Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
FREUD ET SES DOUBLES LITTÉRAIRES

Freud était fasciné par les écrivains et les poètes. Il leur attribuait une connaissance intuitive de la nature humaine allant bien au-delà de ce que les études psychanalytiques laborieuses pouvaient permettre d'atteindre et de ce fait, il considérait ceux-ci comme des doubles géniaux. C'est ainsi qu'en 1906 il écrit dans une lettre à Arthur Schnitzler : «Depuis plusieurs années, j'ai pu me rendre compte de la conformité profonde de nos conceptions en ce qui concerne maint problème psychologique et érotique, et, récemment, j'ai même eu le courage d'insister sur ce fait («Fragments d'une analyse d'hystérie», 1905). Je me suis souvent demandé avec étonnement d'où vous teniez la connaissance de tel ou tel point caché, alors que je ne l'avais acquise que par un pénible travail d'investigation, et j'en suis venu à envier l'écrivain que déjà j'admirais» (Lettre du 12 janvier 1906, in Correspondance 1873-1939, Gallimard, p. 370).
   De même, après une rencontre avec Thomas Mann en 1936, Freud fait une déclaration citée par Max Schur selon laquelle «les poètes savaient intuitivement beaucoup de choses que lui-même avait eu bien du mal à apprendre». Il fait des remarques similaires à propos de Richard Beer-Hoffmann, Stephan Zweig et Arnold Zweig (homme de lettres berlinois sans lien de parenté avec le précédent).

La notion d'identité est fort complexe dans la mesure où elle se constitue à la fois au travers du mécanisme d'identification projective par le sujet qui reconstruit son passé individuel et collectif, au travers des appartenances sociales multiples et au travers de l'introjection des caractéristiques que la société lui reconnaît. Les multiples facettes de cette identité ne peuvent être abordées que de façon partielle par l'instrument psychanalytique ou par la méthode sociologique. Cependant l'introduction du concept du «double» comme élément constitutif de l'identité permet une meilleure compréhension de certains aspects de celle-ci. Otto Rank publia la première étude psychanalytique sur le double en 1914, suivie de son étude sur Don Juan en 1922. Les deux travaux ont été publiés ensuite en 1932 sous le titre de Don Juan et le double (Petite Bibliothèque Payot, 1973). Les réflexions sur le double développées par Otto Rank sont basées aussi bien sur le film L'Étudiant de Prague, d'après le récit du romancier allemand Hans Heinz Ewers, que sur les ouvrages d'E.T.A. Hoffmann, ainsi que sur le roman d'Oscar Wilde Le Portrait de Dorian Gray, et bien d'autres. Selon Rank, la croyance dans le double est d'abord une croyance dans la survie, après la mort de l'être humain, d'un double appelé son «âme immortelle». Il estime que c'est une manière de se défendre contre l'angoisse de mort, étant convaincu qu'après notre disparition, un autre nous-même continue à vivre. C'est dans la religion égyptienne que le mort continue à vivre, sous la figure du vivant, le même genre d'existence qu'il menait sur terre. Il en résulte l'ambiguïté de l'image du double : celui-ci est à la fois l'affirmation de la survie de l'être humain et l'annonce de la mort par laquelle il faut passer pour entamer la seconde vie — «la vie après la mort».

Lorsque Freud publie L'inquiétante étrangeté en 1919 (in Essais de psychanalyse appliquée, Gallimard, idées Nrf, 1933, p. 163-210), il se fonde sur le travail d'Otto Rank. Il y fait d'ailleurs état d'une expérience personnelle du double : il voit un personnage beaucoup plus âgé que lui et se rend compte qu'il s'agit de lui-même reflété par un miroir. Freud se base essentiellement sur un texte d'Hoffmann : Les élixirs du diable. Le personnage principal de ce roman, le moine Médard, a des rencontres successives avec quelqu'un qui lui ressemble tout à fait et qui se rend coupable de divers méfaits et crimes. Le moine Médard se demande s'il s'agit de lui-même ou de son double; lequel réapparaît encore sous les traits similaires de personnages divers appartenant à différentes générations.

