Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LES DISPARUS

Dès son arrivée il avait ressenti un léger malaise. Il avait pensé que cela passerait rapidement. C'était le dépaysement. Un autre pays, un climat inhabituel bien qu'agréable, un logement assez étrange et personne à qui parler. Dans le village, au début, les rares personnes qu'il croisait lui lançaient des regards curieux, sans plus. Par la suite, évidemment, il avait fait la connaissance de la boulangère. La boulangère en premier lieu. On commence par le pain quotidien. Après était venu l'épicière et ensuite son mari qui l'aidait au magasin. C'était le plus aimable qu'il eût rencontré jusqu'alors, toutefois il fallait à ce brave homme six minutes pour couper et emballer trois tranches de jambon. Deux minutes la tranche, mais le jambon sec était délicieux.
   Paul Péquet n'avait pas abouti par hasard à Mazet-le-Toffe. Cela faisait un moment qu'il cherchait un lieu qui pût l'inspirer, lui redonner l'envie d'écrire. Il en avait un peu soupé de l'atmosphère de Liège. Après avoir quitté cette ville pour faire ses études à la capitale, il était resté à Bruxelles un certain nombre d'années, il y avait écrit son premier roman et sa première pièce puis s'était ennuyé. Il avait rédigé sa deuxième pièce dans un loft à Amsterdam. Le climat lui réussissait assez bien mais il en avait eu marre de ne rencontrer que des filles 'un mètre quatre-vingt et davantage qui ne faisaient pas souvent l'effort de baisser le regard jusqu'à lui ou qui ne daignaient faire l'amour qu'après une abondante consommation de chanvre.
   Les deux pièces suivantes, c'était à Namur, en regardant couler la Sambre de la fenêtre de son petit appartement. Puis un recueil de poèmes était né à Luxembourg, ville poétique et lumineuse, où il louait à prix d'or un deux-pièces au second étage, au-dessus d'une banque à la façade de pierre grise. Il avait tenté de trouver un autre logement mais tous les appartements à louer semblaient se situer au-dessus d'agences de banque et cela le déprimait d'être poète maudit dans cet environnement inodore. Car il est bien connu que l'argent luxembourgeois n'a pas d'odeur.
   Il était donc rentré dans sa ville natale. Et même dans le quartier de son enfance. Il était né à l'ombre de Saint-Pholien, là où jadis un jeune journaliste nommé Simenon Georges avait décroché un pendu. Il s'était toujours demandé quels parents mal intentionnés pouvaient appeler leur fils Pholien. Ou leur fille Walburge. Dingue, non? Ou alors, par patriotisme liégeois? Il y avait aussi non loin de là une ville qui portait le nom de Saint-Trond. On ne pouvait léguer ce prénom-là qu'à un cul-de-jatte.
   L'ombre tutélaire (une ombre est souvent tutélaire) de Saint-Pholien avait facilité l'éclosion et la parution d'une assez nombreuse production littéraire. Ses romans commencèrent à être lus et ses pièces jouées et il put abandonner avec soulagement les divers petits métiers qui, depuis des années, lui avaient permis de joindre les deux bouts. Celui qui lui manqua le moins fut livreur de pizzas à mobylette, il était maladroit à mobylette et il préférait les frites. Il marqua son attachement renouvelé à sa région natale en orthographiant désormais son nom Péket. Cet hommage indirect au «petit blanc» traditionnel, la gnôle qui ravigote les cœurs liégeois, figura désormais en couverture de tous ses livres ainsi que dans les interviews de plus en plus nombreuses qu'il donna à la presse locale, nationale et spécialisée.
   Une légère frustration l'avait gagné lorsque, pour la troisième fois en moins d'un an, la revue Tchantchès, organe officiel du tourisme provincial, publia à son propos un article où on le traitait de «barde du Pays de Liège» et de «porte-étendard de la culture principautaire» et où on lui demandait son avis sur les boulets, la sauce tomate était-elle une hérésie, fallait-il obligatoirement la sauce lapin? Il aurait bien aimé lire un commentaire de son œuvre dans Les Nouvelles Littéraires ou un entrefilet dans Le Monde des Livres, cela va de soi, cependant il était déjà très content d'être mentionné et analysé dans les revues culturelles nationales. Mais se voir relégué au rang de faire-valoir de la gastronomie mosane et de porte-parole régionaliste! Il y avait des hommes politiques pour ça, quant à lui, non merci!
   Son énervement se traduisit dans le premier article de critique littéraire qu'il écrivit après cela. Il y descendait en flammes un confrère de Charleroi en fustigeant au passage l'esprit de clocher, le régionalisme, le séparatisme, le nationalisme et en général toutes les idéologies en –isme. Et il signa Péquet, avec q. Le collègue, qui portait le nom bien carolo de Tommaso Campanella-Solski, contre-attaqua rageusement en signalant qu'un homme qui se vantait du patronage de Saint-Pholien était mal placé pour médire de l'esprit de clocher. Cela déclencha une guerre picrocholine dans les lettres belges. Elle se prolongea par un débat contradictoire dans les colonnes de la revue Le Carnet et les Instants, dirigée à Bruxelles par un Liégeois, puis par un grand colloque international à la Maison de la Poésie de Namur, dont la vedette fut Marianne Lebûcheron, poétesse québécoise d'origine gaumaise. Paul Péquet oublia de s'y présenter.
   Un peu écoeuré, Péquet chercha vainement l'inspiration pendant un long moment. Il commença une pièce, ratura pendant deux semaines les cinq premières pages d'un nouveau roman, renonça après un chapitre et demi à un essai historico-philosophique sur Montaigne et sa tour d'ivoire et écrivit un poème de quatorze vers dont la substance était : «Ras-le-bol, je vais chercher ailleurs.»
   Ailleurs, mais où? Aucune idée. Il s'en ouvrit à son ami d'enfance, le peintre David Abraham. David avait la solution toute prête. «Et pourquoi tu n'irais pas dans ce village du Languedoc où la municipalité offre une résidence à des artistes, tu sais bien, j'y ai passé six mois l'an dernier. C'est génial.
   – Mais il faut pouvoir obtenir l'autorisation, l'invitation, que sais-je?
   – Pas de problème. Je connais tout le monde là-bas, le maire, le conseiller général du coin… et la femme du maire. Mais ça, motus! Je te jure, tu seras comme un coq en pâte à Mazet.
   – C'est bien, cet endroit?
   – Si c'est bien? C'est très bien, Mazet-le-Toffe!»

