Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.







 
UNE ENVIE DE FRITURE DE GOUJONS

C'était embarrassant. Je ne trouvais rien à dire. La lettre était posée à côté de mon assiette et Eva me regardait. Elle avait un visage étonnant, presque anachronique, on aurait dit qu'elle avait subi le même sort que les bébés mayas destinés à être rois, que son crâne avait été enserré dans un étau pour allonger sa tête, donner à son front une allure plus altière. Sa bouche était charnue, ses yeux très sombres enfouis dans leurs orbites, ses cheveux étaient teints, d'un rouge curieux. Elle jouait dans le nouveau spectacle de la compagnie du Miroir, c'était moi qui tenais le bar du théâtre, et chaque soir on aurait dit qu'elle n'attendait qu'une chose : venir à bout de cette pièce qui ne lui plaisait pas, s'asseoir en face de moi et me payer une bière pour me parler de Dean, son voisin. Son amour pris par une autre et qui ne voulait plus d'elle.

— Qu'est-ce que tu en penses?
   Cette lettre était écrite par Dean, que je n'avais jamais rencontré. Elle parlait du corps d'Eva, de son cul, de ses seins, de ses poils, de son vagin humide, elle parlait aussi de son sexe à lui, de la façon dont son sexe à lui s'enfonçait dans la chatte mouillée d'Eva, du plaisir qu'il avait quand elle léchait son gland, du talent qu'elle avait, rien qu'avec sa langue et deux doigts pour… je n'avais pas grand-chose à voir avec ça. Dean était hollandais et sa lettre était émaillée de quelques mots de néerlandais que je ne comprenais pas.
   Eva me regardait, pas gênée pour un sou, comme si l'intimité de cette lettre lui échappait totalement, et c'était ça qui me désorientait le plus. Elle n'avait presque rien mangé, les pommes de terre se décomposaient dans le jus du ragoût, elle les écrasait à l'aide de sa fourchette sans même s'en rendre compte, j'aurais aimé qu'elle interrompe son geste.
   — C'est…
   Intéressant, amusant, merveilleux? Des adjectifs idiots me venaient à l'esprit, alors pour donner le change j'ai souri, et j'ai vidé mon verre. Elle a tendu le bras pour récupérer la lettre, l'a relue en silence. À vrai dire, je crois qu'elle se fichait pas mal de ce que j'en pensais, elle avait juste éprouvé le désir de se déshabiller devant moi. Elle hochait la tête en lisant, buvait son vin à petites gorgées, la deuxième bouteille était largement entamée. Je me sentais mieux à présent, ma gêne avait disparu, puisque Eva se fichait de tout pourquoi ne pas en faire autant? J'étais contente qu'elle soit venue, c'était la première fois que je l'invitais chez moi. Avant de manger, elle avait voulu visiter la maison, on est descendues à la cave, le tour électrique de Marien était toujours à la même place, comme la grande étagère en bois blanc remplie d'un tas de choses dont j'aurais pu me servir et que je ne touchais pas, des pots, des assiettes, des bols, des tasses, des sous-tasses, certains n'étaient pas encore émaillés. Chaque fois que je descendais, je m'attendais presque à le trouver là, courbé sur ce tour qui faisait un bruit de bourdon, vêtu de son bleu de travail dont il avait coupé les manches, il avait perpétuellement les bras et les mains enduits de terre humide. Tout était resté dans l'état où il l'avait laissé, je ne m'étais pas débarrassée de ses vêtements non plus, j'avais absolument tout gardé.
   Eva a juste dit sans toucher à rien : «Ça fait un peu musée, ça me donne la chair de poule.» On a quitté la cave, on est montées visiter l'étage, elle grimpait les marches deux par deux, comme pressée d'en finir.