La croyance du double correspond à ce que Freud appelle le narcissisme primaire de l'enfant, à savoir la satisfaction qu'il trouve dans la réalisation de son désir et le sentiment d'inquiétante étrangeté qui s'attache à l'évocation ultérieure de cette image, lorsque le narcissisme primaire a été refoulé lors de l'évolution du sujet. C'est donc «le retour du refoulé» qui provoque l'inquiétante étrangeté. Mais en même temps on y trouve déjà l'ébauche du concept du surmoi qui ne sera explicité qu'en 1923 : il y a une instance inconsciente séparée qui censure les désirs du moi.
   Le double peut également représenter le monde des désirs que le moi, par suite de circonstances ou d'interdictions, n'a pas pu accomplir; et Freud reprend l'exemple cité par Otto Rank, L'Étudiant de Prague. Ce dernier a promis à la femme qu'il aime de ne pas tuer son fiancé en duel — mais c'est son double qui le fera.
   Selon Freud donc, le double peut représenter une résurgence du narcissisme primaire, l'instance du surmoi ou la réalisation de désirs interdits. Dans tous les cas, il s'agit de mécanismes psychiques archaïques et leur résurgence sous forme de «retour du refoulé» provoque un sentiment d'inquiétante étrangeté (Des unheimliche).

Dans le cadre du développement psychologique de l'être humain, le phénomène du double trouve son origine dans le stade du miroir, qui marque un moment génétique fondamental (Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, P.U.F., 1967, p. 452-53). L'enfant perçoit dans l'image du semblable ou dans sa propre image spéculaire, une forme (gestalt) dans laquelle il anticipe une unité corporelle qui lui fait défaut : il s'identifie à cette image. À notre sens, cette image spéculaire est un «double».

Voyons d'abord les doubles de Freud. Freud a donc relaté une expérience personnelle du double avec un sentiment d'inquiétante étrangeté. En termes modernes de la psychiatrie clinique, nous pourrions parler de phénomènes de déréalisation et de dépersonnalisation. Il nous paraît vraisemblable que, sans arriver à un tableau clinique aussi dramatique, le phénomène du double ait joué un rôle essentiel dans la constitution de son identité. On s'est beaucoup préoccupé de la relation entre Sigmund Freud et Wilhelm Fliess. Ce Berlinois, spécialiste en nez-gorge, de la même génération que Freud, avait noué une relation amicale avec Sigmund bien avant que celui-ci ne devienne connu. Parmi les interprétations que l'on trouve le plus communément pour expliquer cette amitié très intense, énumérons : l'esseulement, sur le plan scientifique et médical, de Freud entre 1887 et 1897 et son besoin d'avoir un interlocuteur; la fascination que Wilhelm Fliess, brillant causeur qui échafaudait des théories originales, exerçait sur Freud; une relation dans laquelle Freud prenait la position de l'analysant et attribuait celle de l'analyste à Wilhelm Fliess. On peut aussi considérer que Freud voyait dans Fliess un double, dont il disait lui-même «mon autre moi-même» tel qu'il est cité par Guy Vogelweith (Le psychothéâtre de Strindberg, Klincksieck, 1972). On peut imaginer que le double qu'on projette en dehors de soi permet de mieux appréhender ses propres mécanismes psychiques inconscients, d'où l'ambivalence attirance-inquiétude vis-à-vis du double, ou du moins une des raisons de celle-ci.

Nous savons que la culture littéraire et philosophique de Freud était très étendue. Sarah Kofman (L'enfance de l'art, Payot, 1970) recense les auteurs qui reviennent le plus souvent dans l'œuvre de Freud : Shakespeare, Goethe, Sophocle, Heine, Ibsen, Flaubert, Rabelais, Zola, Diderot, Boccace, Oscar Wilde, Bernard Shaw, Dostoïevski, Molière, Swift, Homère, Horace, Le Tasse, Hoffmann, Schiller, Mark Twain, Aristophane, Thomas Mann, Stephan Zweig, Hebbel, Galsworthy, Cervantès, Hésiode, Macaulay… On connaît également les goûts littéraires de Freud en lisant sa Contribution à un questionnaire sur la lecture (Standard Edition, IX, 1907, p. 245). Il distingue parmi les livres les plus «magnifiques» : les œuvres de Homère, de Sophocle, le Faust de Goethe, Hamlet et Macbeth de Shakespeare; les plus «signifiants» : les livres de Copernic, Johan Weier, Darwin; ses livres «favoris» : Paradis perdu de Milton et Lazarus de Heine. Parmi les «bons livres», il cite ceux de Multatuli, Mark Twain, Anatole France, Kipling, Zola…

