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LA MORT EN PARTAGE
ou L'autonomie fantasmée du champ poétique à la fin du XIXe siècle
(à propos du Tombeau de Théophile Gautier, 1873)

À Philippe Françus

Du romantisme au symbolisme, la littérature et plus spécialement la poésie sont graduellement portées à se penser comme des activités à la fois isolées au sein du monde social et pratiquées par des individus dont chacun est fermement convaincu de sa propre singularité à l'égard de ses pairs. Hugo, Lamartine, Vigny se pensaient déjà comme de pures subjectivités rattachées à une biographie et à un imaginaire personnels. Mais le «moi» romantique n'en demeurait pas moins en prise sur l'histoire et la politique et se donnait au lecteur comme le prisme sensible à travers lequel le monde tout entier et chacun en ce monde parvenaient à une pleine conscience de soi. Les choses changent très sensiblement après 1850, lorsque le camp des «artistes» l'emporte sur celui des «utilitaires». L'art devient une affaire de spécialistes, il n'a d'autre objet que lui-même et le public, s'il est admis à en contempler les produits, est tenu de le faire à distance respectueuse. La littérature, alors, se referme comme une huître sous la pression du réel et avec le claquement sec d'un écrin dont le couvercle se rabat sur l'œuvre à protéger tel un bijou précieux. La politique, la morale, l'État et ses superstitions sont congédiés : la «poésie pure», la «littérature pure», l'«art pour l'art» mettent en formule, voire en slogan, l'institution de l'écrivain en professionnel d'une beauté dépourvue de toute fonction pratique. Une religion de la forme remplace la religion toute formelle des cultes établis. Et, dans cet espace purifié, l'écrivain s'enferme lui-même dans une forteresse de solitude. Sans doute reconnaît-il à ses pairs le privilège exclusif de juger et d'apprécier les objets verbaux qu'il façonne en orfèvre. Sans doute aussi fréquente-t-il les derniers grands salons littéraires où se mélangent dans une relative indifférence réciproque gens de lettres et gens de science, écrivains et artistes, gens de plume ou d'éloquence politique. Ces fréquentations sont peut-être l'occasion d'éprouver le sentiment d'une solidarité, mais cette solidarité même n'apparaît que comme une juxtaposition de solitudes parallèles. L'écrivain n'est plus un «moi» dans lequel se réfléchit le monde; il est un «soi» réflexif trouvant dans le langage et dans le travail de la forme la garantie circulaire de sa propre insubstituabilité sociale. Telle est l'illusion de ce petit monde clos : chacun y est un indivisible atome, une monade isolée et le génie même, la quintessence esthétique sont au prix de cet isolement. Ce que ces monades ignorent, c'est que la conscience si forte qui les habite de leur propre singularité n'est qu'une émanation intériorisée de l'idéologie dominante, axée à l'âge de la bourgeoisie triomphante sur les valeurs de l'individu, de l'originalité inventive, de la responsabilité personnelle et, couronnant le tout, de l'effort et du travail comme moyen de réalisation de soi.

