Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
UN SUCCÈS INUSABLE : CYRANO DE BERGERAC

Lorsque le rideau se leva, tout à la fin de 1897, pour la première représentation de Cyrano de Bergerac, il y avait belle lurette que la mode n'était plus à la comédie de cape et d'épée ni au drame historique. L'avortement mémorable des Burgraves, qui marque en 1843 la liquidation des entreprises romantiques, n'avait pourtant laissé la place à rien de décisif. À l'aube du Second Empire, La Dame aux camélias de Dumas fils avait fourni, à peu de frais, comme un fantôme de théâtre d'idées. Aux grandes machines hugoliennes avait succédé aussi la scène à la Watteau où Théodore de Banville rajeunissait la mythologie avec Diane au bois et s'exerçait à la prestesse de la rime dans Le Beau Léandre. On avait applaudi aux livrets de Meilhac et Halévy entraînés par les flonflons d'Offenbach, on s'était esclaffé au Chapeau de paille d'Italie, au Gendre de Monsieur Poirier ou à Madame Sans-Gêne, mais la lassitude gagnait. Éculé tout cela, usé jusqu'à la corde! Il fallait du neuf.
   Il y en eut, et selon des formules diverses : Théâtre Libre d'Antoine pratiquant la «tranche de vie» selon les recettes de l'école réaliste et révélant Hauptmann, Léon Tolstoï ou Verga, Théâtre d'Art où Paul Fort, «prince des poètes», inaugure la dramaturgie symboliste, brumeuse et éthérée, Théâtre de l'Œuvre où Lugné-Poe joue Pelléas et Mélisande et impose nordiques et scandinaves, Ibsen et Strindberg, Gogol ou Björnson, voire, un an tout juste avant Cyrano, le provocant Ubu roi d'Alfred Jarry.
   L'année même où triomphe la pièce de Rostand, que pouvait aller entendre un amateur de théâtre? Selon ses goûts, sa culture ou sa morale, le bourgeois menait sa famille au Passé de Porto-Riche, au Repas du lion de François de Curel, aux Mauvais bergers d'Octave Mirbeau, au Peer Gynt d'Ibsen ou à La Loi de l'homme de Paul Hervieu. Dans tout cela, rien, assurément, qui puisse passer pour un prélude à Cyrano.
   Ce fut donc une surprise, et de taille. Sans être une gloire, l'auteur, âgé de vingt-neuf ans, n'était plus un inconnu(1). Né à Marseille en 1868, après des études sans histoire au lycée de sa ville natale et à Paris au Collège Stanislas, Edmond Rostand avait entrepris, à la paresseuse, de s'initier au droit tout en rêvant de lauriers littéraires. Il demeure pourtant un franc-tireur. Il ne se frotte pas aux naturalistes et reste sourd à la muse symboliste; on ne le voit ni chez les Hydropathes ni chez les Zutistes, il ne hante pas Le Chat noir, ne se mêle pas aux intellectuels de La Plume ou de L'Ermitage. En 1889, avec le demi-frère de sa fiancée, le voilà qui broche Le Gant rouge, vaudeville en quatre actes, assez mauvais pour accéder à l'honneur d'un éreintement par Francisque Sarcey, critique en vogue. Après l'intermède des Musardises, recueil de poésie dont l'éditeur Lemerre vendit trente exemplaires, il propose à la Comédie-Française, qui les refuse, Les Deux Pierrots — lesquels sentaient un peu trop leur Banville. La notoriété lui vient en 1894 avec Les Romanesques, qui lui valent le prix Toirac de l'Académie et l'encouragent à porter à Sarah Bernhardt sa Princesse lointaine, inspirée par l'amour mythique du troubadour Jaufré Rudel pour la comtesse de Tripoli, résurgence inattendue, en cette fin de XIXe siècle, du médiéval amor de lonh de la poésie provençale. Rostand recueillit un succès d'estime, Sarah Bernhardt y perdit deux cent mille francs, ce qui ne l'empêcha pas d'accepter La Samaritaine, évangile en trois tableaux inspiré de la Vie de Jésus de Renan et joué le Mercredi saint 14 avril 1897, où l'héroïne récitait en finale le fade Pater enseigné par un Christ pommadé :

Notre pain, aujourd'hui, supra-substantiel,
Donne-le-nous; acquitte-nous des dettes nôtres,
Comme envers nous, des leurs, nous acquittons les autres…

