Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
STAY-UP

Le matin, je partis le long du fleuve, vers la ville. Je portais des stay-up, bas sans jarretelles qui tiennent par un bord de dentelle élastique. Ils glissaient. Je ne parviendrais pas jusqu'au centre-ville sans les perdre tout à fait, à moins de marcher lentement, d'un pas de blessée, pour éviter d'imprimer des secousses à la jambe. Cette allure ne me convenait pas. Je ne dormais plus depuis des nuits, ma nervosité était extrême, parfois je désertais le lit, et la colère de Karl, alors, quand il se retrouvait seul au réveil, sa manière hautaine de me toiser dans la cuisine pendant que le café passait avec réticence dans le percolateur.
   Cependant, je m'aperçus que la lenteur et le glissé de mon pas m'introduisaient à un nouvel état de conscience, paisible, attentif, qui me consolait de mes démêlés avec Karl, les reléguaient dans un passé éteint, sans importance, comme si mon esprit, décontenancé par ce modeste changement de rythme, s'ouvrait enfin au monde. Mes bas se faisant la malle, mon obsession se déplaçait. Précaution, ruse, dissimulation, transformation de la démarche, réflexes soigneusement contrôlés — ne plus mettre le talon en avant, avancer la pointe du pied d'abord – m'aidaient à sortir, par la grâce d'un sous-vêtement capricieux, de l'univers de mon frère Karl et à gagner enfin le monde clair et rassurant des objets et des gens extérieurs.
   Quand je longe le fleuve, je passe à côté de la volière. Ce dôme de fil de fer, d'apparence désuète, me donne une impression d'universalité. Il pourrait se trouver à Berlin ou à Londres ou même dans une ville outre-Atlantique, voire en Inde, dans un palais abandonné. Les tourterelles, canards mandarins, faisans dorés sont les mêmes de génération en génération. Dans notre enfance, Karl et moi les nourrissions à travers les barreaux. Depuis, j'observe cette volière avec le sentiment que rien ne changera, donc que Karl ne disparaîtra jamais de ma vie, quoi que je fasse. Mais ce jour-là, le jour des bas qui glissaient, cette cage grillagée, haute comme une maison, avec ses buissons étiques et ses perchoirs crottés, m'apparut dans une lumière neuve, sans aucun lien désormais avec mon frère. Une stupeur léthargique paralysait les volatiles, pas un pépiement ne sortait des becs clos.
   Si je devais raconter la vie de Karl à sa place, je parlerais d'un monde dont je n'ai pas fait partie. Un monde où, par temps de canicule, les étudiants pendaient des rats morts à la sculpture musicale située en face de la volière, tandis que je retrouvais la chambre peinte en rose où je logeais chez nos parents. Il y a toujours eu entre Karl et moi l'écart dû aux rats crevés, aux soirées arrosées de bière à écouter les Lounge Lizards — quand moi j'accompagnais nos parents au Conservatoire. La manière dont Karl me traite, ce mélange de dureté et d'humour facétieux, tient uniquement à cet écart-là : il traquait les rats quand je regardais par la fenêtre de ma chambre rose en me disant que l'ennui m'obligerait un jour ou l'autre à sauter.
   Karl est mon frère, il aurait dû me prendre avec lui et m'entraîner avec les étudiants sur les bords du fleuve. Au lieu de me pencher par la fenêtre de ma chambre j'aurais appris à manipuler les cadavres d'animaux et à raconter des histoires de pendaison et de suicide, en hurlant de rire au milieu des bouteilles de bière vide. La volière avait déjà, à l'époque son aspect suranné, misérable faute d'entretien, mais je vivais, moi, dans une cage dorée, j'étais la jeune fille de la maison, confinée dans une chambre retapissée chaque printemps dans un rose identique.
   Je pris le pont. Un jeune type à lunettes noires y faisait la manche en jouant d'un saxo. Il ressemblait à John Lurie, dont Karl avait affiché la photo sur le mur de sa chambre. Les passants jetaient des pièces dans le borsalino retourné à ses pieds. Je marchais en pinçant mes bas à travers l'étoffe de ma jupe. Le type me fit un clin d'œil, mais je ne pouvais lâcher mes bas pour prendre une pièce dans mon sac.
   J'arrivai au centre-ville. Dans un magasin de vêtements, à l'abri d'une cabine d'essayage, je remontai mes bas puis décidai brusquement de les ôter et d'aller jambes nues. Dehors, l'air frais circulant entre mes jambes m'offrit une sensation de liberté si tonique, si exacte, que je pus mesurer dans le même mouvement l'innocuité de la colère de Karl. Quelque chose ou quelqu'un avait-il tranché, au fil de mon petit simulacre — le pas de blessée, la décision d'aller jambes nues — le lien qui me retenait à lui?