De l'individuel au collectif : le genre du Tombeau

Et pourtant, du romantisme au symbolisme, se maintiennent et à certains égards se renforcent toutes sortes de pratiques qui réintroduisent dans cet univers confiné et menacé d'anomie l'horizon d'une communauté d'intérêts. Quelles sont ces pratiques? L'apparition dans les années 1820 de la forme «cénacle», comme réunion au domicile de tel écrivain charismatique, autour duquel s'agrège une communauté d'admiration et auprès duquel peuvent se décider certaines stratégies de conquête de la renommée qui, obtenue par et pour un seul, rejaillira aussi sur les autres. De Nodier à Mallarmé, de la Bibliothèque de l'Arsenal au 89 rue de Rome, c'est une nouvelle forme de sociabilité qui se met en place avec ses rituels et ses régularités(1). Dans le même temps l'on voit se multiplier, bien que peu étudiés, des œuvres ou des projets à dimension collective. Sans évoquer l'écriture en collaboration qu'ont pratiquée, dans des registres divers, Nerval et Dumas, Gautier ou Borel, la littérature panoramique des années 1830-1840, les «keepsakes», certaines revues même très éphémères témoignent de l'emprise qu'exerce, sur les esprits isolés qui peuplent la République des Lettres, un sens du collectif et de la solidarité, c'est-à-dire le sentiment d'appartenir à un même espace et à une même temporalité.
   Tel qu'il réapparaît après 1870, le genre du «Tombeau», qui avait connu un grand essor à la Renaissance, témoigne par excellence de cette inflexion générale des esprits. Théodore de Banville, homme de tradition et de fidélité, en avait relancé la mode dès 1857, sous la forme d'un poème en hommage à un confrère disparu (Heine en 1857, Auguste Brizeux en 1858, Marceline Desbordes-Valmore en 1860, Alfred de Musset en 1861). Résurrection d'une forme à mi-chemin de l'oraison funèbre et du texte d'intime déploration, ayant cette propriété, qui contribue à la distinguer des remémorations poétiques personnelles d'un Lamartine ou d'un Hugo, de porter sur la figure d'un poète récemment disparu. Forme encore isolée cependant et très idiomatique. C'est avec la publication en octobre 1873 du Tombeau de Théophile Gautier que le genre du «Tombeau», comme œuvre collective au sujet d'un poète défunt, prend forme et vigueur. Que ce retour en force du genre se fasse à cette époque-là et au sujet de ce poète-là n'est pas sans signification quant à l'esprit paradoxal qui anime la communauté des poètes coupés les uns des autres(2). Il est significatif aussi qu'il ait fallu attendre plus d'un siècle pour que le Tombeau de Théophile Gautier reparaisse sous la forme d'une édition critique(3). Quelque chose, dans cette œuvre collective, perturbait-elle les catégories de classement des lecteurs universitaires ? On peut le penser : l'illusion de la grande solitude est chose la mieux partagée du monde entre les poètes et les lettrés qui les savourent ou les commentent. Et il n'est pas moins significatif que les deux textes ayant survécu au recueil original – les contributions de Hugo et de Mallarmé – soient d'ordinaire lus sans être spécialement référés à leur premier espace d'inscription et sans voir que la grande beauté de ces deux chefs-d'œuvre trouve à rayonner plus fortement quand on les replace dans la grisaille générale du volume.