   Ce qui, huit mois à peine avant l'événement, ne préludait pas non plus, fût-ce en mineur, à Cyrano de Bergerac.
   C'est pourtant au début de la même année qu'il l'a proposé au grand acteur Coquelin, lequel, séduit, dénicha les commanditaires pour louer la salle de la Porte Saint-Martin. La réussite n'avait rien d'assuré : un héros inconnu, une pièce longue en vers, cinq décors, une profusion de figurants. Au fil des répétitions, Coquelin sentait s'effriter sa confiance et l'on raconte que le jour de la générale, Rostand navré lui dit : «Ah! pardonnez-moi, mon ami, de vous avoir entraîné dans cette désastreuse aventure(2).» Le soir de la première, le 28 décembre 1897, l'atmosphère d'abord est tiède, le public ne paraît pas conquis. Mais les premiers applaudissements crépitent après la tirade des nez, puis après la ballade du duel. Au deuxième acte, un chapelet de morceaux de bravoure — le douloureux entretien de Cyrano et Roxane, la présentation des cadets de Gascogne, la tirade éclatante des «Non, merci!», enfin le récit du combat de la Porte de Nesle interrompu par les provocations de Christian — confirme le succès, stimule les interprètes. Au troisième acte, la grande scène du balcon emporte les ultimes résistances. À la fin du cinquième, toute la salle, debout et en délire, acclame et réclame l'auteur. Le 1er janvier 1898, Rostand est fait chevalier de la Légion d'honneur; le 6, le président Félix Faure entouré de sa famille vient apporter au spectacle le salut officiel de la République; en 1901, Rostand entre à l'Académie française et Cyrano de Bergerac dans la légende.
   La preuve? Aussitôt, comme jadis pour Hernani, on le raille, on le brocarde, on le parodie. Ç'aurait pu n'être qu'un feu de paille, mais il n'en fut rien. De décembre 1897 à mars 1899, la pièce est jouée quatre cents fois et l'on atteint en 1913 la millième représentation. En 1983, à Paris seulement, on l'avait joué quatre mille fois, soit une moyenne de quatre fois par mois depuis sa création. Les comédiens les plus prestigieux ont depuis Coquelin endossé le grand manteau et brandi l'invincible rapière, de Victor Francen à Pierre Fresnay, tandis qu'André Brunot introduit Cyrano à la Comédie-Française en 1938, avec un égal bonheur. En 1956, ce sera Pierre Dux, en 1964, aux côtés de Geneviève Casile, Jean Piat dans une triomphale reprise. Jean Martinelli l'emmène une fois de plus à l'extérieur et Jean Marais fait de même avec les Tournées Karsenty; en 1976, on applaudit vingt séances à grand spectacle au Palais des Congrès. Et il y aura Daniel Sorano, Jacques Toja, Jacques Weber, Denis Manuel, Pierre Santini, plus près encore Jean-Paul Belmondo… Et il n'y a pas que le théâtre. Cyrano devient comédie lyrique en 1936 avec Henri Cain, opéra aux États-Unis, comédie musicale à Broadway, lyrique encore en 1974 avec le compositeur estonien Eino Tamberg ou en 1980 au Festival de Liège avec Paul Danblon; chez les Italiens, en 1909 et 1923, il devient film muet — curieux paradoxe pour pareille pièce; il devient ballet en 1959 avec Roland Petit et Zizi Jeanmaire; il passe à la radio dès 1938, à la télévision à la Noël de 1960; le cinéma français confie le rôle en 1945 à Claude Dauphin, en 1990 à Gérard Depardieu… Tout cela sans que jamais s'essoufle la ferveur du public(3).
   Le soir de la première, ce public avait applaudi à tout rompre, mais que disaient les critiques? Comme toujours, mais plus tranchés que d'habitude, il y avait les pour, il y avait les contre. Chez les pour, on en bégayait d'émotion. «Hier, sur la scène de la Porte-Saint-Martin, dit Henry Bauër, devant le public transporté d'enthousiasme, un grand poète héroï-comique a pris sa place dans la littérature dramatique contemporaine; et cette place n'est pas seulement l'une des premières parmi les princes du verbe lyrique sentimental et fantaisiste, c'est la première» (L'Écho de Paris, 28 décembre 1897). Francisque Sarcey y allait d'un grand cocorico pour se réjouir que l'esprit français eût enfin soufflé sur la scène : «Le 28 décembre 1897 restera, je crois, une date dans nos annales dramatiques. Un poète nous est né. […] Cet auteur dramatique est de veine française. […] Il est aisé, il est clair, il a le mouvement et la mesure, toutes les qualités qui distinguent notre race. Quel bonheur! quel bonheur! Nous allons donc enfin être débarrassés et des brouillards scandinaves et des études psychologiques trop minutieuses, et des brutalités voulues du drame réaliste» (Le Temps, 3 janvier 1898). Émile Faguet ne cédait pas d'un dièse : «[C'est] le plus beau poème dramatique qui [ait] paru depuis un demi-siècle, et un grand poète s'est décidément déclaré hier. […] Comme on se sent en France, dans la France idéale. […] Comme c'est bon, quand l'occasion vous y autorise, d'être chauvin!» (Journal des débats, 28 décembre 1897). Lui aussi enregistrait la lassitude du public devant les sempiternelles histoires d'adultère et «tant de pièces féministes, socialistes, scandinaves» : Edmond Rostand, enfin, ressuscitait l'authentique génie français.
   Mais les contre ne se montraient ni moins convaincus, ni moins éloquents. Ferdinand Hérold, poète à ses heures — «pas pour son bien», eût dit Cyrano — donnait le ton :

De Cyrano de Bergerac, […] on ne peut dire grand-chose. A la représentation de cette œuvre, eût été préférable une reprise du Bossu ou de quelque autre mélodrame conçu dans la même poétique que la pièce de M. Rostand, mais plus ingénieusement imaginé et moins déplorablement écrit. […] M. Edmond Rostand est le plus excellent cacographe dont puissent, aujourd'hui, s'enorgueillir les lettres françaises. […] M. Rostand versifie aussi mal qu'il écrit [et] s'imagine que, pour faire des vers, il suffit de mettre une rime toutes les douze syllabes. […] Il a, en écrivant Cyrano de Bergerac, écrit un chef-d'œuvre de vulgarité(4).

