Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
CAUCASE (Chapitres 2 et 3)

Chapitre 2

Comme un marais qui s'emplit de chacune des gouttes de pluie que le chagrin du ciel déverse, la haine de William à l'égard des élèves étendait ses méandres.
   À tenter de lutter contre l'eau glacée du marais, William n'osait plus s'endormir. Si quelques instants de sommeil lui advenaient, l'endormissement du corps se peuplait des grimaces d'élèves, de leurs plaisanteries éculées, de leurs gestes obscènes et de tous les actes de violence et de sadisme que, dans un engourdissement terrifié, le professeur leur prêtait.
   La perspective de dormir s'était transformée en une angoisse sourde s'ajoutant à la terreur des jours. L'approche de la nuit engendrait l'appréhension des rêves qui allaient l'envahir dès qu'il se serait abandonné au sommeil, redevenant ce petit professeur sans défense, l'homme dos offert à la classe et qui essaie de se retourner vers les fauves goguenards et qui n'y arrive pas! Aucun muscle ne répond. La main est suspendue à la craie qu'il ne parvient à détacher du tableau noir. Le sifflement d'une hache qui lui traverse la colonne vertébrale et le cloue au milieu de sa phrase du jour.
   William se redresse. Il est en sueur. Son cœur semble s'être arrêté. Il faut l'instinct ancestral de l'homme en proie à l'effroyable pour qu'il reprenne ses battements affolés.
   L'autre versant de la muraille n'offre d'autre choix que l'éveil, terrible et interminable, celui-là qui, nuit après nuit, a nourri la haine de William à l'égard des adolescents.
   Le petit professeur monte alors sur l'estrade comme le boxeur sur un ring et fait face. Un Christ en croix accroché au mur lui offre en spectacle son martyre.
   Le petit professeur regarde alors, en vrai! en sale! en bruyant! les gueules haineuses qui avaient hanté sa nuit, et qui reviendraient ce soir, et demain…
   William l'insomniaque allume la lampe de chevet, saisit le verre d'eau, boit une gorgée. Saisit le livre, l'ouvre et lit quelques phrases. Ces phrases dont il aurait voulu être le « passeur », ces phrases qu'il avait vocation de commenter avec des jeunes gens curieux et attentifs, comme ceux que l'on voit dans les films, assis autour du professeur, échangeant les utopies à venir, évoquant celles du passé, construisant des mondes nouveaux… Ah! Tout cela qui appartient au monde du rêve, à la paix hypnotique du sommeil.
   «Dormir… dormir… rêver…» récitait William.
   Il est trois heures du matin, la ville dort. Les oiseaux sont silencieux.
   Après quelques pages, William se lève et s'habille. Il renonce à trouver le sommeil. Sait qu'il est vain de rester allongé, écrasé par la l'obscure solitude de la nuit, vaste espace où seuls s'ébattent les spectres de la mélancolie.
   En formations silencieuses, ils volent, suspendus à de larges ailes grises, tracent au plafond de la chambre quelques cercles lents, observant leur proie étendue, avant de se déposer en silence sur la table de nuit. Ils replient leurs ailes dans un froissement de tissu crayeux.
   Leurs longues silhouettes de marabouts frissonnent de plaisir anticipé. Ils entreprennent alors de grignoter les yeux, l'âme, le cœur de l'insomniaque. Le naïf! Il a cru tromper leur vigilance, comme lorsqu'il était enfant, et se dissimuler derrière le rempart diaphane des paupières, serrées avec tant de force que leur frémissement dénonçait immanquablement le simulacre d'un sommeil factice.
   Dans la maison vide, William descend les marches de l'escalier. Par la fenêtre, les lueurs de l'éclairage public atténuent l'obscurité. Depuis l'arrière de sa maison, on peut voir le Parc de Woluwe. Des renards affamés après d'infructueuses expéditions, viennent avaler les croquettes pour chiens qui traînent au fond des gamelles, ou les reliefs de repas que de vieilles dames abandonnent à leur intention, sur le seuil des maisons.
   William a souvent observé ces ripailles dans les rues de Woluwe. Avant que le jour ne se lève, les renards abandonnent les fourrés et les buissons du parc voisin pour promener leurs crocs inoffensifs dans les rues de la ville. Ils font pitié. Une pitié du même ordre que celle qu'inspirent les lions ou les tigres en cage dans les caravanes de cirque qui s'arrêtent, l'été, sur les parkings des centres commerciaux que des badauds viennent narguer.
   William se souvient de tout ce qu'il a tenté pour combattre l'insomnie.
   Les livres qui hypnotisent, l'alcool qui anesthésie pendant quelques heures puis le laisse, frissonnant, honteux et désolé. Traînent encore dans l'armoire à pharmacie quelques pastilles blanches. Celles qui assomment avec brutalité l'homme qu'elles relâchent au matin, transi et tremblant comme d'une mauvaise fièvre, alors que des corneilles s'envolent en ricanant dans le ciel du matin.
   Enfin, il y a le renoncement.
   Ce à quoi William s'est résigné.
   Le renoncement au sommeil.