   Bientôt cependant, les pieds, sans la protection des bas, me firent mal. Les chaussures serraient. Me revint le désir de rejoindre Karl, malgré l'intolérable de la chose. J'avais chez lui une paire de chaussures de rechange ainsi qu'un certain nombre de livres, quelques vêtements et la cravache rouge qu'il m'avait offerte pour vider plus facilement nos querelles. À la pensée de cette cravache, mon sentiment de liberté s'évanouit. Je me souvins que Karl et moi avions survécu à l'amour de nos parents, à leur mort brutale, à la fin de l'innocence, et je me sentis à nouveau absurdement liée à lui par le désordre de notre vie commune et par l'ordre secret qui régissait nos disputes.
   Les pieds endoloris, je poursuivis néanmoins mon avance. Devant une galerie commerçante, je vis une porte tournante. Les gens disparaissaient, avalés par la porte. J'aurais pu moi aussi emprunter ce passage circulaire et battant, m'engouffrer dans le couloir aux néons, disparaître du monde de Karl. Mais il aurait fallu marcher avec décision, passer cette porte très vite, et pour cela ôter mes chaussures et aller pieds nus, le temps de bondir de l'autre côté.
   Je restai près du fleuve et passai devant ce qui était autrefois l'atelier d'un relieur. Karl et moi y étions entrés un jour dans l'intention de faire relier, chacun, un livre pour l'autre. Ma vie secrète et De l'assassinat considéré comme un des beaux-arts avait prononcé l'artisan, avant de nous remettre à l'un et à l'autre un devis séparé.
   L'intérieur avait changé. On eût dit la salle de découpe d'une boucherie vidée pour cause de congés : carrelages blancs à l'ancienne, table de marbre, crochets aux murs, lanières de cuir, et une baignoire à pieds surmontée d'un entrelacs de robinetterie. Sur la vitrine je lus en caractères encore frais : "Toilettage." Dessous, quelqu'un avait écrit au spray : Lula salope.
   Je me décidai à entrer, fascinée par ce prénom, Lula, qui, pour être le mien, n'en résonnait pas moins dans ce cadre bizarre comme celui d'une vache menée à l'équarrissage. Quant à salope c'était un beau mot, un mot qui m'aurait guéri, me l'eût-on attribué plus tôt, de l'envie de me jeter par la fenêtre de la chambre rose. Mais ce qui me troublait plus encore, c'était la baignoire profonde, le froid du décor, la propreté, le vide.
   Un carillon résonna lorsque je poussai la porte. Personne ne vint. Pénétrant plus avant j'aperçus, appuyé au comptoir, un vélo de modèle ancien, si élégant que je reconnus immédiatement celui de Karl.
   Karl ne se déplace qu'à vélo, par tous les temps. Qu'il vente ou neige, il conserve son allure dégagée, le visage rosi par l'air des rues et des chemins. Cette attitude radicale — la pluie le gifle, le soleil le brûle, les autos le frôlent, les filles l'admirent de loin — lui confère un charme irrésistible.
   Karl. Je compris qu'il s'agissait encore d'une de ses mises en scène, d'un de ses détournements de décor. Le monde des gens et des objets extérieurs était-il miné par mon frère, ses pièges placés partout? Que je m'arrête ici ou ailleurs, chez un relieur, un banquier, un toiletteur pour chiens ou un coiffeur pour dames, la ville serait pleine de motifs détournés, de décors subtilement décalés sous l'effet de l'imagination de Karl. Un nouveau plan naîtrait par minute, il me suffisait d'avoir les yeux pour le repérer ou — et telle était sans doute la véritable raison de cette métamorphose — de me promener non dans le monde des gens et des objets extérieurs, mais à l'intérieur même de l'esprit de Karl.
   Depuis le matin, tous mes efforts d'évasion étaient vains, puisque des objets ne cessaient de surgir, placés par Karl, nés de l'imagination de Karl, posés par ses soins dans un décor à son image : net et inquiétant, lumineux et d'un humour glacé. Le monde entier était Karl, s'en évader revenait à y entrer autrement.
   J'ôtai enfin mes chaussures, pliai ma jupe et mon chemisier sur la table de marbre et glissai ma culotte dessous. Puis je m'allongeai dans la baignoire où chaque passant, pour peu qu'il fût attiré comme moi par cette vitrine neuve et l'inscription Lula salope, pourrait m'observer à loisir. J'avais imaginé si souvent cette situation : être vue.
   Soudain, Karl fut là. Il eut un regard attentif pour les toisons disposées en triangle de sa petite sœur Lula, celles des aisselles étant les moins fournies. Il les toiletta avec amour, au savon et au jet; le carrelage immaculé brillait, l'eau était pure. De l'autre côté, le front collé à la vitre, des gens regardaient.

 

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