Ces critiques auront la vie aussi dure que le succès de la pièce. Rostand, dit René Doumic en 1900, a modelé «un fantoche lyrique». Pas étonnant que son Cyrano plaise à tout le monde: «c'est la convention faite homme». André Gide repousse du pied — «Chaque public a le Shakespeare qu'il mérite(5)». En 1938 encore (23 décembre), dans L'Action française, Léon Daudet crache sur «ce héros en mie de pain flanqué d'une amoureuse en margarine» et en 1949, Kléber Haedens parle d'un écrivain «au-dessous du néant(6)». Qui dit mieux? Jehan Rictus peut-être, l'argotique poète dit «Bat-la-Crève» et «Fout-la-faim», dont le pamphlet de 1903 vaut son pesant d'anarchisme furibond :

J'ai le regret d'apprendre à Edmond Rostand que les masses sombres du prolétariat de plus en plus conscientes et organisées ne peuvent trouver dans son œuvre le reflet de leurs aspirations légitimes. […] Véritablement, qu'est-ce que vous voulez que ça foute aux «Geules-noires» de la mine et des hauts-fourneaux, aux étiolés des bureaux, aux serfs des magasins, des fabriques ou des usines, courbés chaque jour sous la fatigue écœurante du labeur automatique sans amour et sous la loi inexorable du salariat, qu'est-ce que vous voulez que ça leur foute Cyrano de Bergerac? […] Comment! À la veille d'un drame prodigieux qui va bouleverser le globe et qui aura pour protagonistes la Misère prolétarienne et ses succédanés révoltés contre la servitude de l'Argent, on s'amuse encore à des blagues comme Rostand en compose? […] Je ne veux pas qu'un Shakespeare à la manque m'escroque ma pitié pour des infortunes illusoires ou périmées. […] C'est un de ces amoindris comme tant d'autres, qui titille… certain organe de la Bourgeoisie opulente dans l'unique but de lui faire suinter de l'or(7).

