Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
MOURIR EN UTOPIE

1.
Lorsqu'elle succède au mythe de l'âge d'or, temps d'abondance, de paix, de bonheur, l'utopie aspire à réaliser par l'action humaine les saturnia regna autrefois concédés par la bienveillance des dieux. Confrontée à la dégradation du temps présent, la mentalité utopique fut donc d'abord compensatoire, attendrissement nostalgique, puis volonté de reconstruction. À une histoire mythique qui se dérobe à l'emprise humaine, à l'histoire telle qu'elle s'est en effet développée, elle substitue une histoire de rechange, alternative, susceptible de compenser la fable de la chute, tente de conférer à l'aventure humaine une finalité terrestre et témoigne d'une conscience sociologique en éveil, née d'un sentiment tragique de l'histoire et du désir d'en diriger le cours. Elle prétend édifier un monde meilleur, régi par de justes lois, corriger les injustices, accomplir la félicité ici et maintenant.
   Rien de surprenant dès lors si, attentive à éliminer les imperfections du réel, l'utopie met en place un système rigoureux, totalisant, qui prend en charge tous les aspects matériels de l'existence individuelle et sociale. Parce qu'elle affecte l'ensemble des conditions de vie, elle s'assigne pour tâche, non seulement de réglementer jusque dans le moindre détail les modalités du comportement des citoyens, mais même de se consacrer à l'amélioration de l'espèce. L'utopiste est propagandiste d'un régime sain, frugal, voire ascétique, susceptible sans doute de maintenir entre tous une nécessaire égalité, mais destiné surtout à assurer la permanence de la vigueur et de la bonne santé. L'hygiène favorise la longévité, souvent exceptionnelle, chez Campanella, Bacon, Morelly ou Foigny. Les découvertes de la médecine, chez Bacon par exemple, le souci de l'eugénisme chez Campanella, permettent de garantir à l'Utopien une vie longue et exempte de maladies. L'auteur de la Cité du Soleil est particulièrement fier des progrès accomplis dans le domaine de la santé:

Ils vivent au moins cent ans, au maximum cent soixante-dix ans ou même, mais fort rarement, deux cents ans. […] Le médecin chef préposé leur indique, suivant la saison, ce qu'ils ont à manger. […] La podagre, la chiragre, le catarrhe, la sciatique, tout cela leur est inconnu, de même que les coliques et les flatulences (1).

Heureux Solariens, qui ne connaissent pas davantage la phtisie, les maladies vénériennes, la tuberculose, l'asthme, les fièvres périodiques ou persistantes et disposent d'ailleurs de remèdes infaillibles, au point qu'"ils détiennent le secret de renouveler la vie par bel art et sans désagrément tous les sept ans".


2.
Bien plus tard encore, chez William Morris, hommes et femmes, épanouis et heureux, paraissent bien plus jeunes qu'ils ne le sont en réalité. C'est que la maladie, le vieillissement et surtout la mort constituent, dans la construction utopique, les inévitables failles de la perfection rêvée, l'insupportable intrusion du réel dans le rêve. Préservé de la plupart des maux physiques qui affectent l'humanité commune, l'Utopien n'en est pas moins soumis aux lois de la nature, à la décrépitude, à l'anéantissement. Si les vieillards, comblés d'honneurs, sont en général des incarnations de la vertu et de l'expérience, ils n'en sont pas moins guettés par la mort prochaine.
   ,Représentant la perfection enfin atteinte et rejetant par conséquent toute transformation ultérieure et le devenir historique, l'utopie peut sans doute apparaître comme une réponse à l'obsession d'un temps corrupteur menant toute chose à sa fin (2). Aussi sont-ce toujours les aspects inquiétants de la souffrance et les indices de la mort que l'utopie efface dans les représentations rassurantes d'un monde clos et parfait (3). Mais si l'utopie triomphante élimine ou résout théoriquement tous les problèmes inhérents à la vie en société, elle se heurte à celui, inéluctable, de la disparition finale. Sans doute la souffrance et la déchéance trouvent-elles parfois une issue dans l'euthanasie, comme on la pratique chez Thomas More:

Ils soignent les malades […] avec la plus grande sollicitude et ne négligent rien qui puisse contribuer à leur guérison, ni en fait de remède, ni en fait de régime. Si quelqu'un est atteint d'une maladie incurable, ils cherchent à lui rendre la vie tolérable en l'assistant, en l'encourageant, en recourant à tous les médicaments capables d'adoucir ses souffrances. Mais lorsqu'à un mal sans espoir s'ajoutent des tortures perpétuelles, les prêtres et les magistrats viennent trouver le patient et lui exposent qu'il ne peut plus s'acquitter d'aucune des tâches de la vie, qu'il est à charge à lui-même et aux autres, qu'il survit à sa propre mort […] et qu'il ne doit pas reculer devant la mort puisque l'existence est pour lui un supplice, […] que c'est agir sagement que de mettre fin par la mort à ce qui a cessé d'être un bien pour devenir un mal. […] Ceux que ce discours persuade se laissent mourir de faim, ou bien sont endormis et se trouvent délivrés sans même avoir senti qu'ils meurent (4).

On le voit, l'euthanasie est ici recommandée à la fois pour délivrer le malade de souffrances insupportables et lui permettre d'achever sa vie dans la dignité, et parce que le patient, désormais grabataire, ne peut plus être d'aucune utilité à l'ordre social. Sa disparition est donc souhaitable pour lui-même et pour la collectivité. Chez More, l'au-delà existe, où s'accomplit finalement la destinée humaine. C'est pourquoi l'on s'interdit de pleurer ceux qui meurent au terme d'une existence irréprochable et dans la paix de l'âme, assurés, par leur conduite vertueuse, de vivre éternellement.