Voilà comment, au début du printemps, Paul s'était retrouvé seul occupant d'un prieuré classé du XVe siècle, au milieu des suaves et débonnaires collines de l'Hérault, couvertes de vignes et de bosquets. Nature verdoyante et vieilles pierres chargées de passé, un enchantement. Il avait fait promettre à David de ne révéler son départ à personne. Pour le moment il ne voulait laisser aucune trace derrière lui. La paix. Il n'avait pas osé dire à son ami qu'il fuyait aussi une vieille copine d'école, veuve précoce dotée d'un embonpoint tout aussi précoce et d'un appétit farouche de remariage.
   Les Mazétois s'habituèrent assez rapidement à sa présence, il était le troisième estranger en trois ans à venir loger dans leur prieuré depuis que les Monuments Nationaux l'avaient restauré. Paul Péquet n'était pas bégueule, il était gentil garçon et payait volontiers l'apéritif aux habitués du bistrot, tout en s'interrogeant sur ce paradoxe : pourquoi ces fils de la vigne, ces héritiers de Bacchus, buvaient-ils tous un pastis infâme? Mais il était écrivain, pas sociologue.
   Écrivain. Oui, bien sûr. Mais qu'est-ce qu'il allait écrire? Un roman, une pièce? Il opta pour le théâtre, il aurait sans doute un peu moins de mal à se remettre dans le mouvement avec une forme courte. Mais les idées étaient lentes à germer. Les Mazétois du bistrot l'apostrophaient : «Ho, l'écrivain! Ça va bien? Ça écrit?
   – Hé oui, ça avance tout doucement.
   – Tu te balades beaucoup, hein, c'est pas écrire, ça.
   – C'est en me promenant que je trouve l'inspiration. La nature, le beau temps…
   –Ouais. Sûr que si le printemps te travaille la plume, tu vas pas écrire grand-chose! Qu'est-ce que tu bois?»
   Il fallait s'y mettre, trouver un thème. C'était un peu difficile, maintenant qu'il avait coupé tous les ponts avec sa ville, son pays, sa culture. L'idée vint précisément de là: tout le monde à Liège et en Belgique devait se demander où il était, pourquoi il avait disparu — la disparition, voilà le sujet!
   Un peu laborieusement mais avec un enthousiasme retrouvé, il se mit à réfléchir à ce que pourrait être une pièce sur la disparition, les disparus, les évaporés, les sans trace visible. Au début évidemment, ce n'étaient que des notes éparses, il n'avait encore aucune idée précise de structure. Mais plus il y pensait, plus cela l'intéressait : il imaginait une multitude de destins restés mystérieux, pour d'innombrables motifs possibles. Et d'abord, disparitions intentionnelles (comme la sienne!) ou non?
   Il eut l'idée de rédiger des notices de disparition pour toutes sortes de personnages. Les héros de sa pièce seraient, autant que les disparus, ceux qui se posaient des questions sur leur sort. Influencé par la récente lecture d'un best-seller pour enfants et vieux ados, il imagina d'abord qu'on pouvait disparaître «comme par magie» : bien sûr, la cause (ou le coupable) pouvait être Merlin, un chaman sibérien, la fée Carabosse ou bien Harry Potter. Mais il chassa cela de son esprit et libella la Notice n° 1.

