Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.







Traduit de l'anglais (États-Unis) par Alain van Crugten.

 
ONLY LOVERS LEFT ALIVE (5-6)

5

Cher D.,
Je suis allé chez M. pour rechercher mes lettres et d'autres choses dans quatre grands cartons pleins qu'elle a sauvés de l'appartement d'E. quand E. est entrée en maison de repos quelques mois avant de mourir. Cela m'a pris quelques années pour avoir le courage de le demander. Je me suis justifié en disant que les lettres étaient probablement, de tout ce que j'avais écrit dans années 1979-1983, ce qu'il y avait de plus proche d'un journal. En d'autres termes, j'invoquais mon alibi habituel, qui est de transformer en matériel de recherche toutes les choses de la vie. M. n'avait rien contre, même si elle n'était pas vraiment enthousiaste. Un corridor de son appartement est encombré de boîtes, la plus grande partie contient les affaires de son père, celles de sa mère vont certainement les rejoindre bientôt. Elle n'avait ouvert aucun des cartons depuis qu'elle les avait emplis à la hâte il y a plus de quatre ans. En fin de soirée, après le dîner, nous avons commencé à fouiller. C'était littéralement comme entrer dans une tombe. Il y avait le Perfecto d'E., une petite boîte contenant une dent en or et une mèche de ses cheveux, une boîte entière de lunettes. Il y avait des boîtes et des boîtes pleines de matériel de collage, de ses photographies et négatifs, de carnets de notes. Il y avait de nombreuses traces de ses études de botanique (à un certain moment elle avait suivi des cours à l'université), de ses tentatives variées de thérapie, de son adhésion au bouddhisme (beaucoup plus sérieuse et bien plus longue qu'aucun de ses amis incroyants ne l'avait pensé). Et il y avait beaucoup de pochettes et de boîtes pleines de lettres. C'était le genre de choses que M. gardait — personnellement je comprenais combien c'était dur d'essayer de prendre de telles décisions, à la hâte et dans un énorme stress psychologique, et encore, la maison de mes parents ne sentait même pas exagérément l'urine.
   Fouiller dans ces boîtes m'a mis dans un état qui, je suppose, n'était pas loin de l'état de choc. J'ai pris mes lettres et rien d'autre, je suis retourné à mon hôtel et je les ai lues toutes, ensuite je ne suis pas parvenu à m'endormir. D'une certaine manière, je n'avais pas tort, ces lettres sont en effet le seul souvenir matériel que j'aie de ces années et je n'ai pas à rougir du style ou de l'expression — dans ces domaines-là, E. tirait toujours le meilleur de moi. Elles sont pleines de détails de cette époque, je veux dire quand elles ne consistent pas simplement en un plaidoyer. Cette lecture donnait le vertige, comme si je pouvais de nouveau entrer pour un quart d'heure l'après-midi dans l'appartement de la 1ère Avenue et revivre le désespoir et l'optimisme et l'ennui et l'amour et l'amusement et l'insouciance et l'angoisse de ce temps-là. Elles évoquaient E. dans une sorte de tridimensionnalité que j'avais oubliée — ma jalousie revenait au galop. Il y avait aussi quelques lettres d'elle qu'elle ne m'avait pas envoyées. L'une d'elles, qui datait d'après sa dernière visite à New York en 1990, était sans doute la plus romantique qu'elle m'ait jamais écrite. Je ne pus m'empêcher de me demander ce qui serait arrivé si je l'avais reçue.