3.
Mais surtout, la mort continue, dans la société heureuse, à poser la question fondamentale de l'inévitable imperfection terrestre et le problème de l'au-delà: le destin de l'homme est-il circonscrit ici-bas ou demeure-t-il, même en Utopie, une interrogation de nature eschatologique? Immanence ou transcendance? Les utopistes ne sont pas tous résolus à substituer à la foi religieuse une foi purement laïque en la perfection sociale, prêtant ainsi à la destinée humaine une finalité uniquement terrestre. Privée de prolongements métaphysiques, elle risque de déboucher sur l'absurde. Entre une mentalité médiévale reposant sur le contemptus mundi et l'aspiration à la béatitude éternelle et l'acceptation d'une vie dépourvue de finalité, quel terme choisir? Car si la société utopique prétend à l'éternité, les individus qui la composent sont éphémères et conscients de leur précarité. Face à sa disparition, à son anéantissement, l'Utopien se trouve seul pour la première fois: nul lien social, nulle conscience collective ne peut l'aider à affronter l'épreuve suprême.
   L'aspect "prométhéen" de l'entreprise utopique a parfois conduit à supposer que l'homme, banni de l'Éden, bâtirait désormais son rêve sans plus se soucier de Dieu ni d'un quelconque avenir. Rupture consommée avec une tradition qui insérait la vie individuelle dans le plan divin, l'Utopien se satisferait d'une existence sans autre aspiration que celle du bien-être matériel, de la justice et de l'égalité enfin conquis et réalisés par un ordre social équitable. L'accès au bonheur immédiat entraînerait ainsi le renoncement à toute transcendance pour des esprits désormais insoucieux d'une quelconque eschatologie et affranchis de la sotériologie jusque-là indispensable à l'homme pécheur.
   C'est pourquoi, a-t-on dit, une utopie chrétienne est impossible, parce qu'elle ne prétendrait qu'à réaliser sur terre le royaume céleste et se détacherait de toute préoccupation contingente (5). N'est-ce pas ce que semblerait confirmer l'attitude de Pascal? S'il se montre indifférent à la politique et à la gestion des choses, c'est précisément parce qu'il est convaincu de "la misère de l'homme sans Dieu" et pense que la société, quoi qu'on fasse, ne peut être que mauvaise puisqu'elle est le produit, non de notre nature originelle, mais de notre nature déchue et que, dès lors, seul compte le salut individuel. Aussi la politique pascalienne est-elle, logiquement, négation méprisante des valeurs terrestres au nom d'un idéal supérieur: chez le philosophe des Pensées, le pessimisme anthropologique conduit à concevoir la condition humaine comme exclusivement dépendante d'un théocentrisme. Pour d'autres, l'utopie, telle qu'elle apparaît au XVIe siècle, est simplement la sécularisation du millénarisme où l'aspiration eschatologique s'est comme racornie en aspiration matérialiste (6). Elle surgit dans l'histoire des mentalités à la Renaissance, c'est-à-dire à un moment où s'affaiblissent hantise du péché et peur de la sanction (7) et, le péché éliminé dans la société parfaite, celle-ci peut faire l'économie d'une religion du salut (8) puisque, par hypothèse, les hommes se sont sauvés eux-mêmes et qu'à l'antique formule Mon royaume n'est pas de ce monde, l'utopiste substitue celle-ci: Mon royaume est sur la terre (9)?


4.
Et pourtant, l'inquiétude subsiste. Lors même que, chez certains modernes, elle ne concerne pas particulièrement l'individu, celui-ci en vient à s'interroger sur le devenir de l'espèce et le sens de son aventure. C'est ce qu'explique le samouraï de Wells dans A Modern Utopia:

Vous pensez à la mort? – Pas à ma propre mort. Mais lorsque je marche dans les neiges et dans les régions désolées – et j'ai coutume de faire mon pèlerinage dans les montagnes ou dans le nord – je pense beaucoup à la nuit de ce monde – à l'époque où notre soleil sera rouge et terne, où l'air et l'eau seront soudés par le gel en un champ de neige commun, là où maintenant les forêts tropicales exhalent leur vapeur... Je pense beaucoup à cela, et je me demande si c'est vraiment la volonté de Dieu que notre espèce disparaisse, que les villes que nous avons bâties, les livres que nous avons écrits, tous les objets auxquels nous avons donné forme et substance, restent sans vie sous les neiges (10).

À quoi bon en effet une odyssée de millions d'années pour aboutir, dans la Time Machine, à l'extinction définitive sous le soleil glacé de l'an 30 000 000? L'eschatologie de Wells débouche sur un fatalisme matérialiste fondé sur l'idée darwinienne d'évolution.
   Ce qui est vrai de l'espèce l'est aussi de l'individu, comme si l'inéluctabilité de la fin remettait en question la finalité même de l'utopie. Quelle que soit la perfection atteinte, elle n'est pas le dernier mot, sinon dans l'utopie scientiste et matérialiste. En effet, dès le XVIIe siècle, dans le courant libertin, certains auteurs, niant l'immortalité d'une âme spirituelle, ont cru pouvoir faire l'économie d'une survie problématique. Dans Les États et Empires du Soleil, les oiseaux de Cyrano de Bergerac n'imaginent aucun au-delà: "La mort n'est sans doute pas un grand mal puisque Nature notre bonne mère y assujettit tous ses enfants (11)." C'est que la mort n'y est que l'étape nécessaire à la réintégration dans le cycle matériel universel: "Ce grand pontife que vous voyez la mitre sur la tête était peut-être, il y a soixante ans, une touffe d'herbe dans mon jardin." Un tel vitalisme transformiste n'accorde aucune survie à un principe spirituel: les corps étant brûlés, tout est dissolution suivie d'une recomposition. L'euthanasie réservée aux philosophes est surprenante. Cyrano s'inspire ici d'un passage où Hérodote raconte comment les Massagètes égorgent les vieillards avant de se régaler de leur chair. Dans l'utopie solaire, lorsqu'un sage se sent fatigué de la vie, il convoque ses proches amis à un somptueux banquet; chacun l'embrasse et celui qui lui est le plus cher lui plonge un poignard dans le coeur. Ensuite, chacun lèche la lame et avale le sang. Pour finir, un banquet nécrophage précède l'accouplement:

On introduit à chacun au bout de quatre ou cinq heures une fille de seize ou dix-sept ans et, pendant trois ou quatre jours qu'ils sont à goûter les plaisirs de l'amour, ils ne sont nourris que de la chair du mort qu'on leur fait manger toute crue, afin que si de cent embrassements il peut naître quelque chose, ils soient assurés que c'est leur ami qui revit (p. 111).

Cette singulière manière d'exorciser le trépas constitue un rituel unissant la mort à la naissance, la procréation déjouant dans un festin orgiaque la hantise de l'anéantissement.


5.
Sans atteindre cet aspect festif, les Ajaoïens de Fontenelle, athées, croient que ce que l'on nomme l'âme n'est que "ce feu insinué dans le corps […] qui se dissipe à la mort de l'homme (12)". Comme chez Cyrano, ils se satisfont du retour à la nature-mère, englobant ainsi le trépas dans le mouvement même de la vie perpétuelle de la matière. C'est pourquoi les Ajaoïens "regardent leur prochaine annihilation d'un visage plus serein, qu'un superstitieux et fanatique n'aspire après les frivoles délices de son prétendu paradis" (p. 54). La vie consistant dans le mouvement, la mort n'est que sa cessation et n'inspire ni plainte ni regret: "Et lorsque le mouvement cessant de mon individu me mettra au nombre des morts, je m'écrierai avec joie, en finissant ce fâcheux pèlerinage: «J'ai été, et je ne serai plus»" (p. 68). L'indifférence en face de la mort est l'expression d'un fatalisme matérialiste qui fait bon marché d'une destinée individuelle réintégrée dans le grand Tout. L'utopie moderne, et surtout la dystopie ou utopie négative, évacueront elles aussi l'anxiété et la croyance en une hypothétique survie. Les New from Nowhere de William Morris n'y font pas allusion, mais tout porte à croire que ses Utopiens s'en tiennent eux aussi à la jouissance d'une existence heureuse et sans lendemains métaphysiques. Non moins matérialistes, les Numéros de Zamiatine, dont le héros constate paisiblement: "La mort sera la dissolution la plus complète de moi-même dans l'univers. (13)" Dans Brave New World, jeunes et fringants jusqu'au bout, les produits du procédé Bokanovsky, gorgés de soma, s'éteignent sans angoisse. Dans l'État Mondial, qui songerait encore à s'interroger sur le sens de l'existence? En éliminant la peur de la mort, les dirigeants ont éliminé du même coup toute question sur le devenir de l'être au-delà de sa disparition physique: "Le conditionnement pour la mort commence à dix-huit mois. Chaque marmot passe deux matinées par semaine dans un Hôpital pour mourants. On y trouve tous les jouets les plus perfectionnés, et on leur donne de la crème au chocolat les jours de décès. Ils apprennent à considérer la mort comme une chose allant de soi. Comme tout processus physiologique. (14)" Seuls les Sauvages de la réserve portent les stigmates hideux du vieillissement et Linda est trop heureuse de retrouver la "civilisation" et l'oubli par la drogue qui lui fera franchir le pas dans une rassurante hébétude. La même drogue, dans Island, prendra cependant une autre signification parce que, permettant le contact avec l'essence, elle relie l'homme au divin et prépare à la joie d'une mort considérée comme réintégration à l'âme universelle.


6.
De telles conceptions ne se rencontrent cependant que dans les utopies matérialistes ou dans les dystopies modernes. Dans l'un et l'autre cas, le social s'est substitué au métaphysique: l'existence terrestre comble l'attente, le bien-être matériel évacue toute espérance d'une survie et jusqu'au besoin de croire en un principe supérieur, l'utopie se suffit à elle-même. En revanche, il en va autrement dans la plupart des oeuvres du passé, où subsiste la conviction, contradictoire avec la réalisation utopique, que la vie terrestre, quelle que soit l'excellence atteinte, n'est pas l'essentiel ni une fin en soi. C'est alors le thème de la mort heureuse dont il s'agit de faire, non pas une fin, un naufrage dans le néant, mais un passage attendu sans crainte, voire souhaité.