Gautier aux enfers

Théophile Gautier s'était éteint le 22 octobre 1872. Très vite Albert Glatigny suggère au libraire Alphonse Lemerre, l'éditeur des Parnassiens et des romanciers artistes, de préparer un recueil collectif en hommage au poète disparu. Très vite aussi une division des tâches se met en place : Lemerre bat le rappel, sollicite de proche en proche les poètes et formule l'esprit de l'ensemble; Catulle Mendès, gendre de Gautier, assure quant à lui l'intendance esthétique : chaque participant, souhaite-t-il, rédigerait un poème en forme de «Toast» adressé au défunt à l'occasion d'un banquet réunissant, autour de sa tombe, l'ensemble de ses pairs. L'appel de Lemerre est entendu et les poètes sollicités, restés célèbres ou tombés dans l'obscurité, s'empressent d'y répondre, de Hugo à Ernest Legouvé, de Mallarmé à Louis Xavier de Ricard, de l'Anglais Swinburne à l'Allemand Glazer, de l'Italien Luigi Gualdo aux Félibres Aubanel et Mistral. Mendès, lui, devra en rabattre : sa ligne esthétique ne sera suivie que par quelques-uns et, avec une particulière rigueur, par Mallarmé, toujours soucieux du protocole et de «se rattacher», comme il l'écrit à Mendès à cette occasion, «au point de vue général(4)». Préparé avec une remarquable rapidité et un sens certain de la mise en scène éditoriale, l'ouvrage sort presque à la date anniversaire de la mort de Gautier, en octobre 1873, sous la forme d'un livre coûteux portant, en frontispice, un portrait du poète encastré dans la représentation d'une stèle monumentale de style classique dans la partie inférieure de laquelle figure, inévitable en cette place et à cette occasion, une couronne de laurier.
   L'ouvrage est ostensiblement luxueux. Le contenu est-il à la hauteur? Oui, incontestablement, mais toute question de qualité esthétique mise à part (elle est fort variable en effet, allant du plus quelconque au sublime). C'est plus de quatre-vingt pièces – et presque autant de poètes, certains, tels Banville ou Swinburne, ayant donné plusieurs pièces – que le recueil rassemble, dans lesquelles la forme sonnet représente près de la moitié, à côté de l'ode, de l'odelette, du quintil, du poème à rimes plates ou des pièces en terza rima, formes très inégalement représentées, mais dans lesquelles un Hugo et un Mallarmé se sont rangés en adoptant tous deux la forme du poème à rimes plates («À Théophile Gautier» et «Toast funèbre»). L'ouverture esthétique n'y est pas moindre que l'ouverture linguistique. Si les membres de l'école parnassienne – qui a pris, au travers de Lemerre, Glatigny et Mendès, l'initiative du projet – s'y taillent la part du lion, un Hugo y a sa place autant qu'un Jules Janin ou un Aubanel et, au côté du français évidemment dominant, l'anglais, le grec, l'italien, l'allemand, le provençal ou encore le latin. Mallarmé, rêvant dans ces années-là à l'institution durable d'une «Société internationale des Poètes» prendra pour exemple ce Tombeau de Gautier, «livre qu'on aurait dû faire plus international », écrira-t-il un mois plus tard à Mistral, mais qui «[contenait] en germe [un tel] projet». Cette société, lui expliquera-t-il, «[serait] tout simplement une franc-maçonnerie ou un compagnonnage. Nous sommes un certain nombre qui aimons une chose honnie [i. e. la poésie] : il est bon qu'on se compte, voilà tout, et qu'on se connaisse, que les associés se lisent et que les voyageurs se voient. Tout cela, indépendamment de mille points de vue différents, qui ne le sont plus, du reste, après qu'on s'est étudié ou qu'on a causé(5)». L'important pour notre propos est cette large ouverture du Tombeau de Gautier et aussi l'ordre alphabétique adopté pour y classer les poètes : pas de préséance, pas de hiérarchie a priori, une commune appartenance à un même cercle de déploration qui serait, en même temps, l'expression du grand cercle symbolique de la poésie. Figuration en modèle réduit d'un espace poétique dans lequel s'apaisent, comme il convient au bord d'une tombe, conflits de personnes et divergences esthétiques. Une seule exception à cette disposition : Hugo placé en tête du recueil, figure de proue de l'ensemble, en signe de respect dû au grand aîné sans doute, mais aussi en guise de poète d'appel (comme on parle aujourd'hui, dans la triste langue du marketing, d'un produit d'appel), placé au seuil d'un livre qui tient de l'entreprise éditoriale autant que de l'événement symbolique.
   Cette unité dans la diversité, le recueil la manifeste encore par la récurrence des clichés et lieux communs qu'il recycle à grands assauts emphatiques : thèmes de l'immortalité du poète – «Cet endormi / Qui se réveille de la vie(6)» – et de «l'esprit [qui] ne meurt pas, mais retourne à l'esprit(7)»; thème de la «forme parfaite(8)» enfin pétrifiée par la mort; thème d'un «temps lugubre», d'un «temps sans idéal, sans brises, sans rayons(9)» ou encore d'un «temps de laideurs énormes(10)» auquel échappe enfin le poète entré dans l'éternité; thème du poète «dompteur de matière(11)» dont le nom «restera pareil à la sphère / Qui n'a pas de point par où la saisir(12)» et qui, par force, restera inimitable :

Prosateur, et poëte aux rhythmes souverains
Encor qu'il ait été romantique à tous crins,
Il n'imita personne et restera inimitable(13).

Motifs aussi de la «coupe d'or», qu'on retrouve tant chez Leconte de Lisle que chez Mallarmé, et qui, comme tant d'autres, s'indexent sur une représentation du poète qui, dans une époque hostile à la Beauté, tiendrait du Christ demandant au Mont des Oliviers que le calice s'éloigne de lui. Ces figures, très stéréotypées, contribuent à l'unité générale du propos; elles inscrivent aussi la parole de chacun dans un rituel et un cérémonial prescrits, une sorte de religiosité laïque conforme à la très haute idée que les poètes du temps se font de leur office, mais aussi de la conscience qu'ils ont, en la circonstance, de mettre entre parenthèses les conflits mondains qui les opposent au profit d'une représentation extra-mondaine de la gloire littéraire.

