Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
À PETITS PAS, AUTOUR DE PAUL NOUGÉ, ET PAR FRAGMENTS (1895-1967)
PAR CONSTANCE CHLORE

193, rue Belliard
Il enfile la blouse blanche.
1919 : Il entre au laboratoire.
Trente ans comme chimiste. Trente ans.
Analyses médicales, prélèvements de sang, urée, glycémie, cholestérol, acide urique
Etc.
Cheveux rebelles de corbeau
Glace sans tain des lunettes
Le sang court,
Prêt à l'échappée
Sous la peau
Des passantes, des amantes, des amis, des patients :
Le sang chaud, précieux et terrible
Ne mouille pas le verre
Redevenu corps.
Seringue posée, il circule dans la prose
Le métier déteint sur l'écrivain.

Lèvres épaisses
Pipe au bec
Il fabriquait des objets,
Des objets en verre, envoyés à ses amis
À Breton : une sangsue dans un bocal.
Sur un petit cylindre transparent,
Lui-même enfermé dans un autre flacon transparent, il grave :
«L'évidence dissimulée en pleine lumière.»


«Ma vie n'a été qu'une expérience continue.»

Journaux/poésie/prose/essai/correspondance/photo/chanson.

Son œuvre : une sorte de laboratoire où tout nouvel objet, toute nouvelle idée, passent aussitôt  dans l'éprouvette de l'analyse, soumises aux aléas de multiples expériences.

Œuvres

Des notes critiques, des fragments poétiques, des textes d'intervention.
L'Expérience continue. L'Âge d'Homme, 1981
Des mots à la rumeur d'une oblique pensée. L'Âge d'Homme, 1983
Histoire de ne pas rire. L'Âge d'Homme, 1980
Fragments. Bruxelles, Labor, 1995
Le Catalogue Samuel. Didier Devillez, 1996
Correspondance. Didier Devillez, 1993
Érotiques. Didier Devillez, 1994
Journal. Didier Devillez, 1995

Il pratique le pastiche, la réécriture, le détournement, le plagiat, le remontage, la récupération, l'imitation.


La chambre aux Miroirs : (37 courts textes érotiques)

À l'insu de la malade,
Il suivait ses gestes
Dans le miroir.
Nougé, ton œil
Avec lequel tu caresses les objets
Et prends les filles
Celui des images de Magritte
Se nourrit de tous tes sens.
«L'assimilation de l'œil à un miroir, à la chambre noire, ne va pas sans désastres.»
Dans le cabinet médical
Une jeune fille se dévêt :
«L'œil bande.»
«Elle a 14 ans... Elle retire son cache-sexe vert pâle. Ventre sans lourdeur, très blanc...» 
L'œil a des cils
Des doigts, des jambes
S'approche
«mes yeux souples et mobiles comme les doigts
  gantés d'une main dangereuse
  s'avancent vers vous
  vous frôlent déjà
  VONT VOUS TOUCHER.»
«Voir est un acte; l'œil voit comme la main prend.»
Le plus petit détail
Un regard d'entomologiste
 «...pubis accentué comme on le voit aux petites filles mais des poils courts et sombres masquent la fente... Elle n'a pas d'odeur. Sa voix est rauque.»
Dans les bordels, le cabinet médical
Il analyse, il écrit,
Le corps des femmes :
Miroirs du puits où il capture sa mécanique érotique
Épuise sa volonté d'obscénité.


Paris-Bruxelles, Marcel Marien raconte :

«Les premières réunions entre Belges et Français furent orageuses. Nougé aimait raconter la première arrivée de Breton, Aragon, peut-être aussi Eluard. Ils s'étaient réunis dans un salon de l'hôtel où les Français étaient descendus. La discussion s'était envenimée, en tout cas montait de ton, et à un moment donné Aragon, avec l'impétuosité de son caractère s'était écrié : «N'oubliez pas que vous êtes en notre pouvoir et que vous ne sortirez d'ici que si nous le voulons bien». Et Nougé, qui n'était pas impressionné par Aragon a foncé sur lui et a dit : « C'est ce que nous allons voir». Aussitôt Aragon : «C'était une image de style!»