7.
L'exemple est donné par Thomas More. En Utopie, on ne plaint pas le mourant, puisque l'âme, immortelle, demeure présente, invisible, parmi les vivants. Le citoyen trépasse "dans la joie et l'espoir", on suit son convoi en chantant, on rappelle ses vertus, la sérénité de sa mort confiante, son corps est livré aux flammes, "mais sans lamentations". Un siècle plus tard, dans la première utopie française, Le Royaume d'Antangil (1616), pas davantage de déplorations, mais au contraire des réjouissances: les assistants prononcent l'éloge du défunt et surtout chantent "quelque hymne touchant le mépris de cette vie, et exaltation de la vie future et bienheureuse". Devant la tombe, le prêtre développe "quelque lieu commun de la misère et brièveté de cette vie, exhortant un chacun de n'en faire aucun état, sinon comme en passant (15)". "Mépris", "misère" et "brièveté" de la vie. Manifestement, l'utopie s'incline devant ce qui lui demeure inaccessible – l'immortalité.


8.
L'aspiration à la vie éternelle est plus pressante encore, en 1619, dans la Christianopolis de Johann Valentin Andreae, théologien protestant, dont l'oeuvre est surtout un long traité de pédagogie chrétienne fortement imprégné de puritanisme. Chez lui, la plus pure dévotion gouverne Caphar Salama, la cité des vrais croyants, conditionne l'organisation politique et enseigne que tout savoir a Dieu pour unique objet. Régie selon la loi divine, son utopie se donne à la fois pour un simulacre et un avant-goût de la cité céleste (16). Dans cette "citadelle de la parole de Dieu", tout est préparation à l'au-delà et à la vie éternelle, au point que les deux derniers chapitres de l'ouvrage sont consacrés au trépas et aux funérailles. La mort y est accueillie, non seulement avec sérénité, mais avec joie. Si quelque âme plus débile manifeste de l'anxiété, des fidèles se tiennent à son chevet pour raffermir sa foi et lui rendre la paix. Proches et amis accompagnent en grand nombre le défunt à sa dernière demeure en se réjouissant du bonheur qui l'attend. Chez Andreae, si sage et si douce que soit l'existence à Caphar Salama, la véritable félicité se situe au-delà du terrestre. Qui parvient à la concevoir n'a que mépris pour la vie ici-bas et c'est très tôt que les enfants apprennent à se défier des tentations charnelles et de la vanité des jouissances terrestres pour aspirer à connaître la gloire de Dieu, l'objet ultime. On tient sans trop de soin un registre des défunts: "Cela se fait négligemment chez eux, ce qui n'est pas surprenant, puisqu'ils tiennent peu à cette vie et aspirent à l'au-delà. (17)" La sagesse enseigne à s'occuper d'abord du ciel, puis des choses matérielles. En fait, la vie est à charge pour qui a pressenti la béatitude éternelle: "Cette vraie félicité […] engendre chez eux le dégoût de ce monde" (p. 280) N'apprend-on pas, dès l'enfance, à dédaigner le monde et à endurer la vie mortelle – "tolerare hujus seculi tenebras"? Semblable mépris de la vie remet en question la signification même de l'utopie. Andreae connaît les limites, sait l'imperfection terrestre: "Puisque toute chose humaine est imparfaite, nous ne pouvons rien connaître au-delà de notre état; nous adoucissons donc, par ce que nous espérons, le fardeau de notre condition mortelle" (p. 228). La perfection ne saurait exister que dans l'au-delà.


9.
La perspective de la fin n'impressionne pas davantage les Sélénites de l'évêque Francis Godwin. The Man in the Moon (1638) décrit un royaume chrétien doté des habituelles perfections utopiques, mais où la mort est dédramatisée. Les habitants ignorent les maladies et, le moment venu, "meurent sans douleur ou, dirais-je plus volontiers, cessent de vivre comme s'éteint une chandelle (18)"… Ici aussi, celui qui prévoit sa disparition prochaine convie ses proches à un banquet, leur recommande de se réjouir, car "le moment est venu pour lui d'abandonner les vains plaisirs de ce monde et de prendre part à la vraie joie et à la félicité parfaite" (p. 108). Loin d'éprouver de la répulsion au contact des défunts, les Sélénites conservent leurs corps, si bien que "la plupart peuvent montrer les dépouilles intactes de leurs ancêtres depuis plusieurs générations" (p. 109). Un tel exemple n'a pas tardé à convaincre Domingo Gonzales: "Grâce à ce voyage, je suis assuré que, achevée mon existence mortelle, je découvrirai ailleurs un bonheur plus achevé et qui durera éternellement" (pp. 109-110).
   La certitude d'un au-delà où seront récompensées les vertus des justes anime aussi, chez Samuel Gott, les citoyens de la Nova Solyma, roman latin puritain de l'époque révolutionnaire longtemps attribué à Milton et publié en 1648. Il règne dans cette oeuvre une atmosphère pesante de théocratie puritaine, où l'on vit dans la hantise du péché, de la sensualité coupable et de la damnation (19). Pour l'auteur, le chemin de la perfection passe par le respect scrupuleux de la religion et le souci obsédant du salut. C'est qu'en effet l'on pénètre dans la Nouvelle Jérusalem biblique prédite par Isaïe où les Juifs se sont réunis après leur conversion au christianisme et où deux voyageurs anglais sont accueillis par Jacob et son fils Joseph, chargés d'exposer et de répéter ad nauseam les principes d'une théologie compliquée, encombrée de filandreuses discussions sur l'existence de Dieu, la création du monde ou la nature des rapports entre les trois membres de la Trinité, le caractère consubstantiel du Christ à la Divinité et son rôle sotériologique. Les Solymites vivent dans l'attente du royaume éternel qui s'instaurera après le Jugement dernier et que le pieux Joseph devine dans une vision extatique où paraissent Jésus dans sa gloire et les anges innombrables entourant son trône, devant lequel se pressent les hommes en attente du jugement qui pèsera leurs oeuvres: "Je vois les damnés précipités, avec leurs tourmenteurs, dans les flammes du monde en feu, puis l'immense armée des anges et des saints passant en triomphe les portes des cieux" (t. II, p. 220). Une telle attente, qui comble les espérances des justes, rend compte du mépris des Solymites pour la vie terrestre. Loin de s'affliger de vieillir, ils se réjouissent de voir approcher l'instant où ils connaîtront la plénitude: "Car qu'y a-t-il ici-bas qui seulement approche de la perfection? Qu'y a-t-il qui soit assuré ou pur de tout alliage? Qu'y a-t-il en ce monde qui puisse jamais pleinement satisfaire les aspirations de l'esprit ou combler ce vide douloureux? Il n'y a rien, en effet, sinon cette grande attente du bonheur éternel implantée en nous par notre nature même" (t. II, p. 18). On en conclura que la Nouvelle Jérusalem de Samuel Gott est moins peut-être une utopie qu'une attente eschatologique de l'utopie céleste.