Rictus n'en faisait pas moins voir que Cyrano n'était pas seulement un feu d'artifice verbal, mais qu'il surgissait aussi, en bien ou en mal, dans certaine conjoncture, comblait les désirs de certain public, s'inscrivait, dirait-on aujourd'hui, sur certain horizon d'attente. Ce n'est pas un hasard si Jules Lemaître, d'ailleurs admirateur de la pièce, y entendait «une fanfare de pantalons rouges» annonçant «le réveil du nationalisme en France(8)». Jusqu'à l'opportunisme? On a pu le penser. Car le fameux «panache» de Cyrano, son héroïsme, sa bravoure tombaient bien à une époque où la France, toujours pas remise de la défaite de 1870, aspire à la revanche et vient de flirter avec le boulangisme. On est au lendemain du ralliement des catholiques au gouvernement républicain laïc, mais on se querelle sur le statut des congrégations et l'on est à la veille de l'arrivée au pouvoir du Bloc des Gauches. Or Cyrano ménage la chèvre et le chou, brandit bien un peu l'anticléricalisme, mais sans pousser jusqu'à l'athéisme: «Ce soir, quand j'entrerai chez Dieu…» et l'impie frondeur expire près d'une chapelle. Syndicalisme et socialisme s'agitent, inquiètent le bourgeois? On voyait le comte de Guiche malmené, le bon Ragueneau célébré dans ses qualités de cœur, celles du peuple. Mais Guiche est réhabilité à la fin, gauche et droite y trouvaient leur compte. Rostand, patriote, n'en était pas moins dreyfusard, et Cyrano de Bergerac est joué dix-sept jours avant la publication du retentissant J'accuse de Zola. Et au théâtre, tous applaudissent: aux nationalistes, les exploits du siège d'Arras; aux dreyfusards écœurés des mensonges et des compromissions, les éclatants «Non, merci!» du deuxième acte et le «Que je pactise!» du cinquième(9).
   Et voilà. Pièce à message, fût-il ambigu : on tient la clé du succès. Non pas, car le message, si message il y a, pouvait bien électriser le public d'un soir, pas le public d'un siècle. Et l'on retrouve le paradoxe : Cyrano de Bergerac est une œuvre unanimement plébiscitée depuis cent ans, mais toujours marginalisée par les doctes — les mêmes qui, toutes proportions gardées, avaient reproché au Cid la méconnaissance des règles et de la grammaire, à Hernani d'insulter aux classiques et de prostituer la langue. On pouvait donc s'interroger. On s'interrogea.
   Et d'abord, si M. Rostand n'était pas un inconnu, qui diable était ce Cyrano de Bergerac? Depuis Boileau, qui avait parlé de sa «burlesque audace», tous l'avaient oublié, sauf quelques érudits. L'omniscient Charles Nodier l'avait cité dans un article, Théophile Gautier l'avait rappelé dans un chapitre de ses Grotesques, le Bibliophile Jacob avait édité ses œuvres. Rostand, il l'a dit lui-même, a découvert le personnage dès le collège, dans Les Grotesques. On n'en savait d'ailleurs pas grand-chose. Issu de la bourgeoisie de robe en voie d'anoblissement, Savinien de Cyrano est né à Paris en 1619 et pas plus gascon que vous et moi, puisque le nom de Bergerac, qu'il accolera au sien, était celui d'une propriété de son père dans la vallée de Chevreuse. Ses études achevées en 1638, il mène joyeuse vie avant de s'engager dans la compagnie des gardes. En 1640, blessé d'un coup d'épée dans la gorge au siège d'Arras, il quitte l'armée, suit les cours du philosophe Gassendi, fréquente les poètes Scarron, Tristan l'Hermite ou d'Assoucy, les maîtres du burlesque, peut-être Molière. Après avoir longtemps refusé un protecteur, il se donne au duc d'Arpajon. En 1654, une poutre — accident ou attentat? — le blesse grièvement. Il meurt en 1655 à Sannois, chez un cousin. Il n'est pas exclu qu'il ait été homosexuel et qu'il soit mort de la syphilis plutôt que de la fracture du crâne. Athée et matérialiste, figure importante du mouvement philosophique libertin, il a donné une comédie, Le Pédant joué, dont se souvient Molière dans Les Fourberies de Scapin, une tragédie, La Mort d'Agrippine, qui fit scandale par ses tirades antichrétiennes, des mazarinades, des lettres. Son ami Le Bret publia en 1657 ses États et Empires et la lune, en 1662 ses États et Empires du soleil, les premiers romans d'investigation scientifique.
   Rostand s'est sérieusement documenté. À dix-neuf ans déjà, il avait participé à un concours de l'Académie de Marseille où il montrait une passion pour le siècle d'Honoré d'Urfé. Avait-il donc des sources savantes? À revendre. Il connaît les œuvres, bien sûr, mais aussi le Dictionnaire des Précieuses de Somaize — rappelez-vous : Clomire, Barthénoïde, Grémione, Urimédonte, Cassandace, Félixérie —, le Menagiana bourré d'anecdotes, le Recueil des vertus et des écrits de Mme la baronne de Neuvillette du P. Cyprien. Dans la biographie de Le Bret, il a trouvé Carbon de Castel-Jaloux, le poète Lignière, dans le Menagiana les démêlés de Cyrano avec l'acteur Montfleury. Pour Roxane, il avait l'embarras du choix, puisqu'il y en avait deux : une baronne de Neuvillette, née Madeleine Robineau, bel et bien cousine de Cyrano, dont le mari avait été tué à Arras, et une précieuse du Marais surnommée Roxane, Marie Robineau. De la fusion des deux naît Magdeleine Robin, la Roxane de la pièce(10). Mais le nez, le fameux nez? Le Menagiana le mentionne et en fait la cause de nombre de duels d'un Cyrano peu accommodant(11). Rostand a-t-il surfait son courage, sa témérité? Le Bret témoigne : «Les duels […] le rendirent en si peu de jours si fameux, que les Gascons, qui composaient presque seuls cette compagnie, le considéraient comme le démon de la bravoure.» Oui, mais cent hommes… L'anecdote encore est chez Le Bret, qui parle de «combat surhumain» et rapporte : «Cent hommes attroupés pour insulter en plein jour à un de ses amis sur le fossé de la porte de Nesle, deux par leur mort, et sept autres, par de grandes blessures, payèrent la peine de leur mauvais dessein.» L'époque Louis XIII, Rostand la connaît bien, et il a lu Marion Delorme, Cinq-Mars et naturellement Les Trois mousquetaires — d'Artagnan traversant d'ailleurs la scène au premier acte.
   Mais l'érudit, soupçonneux de nature, ajuste ses besicles. On se pencha donc sur les erreurs et les emprunts de Rostand avec la minutie d'un vérificateur des comptes épluchant un bilan véreux, et Émile Magne, futur spécialiste du Grand siècle, se donna le ridicule de dénoncer en grande pompe les erreurs de documentation de la pièce. D'abord, où sont, chez Rostand, le philosophe, l'athée, le gassendiste, éliminés au profit du bretteur et de l'amoureux? Ensuite, on en frémit, la préciosité ne s'affirme vraiment que vers 1654, pas en 1640. Les dates, M. Rostand, les dates! Comment Ragueneau serait-il moucheur de chandelles chez Molière en 1655, puisque Molière n'est revenu de province qu'en 1659? D'accord, Molière a bien emprunté le fameux «Qu'allait-il faire dans cette galère?», mais Les Fourberies de Scapin sont de 1671, le 24 mai, s'il vous plaît. Et au début de la pièce, cette réflexion d'un spectateur: «Tenez, à la première du Cid, j'étais là!» Eh! non : Le Cid fut joué au théâtre du Marais, pas à l'hôtel de Bourgogne. On en conviendra, ces péchés n'étaient pas véniels. Rostand préféra sourire et fit à Magne une lettre qui servit de préface à la brochure et où il disait : «Soyez convaincu qu'il n'y a pas, dans Cyrano, un anachronisme que je ne connaisse parfaitement: je suis même certain, si complet que soit votre article, qu'il y en a un ou deux que je pourrais encore vous signaler. […] Ceci est d'ailleurs, vous pensez bien, sans la moindre importance. […] Votre étude n'en doit pas moins être très intéressante et très amusante, et vous avez mille fois bien fait de saisir un prétexte de prouver une si jolie érudition(12).» Le poète ne mouchait pas que les chandelles.
   Un dramaturge n'est pas tenu d'être un érudit, et l'on ferait mieux d'ailleurs d'admirer son savoir, sa connaissance de l'époque. Les noms des cabarets où s'enivre Lignière sont exacts, et le pâtissier Ragueneau «perchait» bien rue Saint-Honoré. Au lever du rideau, il serait difficile de rendre mieux le décor précis et l'atmosphère d'une représentation du temps, mal éclairée par des chandelles fumeuses. Ce va-et-vient, ces bavardages, ces tire-laine, ces bretteurs, ces rixes, ces ivrognes, ce tohu-bohu rappellent que l'hôtel de Bourgogne était un lieu assez mal famé, non le temple où se recueillait un public attentif. On en dirait autant des conditions du siège d'Arras ou de l'évocation des «bureaux d'esprit» des précieuses.
   Après les erreurs, les emprunts, dont parlait déjà Jules Lemaître. La confusion d'identité, à l'acte III, dans la scène du balcon, mais elle est dans La Suite du Menteur de Corneille, où une dame, abusée par l'obscurité, se trompe d'interlocuteur! Et Cyrano retenant De Guiche par ses élucubrations lunaires pendant qu'on marie Roxane et Christian, c'est Figaro bernant Bartholo pour laisser les mains libres au comte Almaviva. Au Ruy Blas de Hugo, Rostand reprend, en l'adaptant, le thème du «ver de terre amoureux d'une étoile», sa Roxane est la doña Sol d'Hernani. Surtout, il y a le mouvement des scènes et les tirades, le ton, l'éclat, il y a, à l'acte I, le portrait enlevé de Cyrano par Ragueneau, copié de celui de don César de Bazan au début de Ruy Blas(13). Passons. Ici encore, au lieu de dénoncer le centon, le patchwork, le manteau d'Arlequin, ne vaut-il pas mieux apprécier comment Rostand a su rassembler ces disparates en un tout organisé dans une œuvre romantique à la fois et baroque? Quel que soit le talent des interprètes prestigieux qui ont servi la pièce, le génie des comédiens n'explique pas tout.
   Des analystes comme Paul Vernois ou Jacques Truchet l'ont bien fait voir, la construction de l'œuvre est impeccable et rigoureuse, l'intrigue cohérente, les effets soigneusement préparés, jusque dans les moindres détails, les coups de théâtre — comme l'arrivée de Roxane au siège d'Arras — ou les tableaux — l'hôtel de Bourgogne, la rôtisserie Ragueneau, la mélancolie d'automne au couvent — sont répartis et disposés avec sûreté. L'auteur apporte tout son soin aux détails de la mise en scène, minutieusement exposés au début de chaque acte, des didascalies précises déterminent l'attitude et les mouvements des acteurs dans un texte où rien n'est laissé au hasard. Comme Hugo, Rostand sait animer les foules et les groupes et on ne lui déniera pas l'art de la scène à faire sans rompre l'équilibre. Celle de clair-obscur, à la fin de la pièce, presque statique, s'oppose à celle, bruyante et animée, de l'ouverture, tandis qu'au premier acte les morceaux éclatants se succèdent — tirade des nez, duel en vers, départ de Cyrano exalté pour l'exploit de la porte de Nesle — accélérant ainsi le mouvement dans un irrésistible crescendo héroïque.
   La cohésion de l'ensemble est aussi assurée par les thèmes et les personnages. Au centre, Cyrano lui-même. Il incarne, à la romantique, le mélange du sublime et du grotesque, du grotesque et du pathétique. René Doumic l'appelait «une antithèse qui marche» et c'est bien ainsi qu'il se présente en effet(14) dans son amère confidence à Le Bret :