Henri POTDETERRE : 16 ans. A quitté le domicile familial sur un coup de tête, vraisemblablement donné par sa sœur aînée.
Signes distinctifs : 1 m 60, corpulence mince, porte lunettes, frange de cheveux un peu roux sur le front, ressemble à Harry Potter mais n'a rien de magique.
Message personnel : Tu peux rentrer, grande sœur décédée, enterrement après-demain. Je t'attends la semaine prochaine, Maman.


Il fut assez satisfait mais peina un peu pour trouver la suivante. Après une demi-bouteille de Cabardès et une heure de réflexion, il écrivit :

Ataulfo HITLER : 117 ans. Disparu depuis janvier de la hacienda «Neuschwanstein», Patagonie, République Argentine. Ses arrière-petits-enfants s'inquiètent. Donne depuis peu les premiers signes de sénilité.
Signes distinctifs : taille un peu plus petite que la moyenne, mèche blanche sur le front, petite moustache blanche, tic saccadé du bras droit.
Message personnel : Reviens, pépé, il ne s'est rien passé à Nuremberg. Mémé Eva n'est plus fâchée, tu avais raison : le tango est une musique de dégénérés. Et à cheval dans la pampa, c'est dangereux à ton âge.


Il vida le restant de la bouteille de Cabardès, enchaîna avec un verre deau-de-vie vieille, de la prune, et alla se coucher. Cette nuit-là, il dormit bien. Il rêva du film qu'on allait tirer de sa pièce.
   Lentement mais sûrement l'œuvre avança. Le titre provisoire n'avait rien d'original : Les Disparus. On trouverait bien quelque chose plus tard. Paul faisait aux alentours de Mazet-le-Toffe des promenades plus longues et fréquentes qu'auparavant et il avait davantage encore le sentiment qu'elles étaient la nourriture indispensable de son imagination. Les Mazétois le saluaient avec sympathie et se gardaient de déranger les rêveries du promeneur solitaire. Tout le monde savait à présent que c'était sa façon à lui de composer une pièce et qu'il ne fallait pas l'importuner dans son travail.
   Un premier jet de la scène finale fut écrit, il fallait bien commencer par quelque chose. D'autres notices virent le jour.

Rachida OUJDA : 21 ans et demi, étudiante en 3e médecine à la Faculté catholique de Louvain-la-Neuve. Perdue de vue par sa sœur aînée Yasmina qui l'accompagnait comme tous les jours sur le trajet entre ses cours et son domicile de Molenbeek-saint-Jean, vendredi 13 février.
Signes distinctifs : porte un foulard noir qui masque le bas du visage et un manteau noir ample et long qui masque tout le reste.
Message personnel : Reviens tout de suite! Papa. Message personnel de Maman : ce garçon est très bien, tu verras quand tu le connaîtras, c'est un bon ouvrier, il est très pieux, il fera un très bon mari. Et la vie au soleil te plaira, Ouarzazazate n'est qu'à 90 km.