L'écriture automatique? une fumisterie.
La langue nous possède
L'inconscient aussi
Est pétri d'automatismes!
Méfiance!
Dérouter les pièges du langage
Où les mots s'agglutinent, regroupés,
Creusés par les routines.
Défiance!
La trappe des lèvres
Hors du contrôle de l'esprit
N'ouvre que sur d'anciens modèles
Les mots ajustés, accordés
Comme une balle
User du langage comme un ingénieur
Capable de produire un effet.
L'esprit constamment perturbé par
L'élaboration patiente, précise, fabuleuse
Des visions déjouées
«Enlever à la pensée ses possibilités de retour.»


Autour de Nougé

Olivier Smolders, Paul Nougé. Écriture et Caractère à l'école de la ruse. Labor , 1995
Françoise Toussaint , Le surréalisme belge. Labor, 1997
Les surréalistes belges. Revue Europe, n°912, avril 2005


Marthe Beauvoisin (Deuxième femme de Nougé)

Tu errais, Marthe, avec ta gueule de syphilitique, sur de hauts talons,
Derrière un guépard négligemment tenu en laisse, dit-on.
L'alcool trop présent aux lèvres
Fracas tracas la santé se dégrade
Muse, porte-parole véhémente
Tu propages les idées de Nougé,
Aux rythmes de cris et libations
Ta façon incontrôlable d'être
Mieux que l'esprit de subversion.
            «Ô grande fille intelligente
       qui me ressemble comme la goutte
  à la goutte grande fille pour qui je suis transparent
tortionnaire
jalouse
Vieille fille bête et laide
que j'ai foutue à la porte»
Ni avec ni sans toi
L'amour n'est qu'un leurre
De belles envolées en chaos
Ta bouche ôte ses gants blancs
Et mes lunettes que tu aimes à piétiner.
52, rue Le Tintoret, grilles cadenassées
Tout va mal
Des journées à ne rien faire
À vider de grandes bouteilles de vin du Delhaize
Des blessures profondes
Où ils tombaient
Complice d'une Marthe délirante
Il vit se former sous lui la folie.
De pleines mains de nuits passèrent
Traversées par d'étranges ressacs respiratoires
De tentatives de suicide en scènes violentes
Vertige
Vertige
Se hisser hors de
La lumière brisée
Oh Marthe te voilà internée.


Désaveu par Marcel Marien du courant surréaliste belge :

«On se rencontrait par hasard, on nous a affublé de ce nom, on ne s'en est pas trop défendu, mais personne ne faisait rien : ni Scutenaire, ni Nougé : seul Magritte bossait. Le surréalisme belge n'existe pas.

C'est après coup qu'on a fait du surréalisme un courant de la littérature belge alors que ça n'a rien de commun, de même que Magritte n'a rien de commun avec l'art belge. A commencer parce que ce n'est pas de l'art! L'histoire du surréalisme a été inventée après coup. En réalité, c'était un groupe de gens désespérés, ne sachant que faire, n'ayant aucun plan, aucun projet. Tout était improvisé. A Paris c'était peut-être plus organisé parce qu'au moins ils se rencontraient dans un bistrot. … Mais ici, à part Magritte, personne ne foutait grand-chose. Scutenaire ne montrait rien. Nougé ne publiait rien. Moi, je suis un peu un phénomène parce que je me suis mis à faire systématiquement de la publication.»