Qui j'aime?… Réfléchis, voyons. Il m'interdit
Le rêve d'être aimé même par une laide,
Ce nez qui d'un quart d'heure en tous lieux me précède :
Alors moi, j'aime qui?… Mais cela va de soi!
J'aime — mais c'est forcé! — la plus belle qui soit! (I, v)

   L'intrigue, on s'en aperçoit vite, n'est que le développement d'un caractère généreux, idéaliste, en lutte contre le vulgaire, héros du panache et du défi, épris de beauté et de noblesse. Sa philosophie est simple : «J'ai décidé d'être admirable, en tout, pour tout!» Un mondain enrubanné s'offense-t-il de sa tenue négligée, sa réponse est prête, qui transpose le débat du vestimentaire à l'éthique :

Moi, c'est moralement que j'ai mes élégances.
Je ne m'attife pas ainsi qu'un freluquet,
Mais je suis plus soigné, si je suis moins coquet;
Je ne sortirais pas avec, par négligence,
Un affront pas très bien lavé, la conscience
Jaune encor de sommeil dans le coin de son œil,
Un honneur chiffonné, des scrupules en deuil.
Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise,
Empanaché d'indépendance et de franchise;
Ce n'est pas une taille avantageuse, c'est
Mon âme que je cambre ainsi qu'en un corset (I, iv)

Parce qu'il est ce qu'il est, Cyrano est aussi — Ragueneau ou Le Bret jouant les utilités — le seul personnage qui ne change pas. On notera cette fois la différence avec Hugo. Chez celui-ci, ni Hernani, ni doña Sol, ni Ruy Blas n'évoluent : principe d'un théâtre épique, non psychologique. Chez Rostand au contraire, la transformation est sensible. Le séduisant et superficiel Christian mûrit en découvrant la vérité, s'efface et marche sans hésiter à la mort. Le comte de Guiche, au départ issu du mélodrame conventionnel et peu sympathique, se rachète à Arras et, à la fin du cinquième acte, le maréchal-duc n'est plus le séducteur sans scrupules disposé à donner Roxane à un époux complaisant et son retour sur lui-même montre assez quel changement s'est opéré en lui dans cet examen de conscience où l'alexandrin pour une fois alanguit son rythme :

— Voyez-vous, lorsqu'on a trop réussi sa vie,
On sent, — n'ayant rien fait, mon Dieu, de vraiment mal! —
Mille petits dégoûts de soi, dont le total
Ne fait pas un remords, mais une gêne obscure;
Et les manteaux de duc traînent dans leur fourrure,
Pendant que des grandeurs on monte les degrés,
Un bruit d'illusions sèches et de regrets,
Comme, quand vous montez lentement vers ces portes,
Votre robe de deuil traîne des feuilles mortes. (V, ii)

Non moins visible, le devenir de Roxane, au début simple bas-bleu, moins soucieuse d'amour véritable que de beaux discours et de carte du Tendre. La passion de Christian-Cyrano se communique à elle, jusqu'à l'expression, chez cette précieuse, d'une réelle sensualité soudain éveillée : «Oui, je tremble, et je pleure, et je t'aime, et suis tienne! / Et tu m'as enivrée!» (III, vii). La scène du balcon, déjà, a amorcé son changement, que confirment les lettres brûlantes de Cyrano — «Ton âme commença de se faire connaître… C'est maintenant que j'aime mieux, que j'aime bien» — et sa retraite au couvent rappelle celle de la princesse de Clèves(15). Ce mouvement d'élévation des personnages vers l'idéal, au contact de Cyrano, il n'est pas racinien, mais cornélien : Rostand savait ses classiques(16).
   Si la tragi-comédie, selon la définition de l'abbé d'Aubignac, est une tragédie qui finit bien, Cyrano de Bergerac est une comédie qui finit mal. Car, malgré le panache, le thème de l'échec la parcourt d'un bout à l'autre(17). Qu'est-ce que la scène finale, par un soir d'automne jonché de feuilles mortes, sinon le constat d'un temps passé pour rien, l'évocation du nevermore et d'existences gâchées? «Et pendant quatorze ans, il a joué ce rôle / D'être le vieil ami qui vient pour être drôle!» Qui donc, dans cette pièce, a réussi sa vie? Ni Roxane, ni De Guiche ni même Ragueneau, et surtout pas Cyrano. Le héros meurt assommé par un laquais : «C'est très bien. J'aurai tout manqué, même ma mort.» Christian lui a pris Roxane et Molière une scène? «C'est justice, et j'approuve au seuil de mon tombeau : / Molière a du génie et Christian était beau!» (V, vi). Il ne lui reste que la dignité suprême du «malgré tout», et à cet être tout de paroles, que quelques phrases : «Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul!» et, en face de l'inexorable, l'attitude de l'ultime défi :