Cette admiration de Freud pour les écrivains, pour ce génie intuitif de la connaissance de l'âme humaine qu'il leur reconnaissait, avait pour résultat qu'il les percevait comme ses doubles, qu'il y puisait certainement pour une bonne part ses connaissances et qu'il avait dès lors des difficultés à leur égard, mettant ainsi ses doubles à distance. C'est pourquoi il écrit à A. Schnitzler en 1922 : «Je vais vous faire un aveu que vous aurez la bonté de garder pour vous par égard pour moi et de ne partager avec aucun ami ni aucun étranger. Une question me tourmente : pourquoi, en vérité, durant toutes ces années, n'ai-je jamais cherché à vous fréquenter et avoir avec vous une conversation? […]. La réponse à cette question implique un aveu qui me semble par trop intime. Je pense que je vous ai évité, de crainte de rencontrer mon double» (Lettre du 14 mai 1922, in Correspondance 1873-1939, Gallimard, p.370).
   Freud rencontrera Schnitzler en 1922, mais dans des circonstances purement mondaines et superficielles.

Des écrivains contemporains de Freud éprouvaient, de leur côté, une fascination tout aussi grande pour le père de la psychanalyse. C'est ce que nous comprenons d'une lettre de Freud adressée à Arthur Schnitzler, le 12 janvier 1906 : «Vous pouvez deviner quelles furent ma joie et ma fierté en apprenant par vous que, pour vous aussi, mes écrits avaient été une source d'inspiration.» De même, beaucoup plus tard, Arnold Zweig, dépréciant les mérites des écrivains, écrit à Freud : «Vous savez bien que vous êtes celui qui a ôté la vie à la littérature viennoise […]. Vous avez montré que l'âme humaine a pour ainsi dire sept étages et que les écrivains viennois n'ont fait que décrire joliment les couleurs de son toit. Mais, avec plus d'acuité, de précision et d'évidence, que quiconque, même qu'Arthur Schnitzler […], vous avez exprimé ce qui jusque là s'était soustrait à la connaissance» (Lettre du 16 septembre 1930, in S. Freud - A. Zweig, Correspondance, Gallimard, p. 51).

L'ambivalence de Freud à l'égard du philosophe est encore plus grande qu'à l'égard de l'écrivain. À de multiples reprises, et différents auteurs, comme Michel Schneider (Voleurs de Mots, Gallimard, 1985) et Paul-Laurent Assoun (Freud et Nietzsche, P.U.F., 1980) l'ont noté, Freud affirme ne pratiquement avoir rien lu de Nietzsche, et cela pour différentes raisons : écrits trop abstraits, similarité dans la connaissance de l'être humain, volonté de ne pas être influencé… Et, dans Ma vie et la psychanalyse (Gallimard, 1968, p. 74), Freud écrit : «Nietzsche, l'autre philosophe dont les intuitions et les points de vue concordent souvent de la plus étonnante façon avec les résultats péniblement acquis de la psychanalyse, je l'ai justement longtemps évité à cause de cela; je tenais donc moins à la priorité que de rester libre de toute prévention.»
   On voit ici toutes les craintes que recouvre la confrontation avec son double, y compris de trouver que le double, prédécesseur de génie, avait déjà tout conceptualisé de la connaissance de l'inconscient.

*

Les malaises d'une civilisation ont toujours trouvé leur expression dans la création artistique autant que dans ce que nous appelons, depuis le vingtième siècle, la psychologie et la psychopathologie individuelles. Les sociétés occidentales ont donné naissance aux tragédies grecques et aux drames shakespeariens, mais aussi aux névroses transférentielles (à savoir, la projection par le sujet de ses problèmes psychologiques dans ses rapports avec les autres), à la problématique œdipienne, aux troubles de la personnalité, etc. Certaines époques cultivent tout particulièrement la problématique narcissique et les troubles narcissiques de personnalité, lesquels se retrouvent dans la thématique du double. C'est le cas de la société dans laquelle vivait Sigmund Freud. Génie créateur qui révolutionna la connaissance de l'âme humaine, Freud était cependant un homme de son temps, et il apparaît nettement que sa personnalité s'est constituée en grande partie par des identifications à des doubles hors du commun : des écrivains, poètes, dramaturges et philosophes — et aussi, mais ce sera l'objet du prochain chapitre, à la figure mythique de Moïse.

 

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.Pour consulter le sommaire du volume en cours, cliquez ici.Pour connaître les auteurs publiés dans bon-a-tirer, cliquez ici.Pour lire les textes des autres volumes de bon-a-tirer, cliquez ici.Si vous voulez connaître nos sponsors, cliquez ici.Pour nous contacter, cliquez ici.

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.