10.
Même dans l'utopie déiste, passablement éloignée des rigueurs du puritanisme, la mort est souvent accueillie avec sérénité, parce qu'elle seule permet l'accès au bonheur absolu et définitif. Chez Claude Gilbert, dans l'Histoire de Caléjava (1700), c'est encore l'esprit religieux qui domine et règle les conditions de la vie sociale, l'au-delà y apparaissant toujours comme hautement désirable et préférable. On s'y plaint de "tous les maux que nous souffrons en cette vie (20)", la mort est "un asile contre les maux auxquels nous sommes exposés" (p. 105) et la certitude de l'immortalité de l'âme "inspire une grande indifférence pour les félicités de ce siècle" (p. 156). L'effort humain paraît dérisoire en face du projet divin: "Dieu ne veut pas que l'homme soit plus heureux que la perfection de la nature ne le permet. […] Dieu le veut plus heureux en l'autre monde, qu'il ne peut être en celui-ci" (pp. 228-229). La traditionnelle promesse des châtiments et récompenses entraîne le contemptus mundi et remet en question la sécularisation du bonheur utopique.
   Les doléances sont plus perceptibles encore dans L'An 2440 (1770) de Louis-Sébastien Mercier, où l'aspiration eschatologique l'emporte de loin sur les attachements terrestres. L'ordre admirable du futur n'empêche pas l'âme de languir après un idéal qui n'est pas de ce monde: "Cette triste terre n'est qu'un lieu d'exil (21)", gémissent les heureux Français du XXVe siècle. Au lieu de pleurer le disparu, l'assistance entonne "l'hymne sur le mépris de la mort", puisque les âmes connaissent enfin le bonheur de "rejoindre l'Être parfait dont elles sont émanées". La prière elle-même condamne la vocation purement terrestre des utopies: "Nous n'osons dans nos voeux limiter la durée de notre vie, [...] mais humbles, soumis et résignés à tes volontés, daigne, soit que nous passions par une mort douce, soit par une mort douloureuse, daigne nous attirer vers toi, source éternelle du bonheur. Nos coeurs soupirent après ta présence. Qu'il tombe ce vêtement mortel, et que nous volions dans ton sein" (p. 106). L'espoir d'une transcendance relègue à l'arrière-plan les délices utopiques.


11.
Si heureuse qu'ait été l'existence mortelle, on ne peut s'attendre qu'à des bienfaits encore supérieurs, attente qui élimine de la mort la crainte comme la tristesse: couvert d'un simple drap blanc et de palmes, le cercueil est accompagné de gens vêtus de bleu céleste agitant des lauriers. Pourquoi l'angoisse, puisque la mort est tenue pour "un état paisible qui ne peut qu'améliorer notre être"? À peine brûlée la "dépouille périssable", l'âme entreprend son ascension céleste: "Les dépouilles terrestres tombent, l'âme s'élance dans sa beauté originelle" (p. 183) (voir H.F. Majewski, "Mercier and the pre-romantic myth of the end of the world", Studies in Romanticism, VII, 1967, 1-14)
   Ainsi le trépas devient-il une marche vers l'éblouissement: "Après ce sommeil passager que l'on nomme la mort, nous nous réveillerons à la splendeur de ce soleil éternel qui, en éclairant l'immensité des êtres, nous découvrira et la folie de nos préjugés craintifs et la source intarissable et nouvelle d'une félicité dont rien n'interrompra le cours" (p. 186) C'est alors la transmigration post-mortelle de monde en monde, le spiritualisme impliquant chez Mercier une eschatologie particulière. L'élévation de l'âme vers la béatitude s'effectue en plusieurs étapes, les mondes constituant l'univers infini s'échelonnant en une contiguïté sérielle de lieux de plus en plus achevés: "L'âme humaine monte dans tous ces mondes, comme à une échelle brillante et graduée, qui l'approche à chaque pas de la plus grande perfection" (p. 186) jusqu'à ce qu'elle rejoigne "l'Être parfait". Un siècle plus tard, le même principe se retrouvera chez Bulwer-Lytton, dans The Coming race (1871), où les Vril-ya croient également à une sorte de métempsycose, puisque l'âme individuelle "n'est jamais détruite; elle passe à une forme nouvelle et meilleure, non pas sur cette planète (ils s'écartent en cela de la méthode vulgaire de la métempsycose) et l'être vivant garde le sentiment de son identité, de sorte qu'il lie sa vie passée à sa vie future et qu'il a conscience de ses progrès dans l'échelle du bonheur" (p. 95). Cette survie fera connaître, "une existence future, plus heureuse et plus parfaite que la vie présente" (p. 94). Aussi se montre-t-on surpris des inquiétudes du visiteur: "Quelle étrange chose que tu aies cette crainte de la mort que nous pensions être le partage des êtres inférieurs, auxquels la connaissance d'une autre vie n'est pas accordée" (p. 241). C'est cette confiance que traduit d'ailleurs le chant funèbre, non pas hymne de mort, mais de naissance – "Birth Song" – qui exprime, non des regrets, mais l'envie des survivants et le souhait de "bienvenue dans ce monde meilleur au défunt qui y précédait les chanteurs" (p. 199). Même quiétude enfin, bien plus tardivement, chez Franz Werfel, dans Stern der Ungeborenen (1943), où les Utopiens, tous beaux et vigoureux, vivent deux cents ans et ignorent l'horreur de la mort: les vieillards se rendent volontairement au Jardin d'hiver, où ils subissent une sorte de mutation régressive qui les ramène à l'état de foetus et enfin les transforme en fleurs.