Que dites-vous?… C'est inutile?… Je le sais!
Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès!
Non! non! c'est bien plus beau lorque c'est inutile! (V, vi)

Enfin, si Cyrano est une pièce à «effets», elle le doit, comme celles de Hugo, à la langue et au style, à l'éclat de la parole et au ruissellement verbal. Chez Rostand, arrangeur de mots exceptionnellement doué, toute une rhétorique est à l'œuvre, superficielle souvent mais brillante, qui joue sur le choc et le cliquetis des mots utilisés parfois pour eux-mêmes, sans souci sémantique. Rien de plus gratuit, par exemple, que l'énumération sonore des noms des Gascons présentés à Roxane par Carbon de Castel-Jaloux, pour le seul plaisir de la pétarade verbale :

Baron de Casterac de Cahuzac. — Vidame
De Malgouyre Estressac Lésbas d'Escarabiot. —
Chevalier d'Antignac-Juzet. — Baron Hillot
De Blagnac-Saléchan de Castel-Crabioules… (IV, vi)

Un peu partout, l'attention du spectateur est comme fouettée par une rime agressive :

Non, ai-je dit deux fois. Faut-il donc que je trisse?
Non, pas de protecteur… mais une protectrice! (I, iv)

Le genre de la comédie héroïque autorise aussi le mélange des tons, et Cyrano ne dédaigne pas le registre du trivial. Le voilà qui s'en prend aux flatteurs souriant «D'une bouche empruntée au derrière des poules!». Trivial encore, mais inattendu, enté sur un début de parfaite urbanité et s'achevant sur un contre-emploi des termes nobles:

Si cette Muse, à qui, Monsieur, vous n'êtes rien,
Avait l'honneur de vous connaître, croyez bien
Qu'en vous voyant si gros et bête comme une urne,
Elle vous flanquerait quelque part son cothurne (I, iv)

   Certaines de ses apostrophes ou de ses colères rappellent en lui le Matamore ou le Capitan de l'ancienne comédie à la voix tonnante et au geste théâtral. C'est bien Matamore qui menace — «Que Montfleury s'en aille, / Ou bien je l'essorille et le désentripaille!». Les procédés sont visibles, mais soutenus par une étourdissante virtuosité fondée sur les changements de niveaux de langue, les recherches prosodiques, les rimes inattendues, la fête des mots : qui ne songe à la tirade des nez ou à celle des «Non, merci!»
   L'ensemble, loin donc de se cantonner dans le registre héroïque, forcément un peu grandiloquent ou ampoulé, est d'une extrême variété. Le poète sait faire suivre à l'œil, dans le cheminement pittoresque de la phrase, celui de la lumière : «Sur les cuivres, déjà, glisse l'argent de l'aube!» (II, i). À l'éclat des scènes précédentes succède parfois l'apaisement d'une description qu'on croirait empruntée au plein-air des impressionnistes :

Ah!… Paris fuit, nocturne et quasi nébuleux;
Le clair de lune coule aux pentes des toits bleus;
Un cadre se prépare, exquis, pour cette scène;
Là-bas, sous des vapeurs en écharpe, la Seine,
Comme un mystérieux et magique miroir,
Tremble… (I, vii)

Ailleurs, c'est l'appel à la réjouissance sur le ton de la comédie italienne, évoquant en connivence La Fête chez Thérèse de Hugo, sur des rimes à la Banville :

Venez tous, le Docteur, Isabelle, Léandre,
Tous! Car vous allez joindre, essaim charmant et fol,
La farce italienne à ce drame espagnol,
Et sur son ronflement tintant un bruit fantasque,
L'entourer de grelots comme un tambour de basque!… (I, vii)

On s'est souvent accordé à reprocher à Rostand l'abus de la préciosité, non sans raison, à condition cependant de se souvenir qu'elle lui appartient moins qu'à l'époque mise en scène. En jongleur habile, il multiplie images, pointes, métaphores insolites ou forcées. Les exemples fourmillent, trop nombreux pour être cités tous. D'une lettre de Cyrano : «Croyez que devers vous mon cœur ne fait qu'un cri, / Et que si les baisers s'envoyaient par écrit, / Madame, vous liriez ma lettre avec les lèvres!…» (III,i). De la scène du balcon, jusqu'au maniérisme et à la miévrerie : «Certe, et vous me tueriez si de cette hauteur / Vous me laissiez tomber un mot dur sur le cœur!» Et par-dessus tout le passage fameux :

Un baiser, mais à tout prendre, qu'est-ce?
Un serment fait d'un peu plus près, une promesse
Plus précise, un aveu qui veut se confirmer,
Un point rose qu'on met sur l'i du verbe aimer;
C'est un secret qui prend la bouche pour oreille,
Un instant d'infini qui fait un bruit d'abeille,
Une communion ayant un goût de fleur,
Une façon d'un peu se respirer le cœur,
Et d'un peu se goûter, au bord des lèvres, l'âme! (III, x)

