Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
AUX JONCS

Rien qu'à regarder le ciel à travers la fenêtre, on risque un rhume : il fait blanc, froid, la pluie marmonne son chapelet, et ça semble vouloir s'installer longtemps. Un frisson passe dans la colonne de Jenny. Elle quitte des yeux la fenêtre, et fait semblant de ne pas entendre son frère lui dire, de sa voix de moulin à café : «On voit ta culotte.»
   Jenny, mécaniquement, passe la main dans son dos, abaisse le bas de son tee-shirt. Elle est assise sur une petite chaise de la cuisine. Peu importe. L'autre ricane : «On la voit encore!»
   Jenny a seize ans, son frère Mickey deux de moins. Il tourne là comme une mouche surprise par l'automne, il bourdonne sans raison, pour le plaisir de faire un peu de bruit en plus. Jenny se sent vide. Lasse de n'avoir dormi qu'à moitié, parce qu'un enfant geint toute la nuit dans le lit à côté du sien. Le 21 juillet, la mère de Jenny et Mickey a déclaré en allumant une cigarette que Georges viendrait vivre là. Georges est le nouvel ami de la mère de Jenny, depuis trois semaines et deux jours. Georges a deux enfants et de nombreuses valises qu'il a fallu poser quelque part. L'appartement compte quatre pièces, il ne faut rien ajouter, la vie est assez bruyante comme ça, pense Jenny. Dans sa chambre dort à présent un petit garçon de deux ans qui grince des dents la nuit.
   Ce matin, le ciel est blanc, Mickey tourne en rond, Jenny cherche un petit carré de silence tiède pour écrire sa lettre.
   Mickey demande : «T'oserais embrasser un homme comme ça? Par exemple si un homme dans la rue te dit qu'il veut t'embrasser sur la bouche, tu oserais?» Jenny se penche sur une feuille de papier posée sur la table, elle a commencé une lettre par ces mots : « Cher Serge-Benjamin», mais cela ne lui convient pas, elle n'aime pas le son de « Cher Serge», elle recommence : «Bonjour…»
   Mickey poursuit : «Par exemple, si un homme dans la rue, mais tu le connais pas, te dit qu'il veut t'embrasser sur la bouche avec la langue et pour ça il te donne 100 euros » Mickey prononce «cent-z-euros», cela exaspère Jenny, mais elle ne répond pas, elle réfléchit à sa lettre. Une mèche lui tombe dans les yeux, qu'elle remonte avec son doigt, derrière l'oreille gauche. Cela tiendra une minute. La pince à cheveux est hors de ses pensées, fort éloignée de tout ce qui existe en ce moment.
   «Bonjour, Serge-Benjamin…»
   Des miettes et des gouttes de lait sont restées sur la table de la cuisine, que personne ne pense à ramasser. Un verre de vin de la veille, et des traces de tabac. Jenny n'arrive pas à ce qu'elle cherche, une chose en appelle une autre, ses pensées dérivent au bord de la côte, sur un littoral doré, une lagune où elle n'est allée que dans ses rêves mais souvent, contre laquelle nagent les tigres, et de longues barques en bois peint.
   «Et si un homme dans la rue te dit qu'il veut baiser avec toi, et il te donne 1.000 euros, tu oserais?”
   «Laisse-moi tranquille.»
   «Si en cas, il te donne 10.000 euros, tu oserais baiser avec un homme qui te demande ça?»
   Jenny regarde à nouveau la fenêtre, le ciel impalpable, elle sent des picotements dans sa gorge, elle aimerait des cigarettes. Elle demande : «Georges, il a des cigarettes?»
   «Il a un revolver, dit Mickey, je suis allé dans la chambre de Maman, j'ai vu qu'il a un revolver.»