12.
On le voit, toute utopie fondée sur la traditionnelle croyance en Dieu et l'immortalité de l'âme se trouve confrontée à la question d'une mort inséparable de la condition humaine et d'une vie dans l'au-delà qui fait quitter celle d'ici-bas sans regrets. Même le vieux rêve de l'immortalité a peu tenté les utopistes. Mieux encore: les Utopiens du chevalier de Béthune, dans la Relation du monde de Mercure (1750), peuvent, s'ils le désirent, être immortels, mais ils choisissent de mourir afin de rejoindre l'Éternel. On en vient ainsi à se demander si l'utopie ne représente pas, dans certains cas, non le meilleur des mondes, mais seulement l'état le plus supportable pour un être condamné à disparaître et qui ne saurait accéder ici-bas qu'à un bonheur relatif et limité par sa propre imperfection.


13.
La satire de l'espoir d'une éternité terrestre n'est-elle pas présente dans l'oeuvre amère de Swift? Au cours de son troisième voyage, Gulliver a l'occasion de rencontrer dans l'île de Luggnagg des êtres dont l'appétit de vivre est "modéré" parce qu'ils ont sous les yeux l'exemple terrifiant des Struldbruggs, les immortels horriblement décrépits, affligés de toutes les infirmités physiques et mentales et condamnés à "l'atroce perspective de ne jamais en finir": «"Quoi, gémissent-ils, les autres s'en vont au repos de la terre, et nous n'avons pas l'espoir d'y arriver jamais. (22)" Les "Long-vivants" de G.B. Shaw, dans Back to Methuselah (1921), ces êtres nus, chauves, ridés, livrés pour des siècles à la seule vie de l'esprit, sont-ils plus satisfaits de leur sort?
   Il est vrai que ces immortels connaissent une éternité de vieillards privés d'une jeunesse et d'une vigueur qui seules donneraient du prix à la vie, mais il existe au moins une utopie où même la conservation de ces avantages ne fait pas souhaiter la prolongation d'une existence insupportable en dépit des perfections de l'espèce et de l'ordre social.


14.
Dans La Terre australe connue (1676), Gabriel de Foigny imagine un peuple d'hermaphrodites, particularité qui représente la perfection de l'unité, l'archétype de la plénitude humaine. Ces êtres sans désirs, sans passions, modèles de rationalité, sont manifestement exonérés du péché originel. Toujours en parfaite santé, ils enfantent sans douleur et trouvent leur subsistance sans gagner leur pain à la sueur de leur front, ignorent le tien et le mien et professent le culte de l'égalité et de la liberté. Foigny lui-même parle "d'un pays de bénédiction" où la vie des Australiens "peut passer pour une véritable image de la béatitude naturelle". Est-il bien sûr pourtant que nous nous trouvions dans le meilleur des mondes? En fait, le chapitre VII – Des sentiments des Australiens sur cette vie – invite à douter de l'apparent optimisme de cette utopie.
   Exposé à mille dangers, Sadeur, le héros du voyage, exprime, à première vue, un très chrétien acquiescement aux volontés divines: "Il est vrai, mon Sauveur, que […] l'état où je suis réduit fait que je suis persuadé que la faveur la plus signalée que je puisse recevoir de votre paternelle bonté, est de ne point tarder de mourir. (23)" En réalité, il se débat désespérément contre la mort. Condamné chez les Australiens, la terreur d'une fin prochaine ne lui laisse aucun répit: "Je priais, je suppliais, je demandais des lumières du plus profond de mon âme pour pouvoir échapper" (p. 217). Plus loin, prisonnier des sauvages, maltraité, torturé, il s'accroche de toutes ses forces à la vie: "L'extrême passion que j'avais de ne pas mourir encore, faisait que je trouvais des forces pour me traîner à quatre pattes, sans savoir où j'allais" (p. 228). Le comble est que ce même chrétien se mêle d'enseigner la résignation aux Australiens en leur exposant les consolantes séductions de l'eschatologie chrétienne (p. 129). Ironique, Foigny met en scène un chrétien qui croit à l'âme et à sa survie, mais qui tient à sa vie terrestre plus qu'à un hypothétique au-delà. Tout au contraire, les Australiens, qui ne croient pas à l'âme individuelle, manifestent un complet détachement et une surprenante appétence de la mort:

Ils conviennent tous que cette vie n'est qu'une agitation, qu'un trouble et qu'un tourment. Ils sont persuadés que ce que nous appelons la mort est leur repos, et que le plus grand bien de la créature est d'y retourner au plus tôt. Cette pensée fait qu'ils vivent non seulement avec indifférence pour la vie, mais même avec désir de mourir. […] Désirer de vivre c'est souhaiter de se peiner, et demander la mort, c'est aspirer au repos et à l'exemption de souffrir. Les soins de se conserver sont inutiles puisque enfin il faut finir, et le retard ne cause qu'une suite de peines, de chagrins, de regrets, d'ennuis, et ce n'est que se peiner pour augmenter sa misère (p. 141-143).