De quoi s'exclamer : afféterie, amphigourisme, gongorisme, comble du mauvais goût! Peut-être, mais rien qui surprenne quiconque a lu les poètes précieux du XVIIe siècle et vu s'affronter Voiture et Malleville sur le thème de «la belle matineuse». Quant à celui du baiser, il est, et déjà sous cette forme recherchée, chez les élégiaques latins et les poètes de la Pléiade, chez Malleville encore ou chez Tristan l'Hermite.
   Dans cette pièce à panache, toutes les ressources de la langue et du vers ont été utilisées. Rostand crée des mots — l'ébouriffant «Hippocampelephantocamélos» ou le fameux «ridicoculise» —, sème, à la Hugo, les termes rares, accumule avec un clin d'œil les allusions savantes. L'humour y est aussi, comme il convient, et le presque membre de l'Académie ne manque pas, au début de la pièce, de railler les immortels dans un passage qu'on ne saurait taire ici :

Mais… j'en vois plus d'un membre;
Voici Boudu, Boissat, et Cureau de la Chambre;
Porchères, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud…
Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c'est beau! (i, ii)

   L'alexandrin, que Stendhal appelait un «cache-sottise», il le ramasse et, comme Hugo encore, le pousse avec jubilation jusqu'à l'outrance pour éviter la monotonie.
   Ce vers se prête à un style parlé familier qui naît de la dislocation de la phrase, organisée alors selon les règles de la logique affective, non de la logique rationnelle, la construction brisée donnant, par ses saccades, l'illusion de la réalité(18) : «Votre place aujourd'hui, là, voyons, entre nous, / Vous a coûté combien?» (I, ii). Elle servira à exprimer, chez Roxane, la timidité, l'embarras de l'aveu : «Et figurez-vous, tenez, que, justement / Oui, mon cousin, il sert dans votre régiment!» (II, vi). Ou encore la passion, l'émotion qui rompt les digues et emporte au-delà de soi-même dans la scène du balcon : «Je vous aime, j'étouffe, / Je t'aime, je suis fou, je n'en peux plus, c'est trop» (III, vii). Rostand joue en virtuose de cette désarticulation du vers et des bouleversements du rythme. Quand il conserve l'alexandrin intact, il sait en tirer d'autres effets dans l'habile riposte à l'emporte-pièce, comme lorsque Cyrano salue le courage de Roxane arrivant au camp retranché : «Eh quoi! la précieuse était une héroïne? / Monsieur de Bergerac, je suis votre cousine» (IV, vi). Ou bien encore, flexible et souple, l'alexandrin permet le fameux portrait dont Rostand emprunte la manière au Victor Hugo de Ruy Blas. Il se plie alors au pittoresque, se fait coup de crayon pour camper cette silhouette de picaro mâtiné de Grand d'Espagne, dont l'évocation sonore et colorée s'achève de manière inattendue :

Il eût fourni, je pense, à feu Jacques Callot
Le plus fol spadassin à mettre entre ses masques:
Feutre à panache triple et pourpoint à six basques,
Cape, que par derrière, avec pompe, l'estoc
Lève, comme une queue insolente de coq,
Plus fier que tous les Artabans dont la Gascogne
Fut et sera toujours l'alme Mère Gigogne,
Il promène, en sa fraise à la Pulcinella,
Un nez!… Ah! messeigneurs, quel nez que ce nez-là!…
On ne peut voir passer un pareil nasigère
Sans s'écrier : «Oh! non, vraiment, il exagère!»
Puis on sourit, on dit: «Il va l'enlever…» Mais
Monsieur de Bergerac ne l'enlève jamais (I, ii)

   Bon connaisseur du théâtre classique, Rostand y récupère encore l'artifice, repris aux Anciens par Robert Garnier et pratiqué par Corneille, de la stichomythie, ce dialogue où les personnages se répondent vers par vers, mais en lui ôtant son caractère d'affrontement en crescendo pour la transférer dans le registre inattendu de l'idylle gracieuse et du souvenir nostalgique dans la scène où Roxane et Cyrano évoquent leurs années d'enfance (II, vi).
   Non, le talent des interprètes n'explique pas tout, ni le message. Oubliées depuis longtemps les difficultés de la Troisième République et l'affaire Dreyfus, mais Cyrano de Bergerac agit toujours. Sans doute, œuvre flatte ce qui subsiste en nous d'éternel romantisme, de compassion émue pour le contraste de la laideur physique et de la beauté morale, de sympathie pour les destinées intrépides et manquées, d'enthousiasme pour l'alliance de la verve et du panache, pour l'éclat du mot, le brio des vers, la fougue des dialogues. Aujourd'hui comme hier, Margot pleure sur Cyrano qui fait rêver d'amours sans pareilles des Roxanes esseulées. Tour à tour grisant et pathétique, bouffon et émouvant, héroïque toujours, avec sa sentimentalité anachronique et son intrigue artificielle, l'ouvrage de Rostand réalise l'union baroque et surprenante du romantisme 1830 avec le burlesque de Scarron et l'héroïsme cornélien. Quoi qu'il en soit, les doctes n'ont pas raison de faire la moue, François Mauriac le leur disait en revenant d'applaudir Jean Piat : «À vingt ans, sur la foi d'André Gide, et de Claudel, je croyais que ce théâtre-là était méprisable. […] Il nous a fallu beaucoup de temps pour revenir de notre erreur, et j'aurais eu honte d'être vu par nos cadets à Cyrano de Bergerac, un soir qui n'était pas un soir de gala et où j'étais sans excuse de me trouver, puisque je n'y pouvais être que pour mon plaisir et que ce plaisir avait été jusqu'aux larmes(19).» À tout péché miséricorde. Pourquoi ne pas laisser le mot de la fin à Théophile Gautier qui écrivait, précisément dans la préface des Grotesques où il réhabilitait Saint-Amant, Théophile de Viau ou Cyrano de Bergerac : «Nul ne dupe entièrement son époque. Un public n'a jamais complètement tort d'avoir du plaisir.»