Sa galerie de personnages s'étoffait. Au cours de ses balades, il enregistrait dans un coin du cerveau des noms, des caractéristiques physiques, des situations étranges ou cocasses, des traits de caractère, des bouts de dialogue et il notait tout cela avec soin à chaque retour au prieuré. Il en était venu à aimer vraiment Mazet-le-Toffe et le vieil édifice religieux qui lui servait d'ermitage. Il se sentait lui-même un peu médiéval entre ces murs vénérables et il commença à se demander s'ils ne recelaient pas quelque secret intéressant pour un écrivain féru de mystère. Oui, il en était sûr, il devait y avoir des énigmes, des événements inexpliqués dans l'histoire de ce vieux village. Il s'en alla un jour interroger à ce propos Jeannot, le patron du bistrot.
   «Ho, Jeannot, qu'est-ce que tu prends?»
   Jeannot ne se donna pas la peine de répondre, versa un frontignan à Paul et se servit le neuvième pastis de sa rude journée. «Santé! Dis donc, il y a une question qui m'intrigue. Pourquoi ton café s'appelle Le pot aux roses? Ça suggère un mystère, ou plutôt l'explication d'un mystère… Non?»
   D'un air tout à fait dégagé et même indifférent, Jeannot raconta qu'au dix-neuvième siècle était planté devant l'auberge un poteau servant à attacher les chevaux. «Tu vois? comme au Fare Weste, dans les films.» Un jour quelqu'un avait eu l'idée de le peindre en rose, c'était tout. Paul, légèrement vexé, pensa : il se fout de moi. Le poteau rose, vraiment? Mais il ne se découragea pas, interrogea encore le patron. N'y avait-il jamais eu de disparition étrange au village ou dans les environs? Il y avait peut-être une vieille légende? Quelque chose en rapport avec le prieuré?
   «Non, le seul disparu que j'ai connu, c'est le curé Bertaud. Il en avait marre d'avoir plus personne à la messe et un beau dimanche on ne l'a plus vu.»
   De fait, Paul Péquet savait que la crise des vocations dans la jeunesse française avait obligé l'évêché à nommer quelques années auparavant un prêtre venu de Petite Pologne, région où les séminaires faisaient encore le plein. Le week-end, on l'apercevait parfois en coup de vent au volant de sa Mercedes, c'était un homme pressé, il avait huit paroisses à desservir dans un rayon de trente kilomètres. Il y a tout de même au moins une chose mystérieuse dans ce village, pensait Paul c'est la situation religieuse. Mazet-le-Toffe paraissait être peuplé d'une majorité de protestants convertis au judaïsme. Voilà une belle énigme à creuser. Il se sentait de plus en plus entrer dans la peau d'un auteur de polars ou de fantastique.

Pierre PERSONNE : âge inconnu, signalement indistinct. Certains croient l'avoir reconnu à Lisbonne sous le nom de Pessoa (les mêmes prétendent que Pessoa veut dire Personne en portugais). Toutefois, selon la police lusitanienne, le dénommé Pessoa se servirait aussi d'un nombre indéterminé d'autres patronymes.
Signes distinctifs : ressemblerait à Jean Anouilh. Mais qui est Jean Anouilh?
Message personnel : Si ton nom est personne, reste où tu es. Par ailleurs, comment veux-tu qu'on envoie des messages personnels à personne?