Ce désir est chez eux si vif, qu'une centaine d'années auparavant, il a fallu édicter des lois contre un suicide collectif qui menaçait d'anéantir la nation australienne.
   Comment rendre compte d'une si singulière attitude, unique dans l'histoire de l'utopie? Pourquoi ces êtres sans péché, dotés d'une exceptionnelle longévité et d'une santé sans failles aspirent-ils à s'affranchir d'une existence insupportable? C'est que ces Utopiens souffrent de l'incurable mal de vivre né de leur perfection même. Affranchis du poids accablant du péché originel, ils ignorent aussi la rédemption et la grâce, leur existence est dépourvue de finalité (24). Dans leur théologie désespérée, ils se voient livrés à l'inexplicable arbitraire d'un Dieu inconnaissable dont il est interdit de parler, Créateur indifférent et capricieux aux desseins insondables qui ne les a créés que pour leur faire éprouver douloureusement leur précarité. À la mort, chaque être fait retour au grand Tout, se dissout dans une masse impersonnelle et toujours régénérée dans une perpétuation absurde, puisque sans finalité apparente. Les Australiens ont la conscience tragique d'une perfection inutile parce que vouée à l'anéantissement: "La vue de nos perfections fait un autre tourment, puisqu'on ne peut les considérer que comme des biens passagers qui ont tant coûté pour être incontinent perdus" (p.142). Intolérable désordre d'une perfection pour rien, jouet "d'une cause supérieure qui se plaît à nous détruire". Coupée de tout prolongement métaphysique, sans espoir d'une survie, l'existence est vécue comme illogique et aberrante. Qu'est la vie des Australiens?
   Nous nous considérons les victimes nécessaires d'une cause supérieure qui se plaît à nous détruire; nous faisons un extrême mépris de notre vie, et nous ne la regardons que comme un bien étranger que nous ne pouvons posséder qu'en fuyant. Le temps que nous la conservons nous est à charge parce qu'il ne sert qu'à nous faire regretter un bien qu'on nous ôte plus facilement qu'on ne nous le donne. Enfin nous nous ennuyons de vivre, parce que nous n'osons pas nous attacher à nous-mêmes de toute la tendresse que nous pourrions avoir. […] Serait-il bien possible qu'on pût aimer une telle vie? (p. 145).
   À quoi bon vivre si l'on est voué à la destruction? Naît ainsi la surprenante image d'une divinité marionnettiste, sadienne, qui jouit du désespoir de ses créatures:

Nous savons que nous sommes fort nobles, fort parfaits et dignes d'une éternité. Nous voyons que, nonobstant ces excellences, nous sommes obligés de dépendre de mille pièces qui sont beaucoup au-dessus de nous, et que nous sommes soumis à la liberté d'un Souverain qui ne nous a faits que pour nous changer, quand et comme il veut, et qui fait consister sa toute-puissance à nous détruire autant qu'à nous faire exceller. […] Nous nous considérons comme des personnes qu'on n'élève que pour les rendre plus malheureuses (p. 146).

Condamnés à vivre sans l'espoir d'une réconciliation, puisque sans péché et donc sans rédemption, les Australiens vivent un douloureux exil terrestre et la Terre australe est, non pas un paradis ni même un enfer, mais un interminable purgatoire, où ils languissent dans l'ennui et le sentiment de leur propre vanité (25). Leur seule immortalité est celle de l'espèce, fondée sur l'éternel retour dans un cycle sans fin ni sens de perpétuelles réincarnations (26). Aussi recourent-ils avec bonheur au Balf, préfiguration du soma de Huxley, pour mettre un terme à leur navrante existence: "On s'endort d'un dormir qui n'a point de réveil. Ce dormir est précédé de tant de gaieté et de réjouissance qu'à les voir, bien loin de juger qu'ils vont mourir on dirait qu'ils vont jouir du plus grand bonheur du monde" (p. 77). Ce n'est pas cependant l'image de la mort heureuse, selon la tradition stoïcienne de Sénèque ou la perspective matérialiste de Cyrano ou Fontenelle, mais une mort désespérée procédant d'une vie désespérante. Singulier suicide conçu comme la seule révolte possible contre le Dieu cruel qui impose une vie inutile: en se tuant avant l'heure fixée par l'arbitraire divin, en se soustrayant à l'injustifiable caprice d'en-haut, les Australiens affirment, dans le désespoir, la seule forme possible de leur liberté (27). Une raison infirme s'insurge contre une Création dépourvue de sens. D'où la réflexion ironique de Foigny, qui n'y croit guère, mais se plaît à rappeler la promesse faite au chrétien:

Je vis que si cette nation jouissait des lumières que la foi nous enseigne, elle serait d'autant plus heureuse qu'elle est misérable en étant privée. Sa tristesse de se voir obligée de cesser d'être, se changerait en une joie incroyable si elle était éclairée comme nous, que notre mort n'est pas pour nous détruire, mais plutôt nous exempter de mourir, et pour nous élever à une pleine et éternelle béatitude (p. 148).