D'un Gautier à l'autre

L'unité pourtant se fendille à un second regard. De qui, pour qui, est donc ce Tombeau? Homme siècle, dans une moindre mesure sans doute que Hugo et avec moins de fidélité à son projet esthétique initial, Gautier chevauche les deux moitiés d'un siècle séparé, non seulement par le Second Empire, mais par la rupture entre romantisme et Parnasse qui est, si l'on veut, la translation poétique de cette césure politique. Homme qui est aussi, à lui seul, tout un champ artistique : peintre et graveur, romancier de feuilleton et romancier artiste, poète libertin et poète amoureux du «contour pur(14)». Est-ce l'auteur du Capitaine Fracasse ou de Mademoiselle de Maupin, est-ce l'agitateur de la bataille d'Hernani ou l'habitué du salon de la princesse Mathilde, est-ce le poète d'Albertus, de la Comédie de la mort ou celui des Émaux et Camées que célèbrent les poètes ainsi rassemblés? Le pur poète ayant, selon ses propres mots, «fait Émaux et Camées» « Sans prendre garde à l'ouragan / Qui fouettait [ses] vitres fermées(15)», avant de regarder d'un œil tranquille passer sous ses fenêtres mal closes la contre-révolution impériale, est bien sûr le plus massivement présent à l'esprit de ses pairs réunis au bord de sa tombe de papier. Malgré l'éclectisme esthétique voulu par les organisateurs, c'est bien l'un des Tétrarques du Parnasse qui se trouve ainsi mis sous la lumière éclatante de la mort glorieuse et, circulairement, c'est bien en somme l'école parnassienne qui se célèbre elle-même par l'intermédiaire de l'un de ses grands modèles fondateurs. Quelques-uns, pourtant, font exception à cet unanimisme doctrinal. Hugo le premier, on pouvait s'en douter. Avec Gautier, c'est «l'âge éclatant» du romantisme identifié avec toute la marche d'un « siècle altier » qu'il conduit au tombeau et c'est un peu de sa propre tombe et de sa propre gloire qu'il entrevoit, avec un mélange de mélancolie et d'orgueil, à travers la tombe de celui qui fut, en 1830, l'un de ses lieutenants :

Les chevaux de la Mort se mettent à hennir,
Et sont joyeux, car l'âge éclatant va finir;
Ce siècle altier qui sut dompter le vent contraire
Expire… – Ô Gautier, toi, leur égal et leur frère,
Tu pars après Dumas, Lamartine et Musset.
L'onde antique est tarie où l'on rajeunissait;
Comme il n'est plus de Styx, il n'est plus de Jouvence(16).

Alfred Busquet surimpose lui aussi à l'icône reçue du poète «classique malgré [lui](17)» l'image maintenue d'un romantique qui ne s'est qu'en apparence éloigné de ses premières ferveurs :

Moi, je dirai sa voix douce et si pénétrante!…
Timbre d'or de Hugo, de Gérard de Nerval,
De Rogier, de Stadler, de Houssaye et Dorval,
De ce groupe d'amis que la Muse apparente(18).

Quant à Mallarmé, à qui adresse-t-il son «Toast funèbre» si méticuleusement conforme au schéma fourni par Mendès? Jean-Marc Hovasse infère, au vu des nombreuses coïncidences reliant la contribution de Mallarmé à celle de Hugo – dont il a eu vraisemblablement connaissance – que le cadet retourne en son contraire la position adoptée par son aîné à la faveur d'un texte palimpseste qui pourrait bien constituer «le lieu symbolique où s'effectue la passation de pouvoir entre l'auteur de La Légende des siècles et celui du Tombeau d'Edgar Poe(19)». L'esthétique de Hugo renvoyée au passé? Démonstration convaincante. Reste que l'éloge à Gautier, dans ce Toast, se grossit de trop d'emphase pour être véritablement sincère; et, venant de la «démence», le «salut(20)» que son auteur lui adresse paraît trop conforme à l'image que les Parnassiens se font de lui pour n'être pas teinté d'ironie (Mallarmé «plus fou que jamais» : l'idée circule, à l'époque, de Leconte à Heredia, en passant par Coppée). Non qu'il ait à cœur de minimiser l'apport de l'auteur d'Émaux et Camées à la poésie moderne. S'il y a duplicité dans ce poème dont l'écriture contrevient aux normes de transparence observées par les disciples de Leconte de Lisle, elle provient aussi de ce que l'accord de son signataire avec la doctrine du Parnasse n'est plus guère que superficielle. Vu depuis le «Toast funèbre» et par les yeux d'un adepte désenchanté, ce Tombeau de Gautier est peut-être bien déjà celui du Parnasse tout entier.
   C'est que – et c'est là, de mon point de vue, l'essentiel – l'objet du volume dédié à Gautier n'est pas tant Gautier, même en sa diversité d'infatigable polygraphe, qu'une certaine idée unitaire de la poésie et de la littérature. En reprenant vigueur en 1873, le genre du «Tombeau» manifeste chez les poètes un sentiment d'appartenance à un même espace et à une même temporalité, dont les deux dimensions régissent le champ poétique au sein duquel ce volume constitue une sorte de reproduction en abyme. Le temps hors du temps des héritages esthétiques et des lignées spirituelles. L'espace, en principe paisible, d'une adhésion aux mêmes valeurs générales et aux mêmes enjeux spécifiques. Au-delà des esthétiques, une esthétique régulatrice : celle de l'illusion partagée d'appartenir à un monde placé à l'abri des déterminations vulgaires de l'histoire et de la sphère sociale. Au-delà des poètes individuels, une image du poète : officiant au service d'une beauté supérieure à toutes les formes où elle se réalise et qui la maintiennent, par leur imperfection même, comme une sorte d'horizon commun vers lequel tendent des efforts divers. En ce sens, le Tombeau de Gautier est peut-être l'œuvre collective la plus significative du siècle, non pas seulement en ce qu'elle réunit plusieurs signatures, mais en ce qu'elle manifeste, au-delà des différences, des rivalités et des querelles esthétiques, la solidarité générale d'un corps symbolique : la littérature comme institution et comme espace social, aussi réalisée dans les faits qu'elle est déniée par les purs esprits qui l'animent.