Chapitre 3

La nuit, William marche.
   Au début, il se limitait aux rues de la commune de Woluwe, espérant pouvoir regagner la maison si par miracle le sommeil commençait à engourdir sa progression. La répétition, chaque nuit, de trajets identiques devint fastidieuse à la longue et William élargit le cercle de son vagabondage.
   La marche stimule les rêveries auxquelles il s'abandonne. D'anciennes images emplissent la déambulation de sa pensée vagabonde. Souvent, celle de ces veilleurs qui allument, le soir venu, les réverbères à gaz en prononçant à haute voix de rassurantes incantations
   «Dormez, braves gens…»
   William aurait aussi aimé donner un sens à ces heures qu'il passait à marcher.
   Suivant les saisons, suivant son état de fatigue 'ou son besoin de sépuiser, William choisit des trajets plus ou moins escarpés. En longeant la crête de l'Avenue du Chant d'Oiseau, il peut marcher pendant plus d'une heure sans monter ni descendre d'un degré. À l'inverse, les chemins et sentiers du Parc, en rejoignant les Etangs Melaerts, offrent les escarpements nécessaires à la fatigue qu'il recherchait.
   Les errances nocturnes de William se firent de plus en plus fréquentes et de plus en plus longues.
   Il revenait lorsque l'envahissait l'ennui, ce puissant ennemi des errants.
   Alors, l'impression de tourner en rond, l'inutilité de ces déplacements sans but, la sensation que, peut-être, s'il rentrait maintenant, il trouverait quelques instants de sommeil, ramenaient ses pas vers l'Avenue des Tourterelles où il regagnait la maison qu'il habite toujours, mais seul dorénavant
   À force, William ne ressentait même plus le besoin de sommeil.
   Parfois, un peu de fatigue dans les muscles des bras et des jambes lui indiquait combien il manquait de repos. Mais, il restait en éveil comme si les besoins du corps et les mécanismes de l'endormissement se dissociaient.
   Un matin, il se rendit compte qu'il avait marché pendant la nuit entière, sans éprouver la moindre fatigue. Il s'était tellement éloigné de son quartier qu'il dut emprunter le premier tramway pour rentrer.
   Parmi les autres passagers, il reconnut des errants semblables à lui : les paupières grises mais le regard en éveil, la démarche lente, les gestes incertains. Les alcooliques se reconnaissent entre eux par leur regard avide. Pas avides de boire, mais d'être secouru, d'être honoré d'un peu d'indulgence pour qu'ils puissent anesthésier pendant quelques secondes la honte souterraine qui les mine
   Dans les trams du petit matin qui les recueillent, les insomniaques s'assoient en silence. Ils se taisent pendant le trajet. Appuyés contre la vitre, ils regardent défiler les rues qu'ils ont parcourues. On ne les entendra jamais exulter pour les résultats d'un match de Coupe d'Europe, blâmer l'arbitre, enrager sur les prolongations comme leurs voisins, ces passagers exaltés des lendemains de championnat, commentant à l'infini les phases du jeu qui les a tenus en haleine devant leur téléviseur.

 

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