   À cette époque, elle devenait de plus en plus folle en même temps que progressait sa maladie. Des photos d'elle prises avant qu'elle ne soit immobilisée par son mal la montrent, ricanant sauvagement avec une dent manquant sur le devant, agressivement négligée, l'air de quelqu'un qui vous braquerait pour vous piquer votre petite monnaie à Tompkins Square Park. Pouvais-je m'imaginer en train de la soigner jusqu'à sa mort? De toute façon elle ne l'aurait pas permis. M. raconte qu'à ses funérailles, la salle était bourrée de gens dont peu se connaissaient entre eux. Elle avait besoin de compartimenter sa vie, c'était l'une des principales pierres d'achoppement de notre couple. Bien sûr, je comprenais, j'ai des tendances semblables, mais moi je voulais l'exclusivité. Je ne peux pas raconter le chaos d'émotions que tout ceci a fait monter en moi, faire la somme de leur nombre et leur diversité. Une partie de moi-même voulait emporter ces quatre cartons, M. ne sait qu'en faire. Ils sont la vie d'E., sa complexité, son incroyable éventail de talents et le gâchis qu'elle en a fait. Elle va me hanter pour le reste de mes jours — souhaiterais-je ne jamais l'avoir connue? Mais ça, c'est comme tenter d'imaginer ma vie si j'étais une autre personne. Elle m'a changé, totalement, irréversiblement.
   Intéressant ce que M. m'a raconté : pour autant qu'elle sache, E. a craqué à un certain moment en dernière année à la high school et après ça elle n'a plus jamais été la même. Un banal incident l'aurait fait dérailler; en essayant de conduire (elle a toujours été une horrible conductrice), elle serait rentrée en marche arrière dans une rangée de poubelles en métal. Selon M., entre autres choses, la cruauté d'E. à son égard date de ce moment (elle a constamment été méchante avec M.). Ça semble trop clair comme explication, mais qui sait? Dans mon souvenir, elle n'a commencé à paraître bizarre et à agir de façon insolite qu'après neuf mois de vie en commun, vers le printemps 1975 peut-être. Un instantané d'E. pris au hasard : pendant son avant-dernière visite à New York (1987?) , M. et son ami de l'époque avaient projeté d'aller dans un club et ils avaient invité E. à les accompagner. Elle a insisté pour s'arrêter quelque part afin d'acheter de la nourriture à emporter, puis, à la consternation de M. et de son ami, elle a absolument voulu la manger au club. Ça ne se faisait pas dans les clubs à l'époque. Pour moi, cette histoire illustre comme un dessin un aspect de sa personnalité. Elle était spécialisée dans l'inapproprié. On était tout le temps en train de se demander : Qu'est-ce qu'elle veut, exactement? Veut-elle satisfaire ses besoins et convenances personnelles sans se préoccuper des codes sociaux en usage? A-t-elle envie de faire de la provocation? Est-elle inconsciente des réactions des autres? Veut-elle réorganiser le monde entier en commençant tout de suite? Fait-elle délibérément quelque chose de maladroit pour lutter contre son sentiment d'inadéquation et de maladresse? Il se peut bien que toutes ces explications ait été vraies à la fois et qu'il soit inutile d'essayer de les classer par ordre d'importance. Je pourrais continuer, mais je m'arrête.
   Bien à toi,