Le Tombeau comme utopie collective

Bien sûr, cette temporalité et cet espace ainsi configurés ne peuvent être séparés de la structuration des sociétés modernes, où règnent division du travail et solidarité organique. L'autonomie du champ poétique, telle qu'elle est fantasmée dans ce volume, résulte encore d'une détermination proprement sociale à se séparer du monde social. Bien sûr aussi le climat de déploration, l'effort collectif de commémoration, l'insistance constamment présente sur la transmission, d'un poète à l'autre, d'un même mandat spirituel à travers l'histoire, dimensions qui sont au principe même d'un tel volume collectif, ne peuvent être considérées en dehors du rapport que ces dimensions entretiennent avec l'évolution d'un siècle qui a simultanément inventé l'avenir – c'est-à-dire le temps linéaire du progrès, «cette religion des imbéciles et des paresseux», selon le mot de Baudelaire relayé en 1862 par Henri Monnier – et installé dans les esprits le culte du passé, de l'originaire, de l'authenticité perdue à retrouver. La fin du siècle, on le sait, verra l'inflation du discours commémoratif, effort de toute une société en voie accélérée de laïcisation à se doter d'une religion et d'une tradition de rechange.
   Tombeau de qui? nous demandions-nous plus haut. Tombeau de quoi? faut-il pour finir se demander. Tombeau du romantisme, pour Hugo. Tombeau de Hugo et du Parnasse, pour Mallarmé. Et s'il s'agissait en vérité, à l'insu de tous les poètes à la triste figure réunis pour la cause, d'écrire le tombeau de toute la poésie du siècle? Comment ne pas souligner ce que Le Tombeau de Gautier annonce en creux? Deux ans plus tard, l'éviction de Mallarmé, de Verlaine et de Charles Cros des colonnes du troisième Parnasse contemporain et donc la mise en crise prochaine de la grande stabilité parnassienne. Et douze ans plus tard, la mort de Victor Hugo dans laquelle Mallarmé verra le signe déclencheur de la « crise de vers » et de l'effondrement de la poésie dans ce qu'elle avait de plus institué et de plus codé. Le ton funèbre qui imprègne le recueil n'est pas seulement prescrit, sous ce rapport, par la situation et le cérémonial funéraire qu'il figure. Toute la poésie du XIXe siècle rend un son funèbre et Julien Green suggère non sans justesse, dans son Journal, à propos du Manfred de Byron, que «le romantisme, où l'on veut voir une sorte d'explosion de jeunesse, n'est en vérité pas autre chose qu'une bruyante manifestation de sénilité(21)». Après tout, le jeune Hugo a commencé, dans ses Odes, par chanter les morts de la Révolution et les miracles illusoires de la Restauration. De Lamartine à Mallarmé la poésie suit une même pente qui, en même temps qu'elle la porte vers les profondeurs du langage, l'enferme dans une crypte de plus en plus enfouie. Déploration lyrique, culte du néant, théologie négative, c'est tout un : l'adoption d'un registre thanatographique qui à sa manière, très radicale, exprime l'isolement, au sein de la sphère sociale des discours, d'une poésie qui consent à être progressivement privées des pouvoirs qui lui étaient impartis lorsqu'en elle c'était tout un monde qui résonnait et non pas seulement les sourds échos d'un «Aboli bibelot d'inanité sonore(22)». «Le cas d'un poète, en cette société qui ne lui permet pas de vivre, confiera Mallarmé à Jules Huret, c'est le cas d'un homme qui s'isole pour sculpter son propre tombeau(23).» Et en 1885 le même Mallarmé donnait déjà ses poésies pour autant de «cartes de visite» adressées «aux vivants(24)». De ce registre mortuaire et de cette crypte obscure, la poésie ne sortira qu'avec le grand appel d'air et l'ivresse nouvelle qu'un Apollinaire et qu'un Cendrars feront sentir dans Alcools et dans la Prose du Transsibérien, en attendant de nouvelles formes de communauté symbolique : celles qu'inventeront, entre cafés et maisons à loyer partagé, entre écriture à plusieurs mains et jeux collectifs, les premières avant-gardes de l'Après-guerre.