RÉFÉRENCES

   1. Pour les données biographiques, voir E. Ripert, Edmond Rostand. Sa vie, son œuvre, Paris, Hachette, 1968; M. Andry, Edmond Rostand. Le Panache et la gloire, Paris, Plon, 1986.  [Retour]
   2. Rostand confia plus tard à un journaliste : «Ni Coquelin, ni les autres interprètes ne comptaient sur un succès» (Le Temps, 17 juillet 1913). [Retour]
   3. Sur les innombrables représentations de Cyrano, voir : E. Ripert, op.cit., p. 99-102; E. Rostand, Cyrano de Bergerac, texte présenté et commenté par J. Truchet, Paris, Imprimerie nationale, 1983, p. 11-13, 387-391. [Retour]
   4. Mercure de France, février 1898, p. 593-595. [Retour]
   5. R. Doumic (23 mai 1900), dans Le Théâtre nouveau, Paris, Perrin, 1908, p. 324-332; A. Gide, Journal 1889-1939, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, p. 225, 27 novembre 1907. [Retour]
   6. K. Haedens, Histoire de la littérature française, nouv. éd., Paris, SFELT, 1949, p. 408. [Retour]
   7. J. Rictus, Un «bluff» littéraire; le cas Edmond Rostand, Paris, 1903, p. 30. [Retour]
   8. J. Lemaître, «Revue dramatique», Revue des Deux mondes, 1er février 1898, p. 695 L'expression «fanfare de pantalons rouges» n'est pas de J. Lemaître, mais d'un journaliste qu'il cite. J.-P. Sartre, dans Les Mots (Paris, Gallimard, 1964, pp. 95-96) la retrouve dans ses souvenirs : «Battue, la France fourmillait de héros imaginaires dont les exploits pansaient son amour-propre. Cyrano de Bergerac avait "éclaté comme une fanfare de pantalons rouges". […] L'agressivité nationale et l'esprit de revanche faisaient de tous les enfants des vengeurs. Je devins un vengeur comme tout le monde : séduit par la gouaille, le panache, ces insupportables défauts des vaincus.» [Retour]
   9. Voir Cyrano de Bergerac, édition de J. Truchet, p. 45. [Retour]
   10. Sur l'ensemble des sources, voir l'introduction exemplaire de J. Truchet, op.cit., p.35-43, 360-361. [Retour]
   11. Th. Gautier l'évoquait aussi plaisamment au chapitre VI de ses Grotesques : «Je ne sais si la valeur de l'esprit et la passion dépendent de la configuration du nez: toujours est-il que Cyrano était vaillant, spirituel et passionnée, et c'est la meilleure preuve qu'il put apporter de son système; après cela reste à savoir s'il était vaillant, spirituel et passionné parce qu'il avait le nez grand, ou s'il avait le nez grand, parce qu'il était vaillant, spirituel et passionné: la poule naît-elle de l'œuf ou l'œuf de la poule? – that is the question – de plus savants que moi décideront.» On se rappelle aussi le premier acte, où ce nez est donné pour l'apanage «D'un homme affable, bon, courtois, spirituel, / Libéral, courageux.» Ce qui sort tout droit d'un passage du roman de Cyrano lui-même. Il dit, dans Les États et Empires de la lune : «Un grand nez est à la porte de chez nous une enseigne qui dit : "Céans loge un homme spirituel, prudent, courtois, affable, généreux et libéral".» [Retour]
   12. E. Magne, Les Erreurs de documentation de «Cyrano de Bergerac», Paris, Editions de la Revue de France, 1898, p. 6. [Retour]
   13. Voir J. Haraszti, Edmond Rostand, Paris, Fontemoing, 1913, p. 98; P. Vernois, «Architecture et écriture théâtrales dans Cyrano de Bergerac», Travaux de linguistique et de littérature, IV, 2, 1966, p. 116. [Retour]
   14. J. Truchet, op.cit., p. 20. [Retour]
   15. J.W. Grieve, L'Œuvre dramatique d'Edmond Rostand, Paris, Les Œuvres représentatives, 1931, pp. 57-60; J. Truchet, op.cit., p. 21-22. [Retour]
   16. On a même voulu trouver dans la pièce un propos symbolique. Albert Dayrolles («Lettre à M. Faguet», Journal des débats, 10 janvier 1898, cité par J. Haraszti, op.cit., p. 126) y découvre «la toute-puissante et bienfaisante influence de l'intelligence sur la simple forme, sur l'enveloppe matérielle», puisque l'esprit de Cyrano vivifie Christian et enflamme Roxane. La mort de Christian illustrerait cette vérité que «toute forme qui n'est pas éclairée du divin rayon de l'intelligence ne saurait durer». L'explication pèche peut-être par excès de platonisme. [Retour]
   17. J. Truchet, op.cit., p. 50-51; J. Haraszti, op.cit., p. 129. [Retour]
   18. On en trouvera nombre d'exemples, que nous lui empruntons, dans l'étude fouillée de F. Boillot, «La construction de la phrase dans Cyrano de Bergerac», Le Français moderne, VII, 1939, pp. 301-316. [Retour]
   19. Le Figaro littéraire, 27 février 1964, cité par J. Truchet, op.cit., p. 401. [Retour]

 

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