15.
Même s'il demeure exceptionnel, l'exemple de La Terre australe connue invite à réfléchir sur le sens de la construction utopique dans un univers mental dont n'ont pas encore été bannies la conscience théologique ni la foi en la transcendance et l'eschatologie. Si la vie n'a d'autre horizon que terrestre, n'est-elle pas vouée à l'absurdité? Ce désarroi est métaphysique. Privé de son support divin rationnel, le monde s'écroule, la raison s'égare, désorbitée, à la recherche d'un ordre, d'une loi, d'un sens. Prédomine ici comme une première appréhension de l'absurde, dont l'homme du XXe siècle fera une philosophie, mais qu'une conscience théologique transforme en la conception d'un Dieu cruel. Foigny enseigne en somme la vanité de l'utopie dans un monde où Dieu, fût-il despotique et capricieux, existe. L'utopie ne suffit que lorsqu'il n'y a plus de sens à porter plainte contre inconnu; c'est la morale qu'enseignera Camus dans Le Mythe de Sisyphe:

Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux: c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue. [...] L'homme est une passion sans lendemain. [...] On ne découvre pas l'absurde sans être tenté d'écrire quelque manuel du bonheur. [...] L'homme est sa propre fin. Et il est sa seule fin. S'il veut être quelque chose, c'est dans cette vie. […] La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un coeur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.

On peut enfin dire alors, comme dans L'Envers et l'Endroit, "tout mon royaume est de ce monde", ou, comme dans Noces, "le monde est beau, et hors de lui point de salut". Cette perspective, toute moderne, est sans doute la seule qui permette à l'utopie de se réaliser dans sa plénitude, c'est-à-dire en organisant pour l'homme un bonheur qui lui suffise, dans la mesure où il a enfin renoncé à celui d'un problématique au-delà et d'une douteuse éternité.


RÉFÉRENCES

   1. T. Campanella, La Cité du Soleil, introd. et notes par L. Firpo, trad. par A. Tripet, Genève, Droz, 1972, pp. 40-41. [Retour]
   2. J.-M. Goulemot, "Utopies et histoire", Critique, XXXV, 1979, p. 455. [Retour]
   3. J. Servier, "L'Utopie et la mort", Cadmos, III, 1980, p. 89. [Retour]
   4. Th. More, L'Utopie, texte traduit et commenté par M. Delcourt, Bruxelles, La Renaissance du Livre, s.d., pp. 110-111. [Retour]
   5. N. Frye, Varieties of literary utopias, Daedalus, 94, 1965, pp. 323-347. [Retour]
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   8. G. Masso, Education in Utopia, New York, 1927, pp. 47-48. [Retour]
   9. R. Ruyer, L'Utopie et les utopies, p. 163; W. De Spens, "Les Royaumes d'utopie", La Table Ronde, 168-170, 1962, p. 60. [Retour]
   10. H.G. Wells, Une utopie moderne, trad. par H.-D. Davray et B. Kozakiewicz, Paris, Mercure de France, 1921, pp. 333-334. [Retour]
   11. Cyrano de Bergerac, L'Autre monde, Paris, Club des Libraires de France, 1962, p. 216. [Retour]
   12. Fontelle, Histoire des Ajaoiens, éd. crit. par H.-G. Funke, Oxford, Voltaire Foundation, p. 26. [Retour]
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   14. A. Huxley, Le Meilleur des mondes, trad. par J. Castier, Paris, Plon, 1977, p. 186. [Retour]
   15. La première utopie française. Le Royaume d'Antangil, éd. par F. Lachèvre, Paris, La Connaissance, 1933, p. 172. [Retour]
   16. B. Gorceix, "L'Utopie en Allemagne au XVIe et au début du XVIIe siècle", Études germaniques, XXX, 1975, p. 25. [Retour]
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   18. F. Godwin, The Man in the Moone, ed. by G. McColley, Northampton, 1937, p. 108. [Retour]
   19. R. Ruyer, L'Utopie et les utopie, Paris, 1950, p. 179; A. Cioranescu, L'Avenir du passé, Paris, 1972, p. 153. [Retour]
   20. C. Gilbert, Histoire de Caléjava ou de l'isle des hommes raisonnables, s.l., 1700, p. 211. [Retour]
   21. L.-S. Mercier, L'An 2440. Rêve s'il en fut jamais, introd. et annoté par R. Trousson, Bordeaux Ducros, 1971, p. 110. [Retour]
   22. J. Swift, Oeuvres, Paris, Gallimard,1965, p. 220 ("Bibliothèque de la Pléiade"). [Retour]
   23. G. de Foigny, La Terre australe connue, éd. par P. Ronzeaud, Paris, S.T.F.M., 1990, p. 53. [Retour]
   24. J.-M. Racault, L'Utopie narrative en France et en Angleterre 1675-1761, Oxford, 1991, p. 484; L. Leibacher-Ouvrard, Libertinage et utopies sous le règne de Louis XIV, Genève, Droz, 1989, p. 77. [Retour]
   25. N. Minerva, "L'Utopiste et le péché: à propos de quelques utopies de la Frühaufklärung", dans Requiem pour l'utopie, éd. Par C. Imbroscio, Pise, Libreria Goliardica, 1986, p. 90. [Retour]
   26. P. Vecchi, "LAmour de soi et la mort en utopie. La Perfection inquiète de Gabriel de Foigny", dans Requiem pour l'utopie, pp. 40-41; P. Ronzeaud, L'Utopie hermaphrodite, Marseille, C.M.R., 1982, pp. 225-226. [Retour]
   27. J.-M. Racault, L'Utopie narrative, p. 494. [Retour]

 

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