   Il y avait hier dans le bus un jeune type qui écoutait son baladeur en regardant par la vitre, il avait l'air difficile et portait un petit bonnet sur la tête. On entendait sa musique, car il l'avait mise fort, et personne n'osait rien lui dire. Le jeune homme était seul, et il y avait aussi dans le bus une femme que tout le monde regardait car elle avait une jupe courte, mais elle se tenait droite, et de temps en temps elle tirait sur sa jupe car elle était gênée de sentir que les gens la regardaient. Sauf justement le jeune homme qui écoutait la musique, et regardait par la vitre. Il y avait peu de gens dans le bus. Jenny était descendue devant la librairie de la rue Wayez, et l'autobus était parti vers sa lagune dorée. Les autobus font penser aux baleines. Les péniches, aussi, semblent des baleines de rivière. Il était encore tôt. Jenny songeait que, si ça se trouve, des baleines nagent auprès des tigres, aussi tranquilles que l'autobus.
   Voilà maintenant que Mickey pose trois billets de cent euros sur la table, entre les miettes : «Je te donne ça si tu m'embrasses sur la bouche avec la langue.»
   Jenny lève la tête, repousse à nouveau sa mèche tombée sur ses yeux. Elle ne répond pas, elle ramasse sa feuille de papier, pour terminer sa lettre à un autre moment. Elle regarde son frère sans comprendre ce qu'il vient de dire, sans comprendre où il a trouvé les billets de banque, sans chercher à savoir de quoi il s'agit. Elle sait juste une chose : elle aimerait bien rester quelque part ou pleurer tranquillement, c'est ça qui serait bien.
   Hier, quand elle était descendue de l'autobus, dans la librairie de la rue Wayez, un type disait qu'on avait trouvé une fille dans une rivière. Elle était morte, elle était toute nue, dans les joncs. C'était un pêcheur qui l'avait trouvée, mais on ne savait pas qui c'était. La fille, pas le pêcheur. Le pêcheur, on le savait, c'était un homme qui habitait non loin de la rivière, dans la province de Namur. Il était facteur, et donc il était habitué à se lever fort tôt, mais le dimanche il avait la paix, et il sortait pêcher fort tôt. C'est ainsi qu'il avait trouvé la jeune fille morte dans les joncs.
   Jenny songe à ce moment-là, lorsqu'elle se trouvait hier dans la librairie de la rue Wayez, et qu'un jeune homme parlait de cette jeune fille trouvée dans les joncs. Elle tend la main vers son portable, et appuie sur la touche du dernier numéro composé. Elle entend une voix de messagerie : «L'abonné ne peut vous répondre pour le moment. Veuillez réessayer plus tard.» Pourquoi ne répond-il pas? Voilà vingt fois qu'elle appelle depuis ce matin.
   Et puis, le soir, tout le monde parlait de cette jeune fille morte dans les joncs : les différentes télévisions parlaient de cela pendant quatorze minutes et ensuite elles parlaient d'autre chose, par exemple du prix de l'essence, et les journalistes commettaient de nombreuses erreurs de langage mais Jenny se doutait bien qu'on n'allait pas les renvoyer pour ça. Elle se demandait aussi pour quelle raison certaines personnes disaient que le litre de carburant allait baisser, ou augmenter, de deux cents, et pourquoi ces gens ne disaient pas deux centimes. Jenny disait toujours deux centimes, elle estimait cela beaucoup plus juste, et plus joli, plus agréable dans la bouche.
   Georges, lui, disait deux cents, et regardait cette histoire de la jeune fille morte dans les joncs, toute nue, en ne disant rien, alors que d'habitude il parle sans arrêt lorsqu'il regarde les informations télévisées. Il donne son opinion sans arrêt, ce qui empêche de comprendre ce que dit le journaliste, et d'entendre les erreurs de langage, mais en écoutant l'histoire de la jeune fille retrouvée dans les joncs, il ne disait rien. Mickey regardait aussi, et disait dans arrêt «On va voir la fille?» et Georges disait «Tais-toi!»
   Les deux enfants de Georges regardaient aussi mais ils ne comprenaient sans doute pas, car ils sont trop petits, et le plus petit grinçait des dents.
   À présent, Mickey semble avoir oublié la jeune fille morte des joncs, et il ricane en direction de sa sœur : «Tu choisis, ou bien tu m'embrasses sur la bouche avec la langue, ou bien tu enlèves ta culotte et tu montres ta hein-hein-hein, et je te donne ça», et il pousse les 300 euros devant Jenny. Il ajoute : «Après, j'en ai des autres. J'en ai plein.»