RÉFÉRENCES

   1. Sur la forme cénacle et la littérature cénaculaire qui l'accompagne, voir Anthony Glinoer et Vincent Laisney, «De Daniel d'Arthez à Calixte Armel : le cénacle à l'épreuve du roman», dans Tangence, n° 80, 2006, p. 19-40. [Retour]
   2. Suivront, à Baltimore, un Memorial en hommage à Edgar Poe (1877) et, en France, un tardif Tombeau de Charles Baudelaire (1896) et un Tombeau de Louis Ménard (1902). [Retour]
   3. Le Tombeau de Théophile Gautier, édition François Brunet, avec une postface de Jean-Marc Hovasse, Paris, Honoré Champion, 2001. Le présent article est redevable à l'excellente introduction de François Brunet de nombreuses données factuelles. L'interprétation sociologique du Tombeau de Gautier relève cependant de ma seule responsabilité. [Retour]
   4. Stéphane Mallarmé, Lettre à Catulle Mendès, hiver 1872, dans Correspondance, tome XI, édition Lloyd James Austin, Paris, Gallimard, 1985, p. 26. [Retour]
   5. Mallarmé, Lettre à Frédéric Mistral, 1er novembre 1873, Correspondance, tome II, édition Lloyd James Austin, Paris, Gallimard, 1965, p. 40-41. [Retour]
   6. Émile Bergerat, dans Le Tombeau de Théophile Gautier, éd. citée, p. 71. [Retour]
   7. Henri Cazalis, «Métempsycoses», ibid., p. 78. [Retour]
   8. Jean Aicard, «La nature chez elle», ibid., p. 52. [Retour]
   9. Malvina Blanchecotte, «Souvenir du vingt-cinq octobre», ibid., p. 72. [Retour]
   10. H. Cazalis, «Métempsycoses», ibid., p. 79. [Retour]
   11. Théodore de Banville, «Les muses au tombeau», ibid., p. 59. [Retour]
   12. François Coppée, «Théophile Gautier. Élégiaque», ibid., p. 84. [Retour]
   13. Alexandre Cosnard, «Quand il était écolier», ibid., p. 87. [Retour]
   14. Théophile Gautier, «L'Art», dans Émaux et Camées, dans Œuvres poétiques complètes, édition Michel Brix, Paris, Bartillat, 2004, p. 571. [Retour]
   15. Th. Gautier, «Préface», Émaux et Camées, éd. citée, p. 443. [Retour]
   16. Victor Hugo, «À Théophile Gautier», Le Tombeau de Théophile Gautier, éd. citée, p. 51. [Retour]
   17. Joseph Autran, «À Théophile Gautier», ibid., p. 58. [Retour]
   18. Alfred Busquet, «À Théophile Gautier», ibid., p. 77. [Retour]
   19. Jean-Marc Hovasse, «Le Tombeau de Victor Hugo (Mallarmé lecteur de Victor Hugo)», postface au Tombeau de Théophile Gautier, éd. citée, p. 309. [Retour]
   20. « Salut de la démence et libation blême » (Mallarmé, «Toast funèbre», dans Le Tombeau de Théophile Gautier, éd. citée, p. 138). [Retour]
   21. Julien Green, Les Années faciles, 18 mai 1926, dans Œuvres complètes, tome IV, édition Jacques Petit, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1975, p. 14. [Retour]
   22. Mallarmé, «Ses purs ongles très haut», dans Poésies, Œuvres complètes, tome I, édition Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1998, p. 37. [Retour]
   23. Jules Huret, Enquête sur l'évolution littéraire, éd. Grojnowski, Vanves, Thot, 1982, p. 77. [Retour]
   24. Mallarmé, Lettre à Verlaine, 16 novembre 1885, dans Correspondance, tome II, éd. citée, p. 303. [Retour]

 

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