6

Sally Go Round the Roses est une chanson bizarre qui peut paraître vous suivre partout. Un auteur a écrit quelque part qu'il s'agit d'une forme ovoïde, et c'est assez juste. Fonctionnellement, le fond instrumental est une boucle, une brève phrase syncopée menée par le piano et suivie par une basse de violons et de batterie, qui se répète aussi fréquemment qu'un sample de rythme. Cela fait flotter la chanson, la fait planer comme un nuage. Assises au sommet du nuage, des filles, beaucoup de filles, au moins huit, chantent en répons sur plusieurs pistes, à la fois éthérées et obsédantes. Le chœur dit à Sally de faire le tour des roses, que les roses ne peuvent pas lui faire de mal, qu'elles ne trahiront pas son secret. Elles lui disent de ne pas aller en ville. Elles lui disent de pleurer, de laisser pendre ses cheveux. Elles disent que la chose la plus triste dans ce vaste monde est de voir son chéri avec une autre fille.
   
L'enregistrement est attribué aux Jaynettes, mais ce nom semble une étiquette attribuée par les producteurs à divers groupes réunis dans les studios à des dates différentes avec des résultats variables. D'autres chansons ont été produites sous ce nom. Celle-ci est montée jusqu'au numéro deux dans les hit parades en 1963. Même si vous l'entendez pour la première fois, c'est comme si vous la connaissiez déjà. Elle tombe sur vous comme un coup de chaleur ou de froid. Elle tombe sur le couple assis, tremblant, sur le toit d'un vieux building dans Chinatown. C'est le mois d'août mais ça n'empêche pas l'air de paraître glacial. Ils ont parlé toute la nuit, un dialogue de sourds. Chacun a le sentiment que seule une carence personnelle ou une habileté rhétorique empêche l'autre d'avoir une vue correcte de la situation. Mais chaque mot de clarification ou de correction approfondit le gouffre.
   Combien de Jaynettes y avait-il? Ont-elle jamais chanté en public? De quoi avaient-elles l'air? Avaient-elles des coiffures bouffantes et de longues robes en lamé, ou des foulards, des sweatshirts et des pantalons trois-quarts? Comment la chanson a-t-elle été entendue par ses premiers auditeurs? Comment est-elle écoutée aujourd'hui? Est-ce que tout le monde sauf nous l'a prise par erreur pour une chanson pop ordinaire et anodine? En réalité, d'où venait cette chanson? Avait-elle écrite par quelqu'un qui, un beau jour, s'était installé devant un piano? Avait-elle été chantée dans un bar, pour le prétendu auteur, par un étranger qui, immédiatement après, était tombé mort? S'est-elle tout simplement matérialisée d'une façon quelconque, sous la forme que nous lui connaissons aujourd'hui, sur une bande magnétique sans indication d'origine? Pourquoi semble-t-elle résister au sordide contexte quotidien dont vient toute chose, particulièrement les pop songs qui visent un public nébuleux de teenagers? Est-ce simplement un objet vide brillant comme ceux qui enflamment périodiquement l'imagination populaire, ce qui permet à leurs consommateurs de projeter sur eux une toute l'intensité émotionnelle qu'ils souhaitent et de les répercuter sous une forme légèrement réarrangée, de façon à ce qu'ils semblent prévenir leurs souhaits, incarner leurs désirs, peupler leur solitude et leur tendre une main consolatrice, alors qu'en réalité il ne s'agit de rien d'autre qu'une poupée aux yeux de verre?
   À présent ils ont cessé de causer, à cause de la fatigue et du sentiment d'inutilité. Ils sont épuisés et cela, s'ajoutant à l'air froid, leur donne l'impression de planer, emportés par les brises loin de leur toit, de quitter la ville, survolant les gratte-ciel et les ponts, secoués de çà et de là, accélérant et ralentissant, sans poids comme un couple de plumes. Sous eux des camions se meuvent, à hauteur de leurs yeux il y a des pigeons et loin là-haut la traînée d'un avion. Il y a peu de lumières aux fenêtres, nulle part aucun humain visible. Ils sont assis, ou ils flottent, au sommet d'une cité morte, englués dans une obscurité qui n'arrive même pas à être suffisamment noire. Tout juste à ce moment, les premiers rayons du soleil pointent à l'horizon et commencent à décrire un éventail, chaque rayon distinct des autres, presque solide. C'est l'aube telle qu'elle représentée sur les gravures anarchistes du dix-neuvième siècle : l'aurore d'un monde nouveau. Ils contemplent le phénomène en silence. Il semble intempestif, cruel et sans raison, purement gratuit et fait exprès pour se moquer d'eux. C'est la mise en scène épique et rituelle du commencement de la terre, et eux, ils en sont à la fin. Une fois encore, ils perçoivent la chanson, elle survole les toits, émanant d'une radio invisible. Sally marche le long des rosiers et elle tourne autour sans fin : c'est un cercle. Il n'a pas de point d'entrée ou de sortie. Ils n'ont pas de prise sur lui, pas plus qu'ils n'ont de pouvoir sur le soleil. Quoi qu'il arrive, il continuera à commencer et à finir, à nouveau et à nouveau et à nouveau, per omnia saecula saeculorum.

 

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