   Parfois on pourrait tuer quelqu'un, songe Jenny. Elle songe que, si elle tuait quelqu'un aujourd'hui, ce serait qui? Le jeune homme de l'autobus qui mettait sa musique si fort, ou quelqu'un d'autre. Puis elle partirait, mais pas dans cette lagune dont elle rêve, car elle n'existe pas. Il faudrait un lieu qui existe.
   «Laisse-moi tranquille.»
   Sa mèche tombe devant ses yeux, elle pense qu'il lui faut des barrettes, où sont-elles? Hier encore elle en possédait une tablette de cinq. On entend le bruit du sèche-cheveux. Dans la salle de bain, sa mère a laissé allumé son sèche-cheveux, pour couvrir une autre sorte de bruit, Jenny demeure un moment dans le corridor, devant la porte de la salle de bain, à écouter, pour être certaine de ce qu'elle entend. Mickey s'est approché lui aussi, derrière Jenny, et il rit fort. Elle se détourne, Mickey crie comme un chat-huant, la porte s'ouvre et Georges paraît : «C'est fini, espèce de con?» Il est débraillé, il lève la main sur Mickey, qui esquive et se retire en huant. Le sèche-cheveux se tait. Un enfant hurle dans l'autre chambre. Des vêtements traînent dans le corridor. Jenny appuie sur la touche habituelle de son portable : «L'abonné…» Plus que la pluie et plus que la maladie, Jenny redoute quelques mots de son amoureux, qu'on sent venir parfois comme de mauvais petits oiseaux : «Qu'est-ce que t'as? Écoute bien, moi je dis qu'entre nous c'est mieux qu'on reste des amis, c'est mieux. Arrête de pleurer!» Mais rien de cela n'a lieu. Au fait, rien du tout n'a lieu.
   Où a-t-elle laissé sa feuille de papier, la lettre qu'elle a entamée? Sur la table de la cuisine. Elle retrouve sa feuille. Elle lit, de sa main : «Bonjour, Serge-Benjamin», puis, d'une autre écriture qui vient de s'ajouter, trois lignes ordurières.
   Ce qui serait bien, ce serait… Serge-Benjamin est quelqu'un d'autre, un autre ami, il est quelqu'un de tranquille. Lui écrire une bonne lettre, voilà une occupation tranquille. Jenny songe que, lorsqu'il regarde les nouvelles à la télévision, Serge-Benjamin tente de comprendre silencieusement le grand théâtre de la Terre. Il est instituteur, son métier consiste à comprendre et à expliquer. Jenny ne désire pas devenir institutrice, elle songe que ce métier est difficile et qu'il y faut du courage, autrement elle a besoin d'un métier tranquille, silencieux et blanc. Pêcheuse en lagune.
   Jenny quitte la cuisine et le corridor encombré, elle passe, dans sa chambre, récupérer sa petite veste en jeans. Elle franchit le corridor, ouvre les trois verrous de la porte. En quittant l'appartement elle songe à la jeune fille des joncs, sans doute porte-t-elle un beau prénom, car cela rendrait la mort moins coupante. Madeleine, Cécile, Ophélie. Cela rendrait aussi les informations télévisées différentes, et Jenny songe qu'il y a quelque chose de suave à se noyer parmi les joncs d'une rivière, mais cela dépend s'il n'y a que des joncs, et pas autre chose. Tout dépend. Pourquoi est-elle morte nue? Mourir nu n'est pas ordinaire, et Jenny se demande si cela fait mal, si l'on sent quelque chose, et si cela fait encore plus mal en étant nu, ou si au contraire cela se passe mieux. Elle aime penser à des choses pareilles car personne ne les entend, elle a le droit de penser toute seule à des idées qui ne sont pas ordinaires, car cela fait partie de ce dont on a le droit, personne ne peut dire le contraire.