Le jour de la première grande chaleur, alors qu'il avait marché pendant deux heures tête nue sous le soleil de plomb, le hasard de la promenade le fit tomber sur une vraie histoire de disparition inexpliquée. Dans le cimetière d'un hameau voisin, il avisa une inscription tombale qui lui parut bizarre : Yannik Le Guilvinec, disparu en mer. Suivait une date et la mention d'une épouse éplorée. Cela soulevait un tas de questions. Pourquoi une tombe pour un disparu en mer? On n'avait pas écrit «noyé» ou «mort en mer», mais «disparu». Pourquoi pas une simple plaque commémorative? À trente kilomètres de la côte? Avec un nom tellement breton? Et pourquoi cette date, comment pouvait-elle être aussi précise? Paul Péquet cogita longuement sur le chemin du retour, imagina une histoire d'héritage, de famille en bisbille, de vendetta celte peut-être.
   Il interrogea quelques villageois, qui furent heureux qu'il se remette à leur parler, il devenait taciturne ces derniers temps, il n'allait même plus au Pot aux roses. Ni Jeannot, ni la boulangère, ni le maire ou sa femme (qui n'était pas aussi sexy que David l'avait dit), ni l'épicière, ni même l'unique employé municipal qui faisait office de fossoyeur adjoint ne purent lui apprendre quoi que ce soit. Personne n'avait entendu parler de cette tombe, le nom breton était inconnu ; bien plus, le cimetière du hameau était désaffecté depuis 1995, alors que la date de disparition que Paul avait en mémoire était le 1er avril 1999. Paul se promit d'aller poser des questions dans les villages avoisinants et se remit au travail comme tous les jours. Le boulot devenait de plus en plus passionnant, il avançait lentement mais sûrement.

Gildas LE GAUGUINEC : 45 ans, à peu près. Plus de nouvelles depuis 9 ans et 7 mois. Aperçu la dernière fois à 3 milles nautiques au large de Brest. Des voyageurs prétendent l'avoir reconnu en Polynésie néerlandaise à la tête d'une nombreuse famille, 3 ou 4 femmes et beaucoup de bébés. Mais c'est probablement une erreur : il n'y a pas de Polynésie néerlandaise.
Signes distinctifs : porte sans doute une longue barbe, peut-être poivre et sel.
Message personnel : Ta fille a 8 ans, elle s'appelle Arwen, elle a tes yeux. Son papa lui manque.


Les Mazétois remarquèrent que Paul devenait solitaire, qu'il avait perpétuellement l'air absent. Au bistrot, où l'on n'avait pas tellement de sujets de conversation, l'écrivain était l'objet de commentaires quotidiens. «Tu trouves pas qu'il exagère, il nous snobe maintenant.
   – Ouais, c'est bien les gens de la ville, ça. Ça se fatigue vite de vous dire bonjour.
   – Non, il est sympa mais… il est bizarre. Il était pas comme ça au début.
   – Il a toujours l'air dans la lune, il te voit même pas dans la rue.
   – C'est son truc qu'il écrit, là. Sa pièce. Ça le bouffe, on dirait. Y pense qu'à ça.
   – Ça va le faire devenir fada. Je l'ai toujours dit, c'est pas bon de trop penser.»
   Il était vrai que Paul Péquet baignait tellement dans son sujet que plus rien d'autre ne comptait pour lui. Il était à la fois entièrement absorbé par sa tâche et stressé par l'impression que cela n'avançait pas assez vite. Il continuait à rédiger des notices, il en gardait certaines, en éliminait d'autres.

Yeshua de Bethléem : 33 ans, mort le vendredi 13. En dépit de la garde postée devant le sépulcre, le corps a disparu trois jours après le décès. La police le recherche activement. Bonne récompense à qui donnera toute information permettant de le retrouver, discrétion assurée. S'adresser au secrétaire particulier de l'hégémon Pilate, procurateur de Rome.
Signes distinctifs : blessures profondes aux mains et aux pieds, griffures nombreuses sur le front.
Message personnel : Néant.