Les objets bouleversants

Esprit de haut vol,
Tu traites les mots comme des objets
Matières à expériences
Tu les isoles; découpés, modifiés, arrachés à leurs liens habituels
Une main de verre
Un bâton de rouge à la taille d'une forêt
«Il est temps d'opposer aux redoutables inventions matérielles, les inventions terribles de l'esprit.»
L'objet bouleverse
Charge inattendue de provocation
Bombe à retardement
Il occupe la conscience humaine
«Au point d'en tarir le flux monotone.»
L'art est efficace
Tam tam de l'envoûtement
Il s'agit de provoquer les puissances du langage
À l'aide d'artifice
Les mots cognent, tam tam étonnent
Boivent aux sources chaudes
De la magie,
«Des gens de foire et du commerce.»
L'objet excite, fascine
Est bouleversant
Se livre à la bouche de guérisseurs et thaumaturges
«L'art est un moyen d'agir sur le monde.»


Une grande partie de l'œuvre des surréalistes belges n'a pris forme de livres qu'à titre posthume. La suspension de carrière est une des clés de compréhension de ce mouvement.

Nougé : «Il nous est impossible de tenir l'activité littéraire pour une activité digne de remplir à elle seule notre vie. Ou plus exactement elle nous paraît être un moyen insuffisant pour épuiser à lui seul cette somme de possibilités que nous espérons mettre en jeu avant de disparaître.»

À Breton : «J'aimerais que ceux d'entre nous dont le nom commence à marquer un peu, l'effacent.»


Anonymat

Creuser creuser
La discrétion en puits profond
Dépersonnaliser : non aux Noms!
L'anonymat comme mode d'action
Breton pousse le mouvement vers le grand jour
Nougé s'accorde le privilège de l'inachèvement
Le désintérêt de la publication
À 39 ans, il n'a publié que quelques articles dans la revue Aujourd 'hui.


Robert Gossens, dans son journal :

«Je suis épouvanté, sans raison rationnelle je flaire pour Paul, épanoui et béat dans ce milieu, je ne sais quel danger pourri : la DECHEANCE la plus ignoble arrivant en dansant, et par moments à pas de colombe, sous les masques de la poésie, de l'amitié, voire parées quelques fois d'un très vieux masque jaune et fendu, usé jusqu'à la trame, et poignant comme une poupée cassée : le masque de l'amour.»


Années 50
Les plus sombres
Intérieurement accablé
À vau-l'eau, tout
À vau-l'eau
Chaque matin épuisé
Ethery, Barbara
Aiguisent la harpe des lèvres
Mais au bout du rouleau.
Les amis ne peuvent plus rien
Licencié du laboratoire
Marthe internée
Oh s'appuyer de l'épaule à une herbe, s'appuyer!
Cette menace d'écroulement
Nous sommes des êtres tombants
Guettés
Par la blessure : fente éblouissante où s'épuisent nos cris.


Craindre le carriérisme est une chose; craindre de mettre la main à la page en est une autre.

Nougé : «...L'appétit d'acquérir toujours plus de connaissance avant d'entreprendre quelque travail personnel, pourrait n'être que la traduction d'un complexe d'infériorité intellectuelle et une manifestation de paresse, une façon d'éluder l'effort, un moyen inavoué de maintenir une agréable et molle passivité contemplative.»


Cette obstination à ne parler que
Dans le désert
Il mesure sa solitude
L'isolement.
«Ils m'ont effacé en plein soleil.»
«Va retrouver tes petites filles, tout le monde se fout de toi, on a pitié de toi, tu ne sais même plus écrire. Et que l'on abatte tous les nougés du monde.»
Au tournant d'un visage
L'eau immobile de l'espoir remue :
Apparition de Reine 
«Ô
         REINE
     Mon seul amour
  Bercé entre tes bras»
Il l'épouse,
Reine Leysen, ex-femme de Marcel Broodthaers
Vibre la corde
Du souffle.
À l'imprimerie l'Asar
Il trouve place
Dix ans ouvrier.
1966, un an avant sa mort, Marien réunit tous ses écrits
Deux volumes aux éditions L'Age d'Homme
L'échec est l'intimité des victoires.


Note : Les phrases entre guillemets sont des citations extraites des œuvres de Paul Nougé.

 

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