   Dans l'escalier, elle prononce des phrases sans signification, pour entendre le son de sa voix, ce qui la rassure, et lorsqu'elle pousse la porte de l'immeuble, et qu'elle rencontre la conversation larmoyante de la pluie, elle songe qu'elle aurait mieux fait de prendre une autre veste. Celle-ci ne la couvre pas assez, il fait froid, on voit un peu sa culotte, elle prendra garde à ne pas se pencher en avant. Elle songe à la jeune dame de l'autobus, au jeune homme qui écoutait de la musique. Elle a refermé les bras sur sa poitrine, et marche sur le trottoir en crispant un peu tous les muscles de son visage, car la pluie est piquante et froide. Quelques mètres plus loin, elle entre dans un magasin Di pour acheter des barrettes qui puissent retenir sa mèche, elle en choisit des bleues, au prix d'un euro et cinquante centimes.
   Un peu plus loin, dans la rue, elle pénètre chez le marchand de journaux, car elle désire se procurer des cigarettes. Fumer tue. Elle songe que les cigarettes sont des balles de carabine qui nous atteignent très lentement. Dans les joncs de la rivière, il fait probablement humide, une cigarette se serait éteinte tout de suite, d'ailleurs sans doute y aurait-il eu trop de vent pour l'allumer. Il aurait fallu tourner la tête comme ceci, mais dans ce cas peut-être l'humidité aurait-elle joué un rôle important. Probablement la jeune fille serait-elle décédée quand même, il a dû se passer autre chose.
   Jenny songe au pêcheur, cet homme qui est sorti de sa maison, dans la province de Namur, s'est approché de la rivière, et qu'a-t-il vu? La rivière devait être jolie, autrement cet homme ne serait pas sorti de son lit tôt le matin, un dimanche, pour y passer la matinée sous le ciel froid. Certaines rivières comportent des sortes de lagunes lorsque l'eau s'enroule contre la berge, mais pas en province de Namur.
   Une personne âgée s'est arrêtée au milieu du trottoir, un vieil homme dans un petit costume en velours, avec un chapeau. Il regarde par terre car, peu de temps auparavant, il tenait dans ses mains un bouquet de fleurs. Ce devait être un joli bouquet certainement, car lorsqu'un homme acquiert un tel bouquet il le choisit avec soin, mais à présent ces fleurs sont tombées par terre, et le vieil homme les regarde. Elles sont jaunes et rouges, et la pluie les souille à présent. D'autres gens tournent à l'écart de la personne âgée, elles ne la regardent pas, c'est gênant de regarder un tel homme dans une telle situation. Jenny reste d'abord à regarder cela, puis elle s'écarte elle aussi.
   Un peu plus loin, dans la rue, elle regarde la porte d'une agence de voyages où l'on peut lire une affiche portant ces mots : «Lagune dorée : pour 300 euros», à laquelle on a ajouté une image représentant une lagune.
   Cette nuit, Jenny tuera quelqu'un et fera quelque chose. Voilà qui est bien chevillé, bien planté en bonne terre au milieu de son cœur. Elle ne sait pas encore qui elle tuera, mais c'est une chose sûre. Elle s'arrête devant la vitrine d'un magasin de chaussures, un peu plus loin, dans la rue, et songe qu'elle aura encore légèrement besoin de tout cela, puis qu'elle n'en aura plus besoin.
   Il va simplement falloir faire quelque chose. Elle croise deux policiers qui marchent lentement, avec des casquettes bleues de baise balle. Elle songe que c'est étrange car, outre la personne âgée ayant perdu ses fleurs, nul ne porte plus de chapeaux. Des chaussures, oui, presque tout le monde, mais des chapeaux, qui d'autre que les policiers?
   Voilà qui est dit.
   Un jour, Jenny a compris qu'il existe tout de même des lagunes d'eau bleue où se baignent de très belles femmes nues, avec insouciance et sans rien redouter. Plus haut dans les montagnes vivent aussi des sortes de bergers forts, ayant une odeur forte et du crin sur le dos, et des peaux de bêtes. Des guêpes ocres les accompagnent, et les conduisent parfois jusqu'à descendre aux lagunes. Jamais de tels bergers n'ont rien vu d'aussi soyeux que les femmes qui se baignent, leur peau lisse, ni de telles eaux. Que disent-ils?
   De telles lagunes coûtent trois cents euros. Tout est réel, tout se paie. Il va seulement falloir faire quelque chose au milieu de la nuit, puis elle sortira dans la rue, elle n'aura plus besoin, il fera chaud pour longtemps.

 

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