. Et ce qui était le plus étrange avec cette sensation, c'était qu'il ne sentait toujours rien de précis. Si un médecin l'avait alors ausculté, il n'aurait pas pu mieux décrire qu'avant cette chose qui avait pris d'assaut son corps. Même si aujourd'hui elle l'occupait entièrement, elle était toujours aussi indéfinie qu'au premier matin lorsqu'elle n'était qu'un soupçon dans le gros orteil de son pied gauche. La seule évidence qui s'imposait à lui était que la sensation l'avait écarté de la vie, oui la sensation l'avait lentement éloigné de la vie, elle avait fait de son corps une réalité incertaine, une enveloppe étrangère qui couvait une sourde menace. Au fond, la sensation était un autre corps qui avait pris la place du sien, et cet autre corps n'avait pour lui plus aucun fondement. Et il se mit à le maudire, puis le haïr, ce corps qui l'immobilisait dans son lit. Dans la confusion de son état, il se mit à maudire et à haïr aussi son ancien corps qui avait cédé à la sensation, qui n'avait pas résisté à sa puissance, qui avait fait preuve de tant de faiblesse. Il en vint même à prendre le parti de la sensation contre son propre corps, puisqu'elle n'avait fait que croître alors que lui s'était retranché. Son esprit valait mieux que son corps, il était pour la sensation un meilleur allié. Tout ce qu'il était physiquement était devenu pour lui objet de contrainte, un danger permanent l'entourait, et son corps était ce danger puisqu'il s'y offrait vulnérablement, alors que la sensation restait intouchable. Son corps était le point de désaccord avec le monde, la source même de son mal, l'origine de ce qui pouvait arriver de pire. Un matin, il avait arrêté de chercher, il n'avait pas renoncé, cela avait cessé malgré lui. Il s'était souvenu d'un sac de ciment qui traînait dans la cave de l'immeuble. Il avait rassemblé ses dernières forces pour se lever, prendre l'ascenseur et ramener le sac chez lui. Il avait transformé son contenu en une pâte molle et s'en était enduit le corps d'une couche épaisse et lisse. Il était resté debout plusieurs heures, alors que chaque minute avait essayé encore de le faire plier. Le ciment avait séché aussi doucement qu'une caresse. A la fin du jour, il avait l'allure d'une statue de pierre. Quand la pâte eut durci intégralement, le corps figé s'effondra, répandant aux quatre coins de la pièce des morceaux de ciment séchés. Une fenêtre alors claqua. De cette vie évanouie, il ne restait pas l'ombre d'une sensation.

 

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