Cette notice fut supprimée. On ne pouvait pas commencer à mêler les décédés et les disparus. Ça n'aurait pas de fin.
   Face à l'ampleur du travail, Péquet avait besoin de remontants. Il possédait maintenant au prieuré un tonneau de Cabardès dans lequel il piochait avec régularité ainsi qu'une confortable réserve de vieille prune. C'était bon pour le moral.
   Ce soir-là, sa troisième vieille prune lui donna le courage de se remettre au boulot à minuit. A toutes fins utiles, il posa la bouteille et le verre sur sa table de travail et entreprit de dresser une liste de tous les mots qu'évoquait pour lui le verbe disparaître. Se perdre, s'évaporer, se volatiliser, s'éclipser, s'esquiver, fuir, échapper (au regard, aux recherches), se soustraire, fuir, s'évanouir (dans la nature), s'enfuir, fuir, fuir… Mais aussi mourir, s'éteindre, périr, sombrer, passer, trépasser. Et faire disparaître : cacher, escamoter, supprimer, anéantir, détruire, balayer (de la surface de la terre, oh, Attila!), tuer, liquider, éliminer, tuer, nettoyer, rayer de la carte, tuer. Le disparu est envolé, il est évanescent avant de se dissiper, s'en aller en fumée, avant d'être englouti, absorbé, effacé, avant de se dissoudre. Dans le néant.
   Il s'endormit sur sa table de travail, la tête entre les bras. Il se réveilla aux aurores, se leva tel un zombie et s'en alla faire une longue promenade dans la rosée des collines.
   Le bistrotier Jeannot, qui le vit passer au retour, lui trouva une drôle d'allure. La tête dans les nuages, il semblait glisser plutôt que marcher.
   Le lendemain, la boulangère fit remarquer à la femme du maire, qui se trouvait dans son magasin : «Regardez-le, l'écrivain! Vous trouvez pas qu'il est bizarre?
   – Oui, je sais pas ce qu'il a, il a l'air plus petit.
   – Non, plus grand.»
   Dans les jours qui suivirent, la contradiction sembla s'expliquer. Mais ça n'expliquait rien! Les villageois observèrent qu'on ne voyait plus ses chaussures. Mais son jeans ne touchait pas le sol. «C'est pour ça qu'il a l'air de glisser comme ça», fit Jeannot, que rien n'étonnait après le quinzième pastis.
   Plus personne n'adressa la parole à Paul Péquet après cela. Lui-même, du reste, paraissait n'avoir envie de parler à quiconque. Les Mazétois le regardaient à distance respectueuse. Avec stupeur. On l'avait vu tirer ses mains de ses poches, mais le bout des manches était vide.
   Il continua à traverser Mazet-le-Toffe tous les jours, entre sept et huit puis entre onze heures et midi, l'air de plus en plus égaré. Mais il n'avait pas seulement le regard vague, c'était toute sa silhouette qui semblait devenir floue.
   Un dimanche, l'abbé Zbigniew, le Polonais ambulant, qui sortait de son église vide pour regagner sa voiture, tomba en arrêt devant Paul qui passait par là, vêtu d'une chemisette et d'un short. Mais sous le short l'abbé ne vit ni genou ni tibia ni mollet ni pied et la chemisette ne révélait qu'un seul bras, dépourvu de main. Le digne ecclésiastique avait certes déjà eu l'occasion de se pencher sur le triste sort de certains estropiés mais ici il fut frappé 'une sainte frayeur : c'était la première fois qu'il voyait un cul-de-jatte flotter à environ un mètre du sol! Il se signa avec précipitation et courut jusqu'à sa voiture, il démarra en faisant grincer sa boîte de vitesse et en marmonnant des prières d'exorcisme.
   La carrière du pauvre écrivain fut définitivement grillée à Mazet-le-Toffe. Les habitants du village se barricadaient sur son passage. La panique régnait. Paul Péquet était de plus en plus évanescent. Son visage n'était plus qu'une vapeur rosée et même ses vêtements se dissolvaient dans le paysage. Jusqu'à ce moment le maire avait réussi à calmer ses administrés, il les avait adjurés de ne parler de l'événement à personne de l'extérieur, pour préserver la réputation de la riante commune. Ce fut Jeannot, le patron du Pot aux Roses, qui rompit l'accord en donnant un coup de téléphone à La Dépêche du Midi. En échange d'un petit chèque, il fit venir de Montpellier un reporter et un photographe afin d'immortaliser le phénomène.
   Quand les journalistes de La Dépêche débarquèrent à Mazet-le-Toffe, suivis de près par un car émetteur de France 3, il était trop tard. Il n'y avait plus rien à voir.

Paul PÉQUET : 38 ans, nationalité belge, sensibilité wallonne. Disparu à Mazet-le-Toffe (Hérault), où il était depuis quelques mois locataire d'un ancien édifice religieux classé. Une rumeur incontrôlable court dans le village à propos d'une «disparition progressive», expression pour le moins énigmatique.
Signes distinctifs : taille moyenne, lunettes, ressemble à Harry Potter mais en plus vieux.
Message personnel : Fais pas le con, essaie de revenir. Harry Potter, ça peut rapporter gros, d'accord, mais on ne joue pas avec la magie, c'est dangereux, ces trucs-là.

 

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