Elle a replié la lettre, l'a glissée dans la poche de son pantalon et puis elle a dit, l'air de ne pas y toucher.
   — Cette lettre date d'il y a trois mois. Hier il est venu me voir pour me demander de lui lâcher la grappe. Il paraît que je le poursuis. Paraît que je l'emmerde… Tu peux croire ça, toi?
   Elle a eu un petit rire qui n'avait rien de joyeux, ses dents s'étaient assombries sous l'effet du vin rouge.
   — C'est sa femme qui lui fait peur. Elle est complètement tarte.
   J'ai caressé la nappe sans rien dire. Elle était verte, parsemée de brins de muguets stylisés, une nappe complètement tarte aussi, mais qui me plaisait beaucoup. Eva s'est tue un petit moment, elle a rempli son verre sans regarder où en était le mien, puis elle a ajouté :
   — Il a peur qu'elle apprenne quelque chose. Il rêve… Avant de venir ici, j'ai mis une copie de la lettre dans sa boîte, elle la lira avant qu'il revienne de Hambourg. Il est parti ce matin.
   — Tu as vraiment fait ça?
   — Oui.

Elle m'a regardée, ses yeux étaient froids, ils m'enjoignaient de me taire :
   — C'est nul. Je sais. Et je ne suis même pas sûre que ça me fasse plaisir.

Au moment de se lever, elle a failli tomber, elle avait beaucoup trop bu.
   — Je suis désolée, je crois que je ne tiens pas debout.
   À cet instant-là, elle semblait au bord des larmes, son corps s'était légèrement affaissé et j'ai été prise d'une drôle de pitié pour elle, qui essayait de faire mal en montrant ses lettres d'amour périmées. Alors j'ai dit, sans vraiment réfléchir :
   — Si tu veux, tu peux dormir ici.
   — Merci, Lili. Je crois qu'effectivement…

On est montées dans la chambre, Eva s'est assise sur le lit, a ôté ses chaussures, ses chaussettes qui s'étaient mises en boule. Elle s'est remise debout comme elle pouvait, pour faire glisser son pantalon militaire, ne s'occupant pas de moi qui la regardais, enlevais mes boucles d'oreille en prenant tout mon temps. Ses jambes étaient brunes et ses mollets couverts de longs poils fins et soyeux, qui ne dérangeaient pas, non, ça lui allait bien, ses jambes étaient très belles. Elle portait un slip aussi peu féminin que son pantalon militaire, une grande culotte blanche un peu lâche en coton côtelé comme en portent les petites filles. Elle l'a enlevée aussi en disant :
   — J'ai besoin de faire pipi.
   Comme une gamine encore, sur le point de s'endormir. Les poils de son sexe ne ressemblaient pas du tout à ceux qu'elle avait sur ses jambes, ils étaient drus, épais, envahissaient une bonne partie de son ventre. Elle est sortie de la chambre, fesses nues, son sweat-shirt sur le dos. Je me suis déshabillée en attendant qu'elle revienne. J'ai enfilé ma chemise de nuit après avoir hésité un moment, et puis après tout pourquoi pas? Elle ne l'a même pas regardée, elle a ôté son sweat-shirt, un truc informe délavé qui avait dû être mauve, elle ne portait rien dessous, son corps était si fin, si long que ses seins semblaient lourds, elle s'est écroulée sur le lit sans avoir dit un mot. Moi j'étais restée debout, je brossais mes cheveux en me demandant quand j'allais m'arrêter.

Elle ne s'était pas glissée entre les draps, après un moment elle s'est retournée sur le dos, restant comme ça les yeux mi-clos, jambes et bras écartés.
   — Tu viens ou bien tu restes là?

J'ai posé ma brosse sur la commode en pin qui faisait office de coiffeuse et je me suis approchée du lit, c'était plus difficile que ça en avait l'air et elle n'en savait rien.
   — Tu n'as pas froid?
   — Il fait tuant chez toi.
   Ses seins s'étalaient de part et d'autre de son corps qui semblait mou, dépourvu de muscles. C'est vrai qu'il faisait chaud dans cette chambre, alors j'ai fait comme elle, je me suis couchée sur le dos au-dessus des couvertures, ma chemise de nuit s'était relevée, découvrant mes jambes jusqu'aux cuisses, ça n'avait pas la moindre importance. Eva se tenait parfaitement immobile mais elle ne dormait pas, elle claquait sa langue contre son palais, sans raison, comme si elle égrenait les secondes, et moi couchée à côté d'elle je me taisais aussi et je tremblais malgré la chaleur. Je tremblais à cause de la lettre de Dean, je tremblais à cause du corps d'Eva, du corps vivant d'Eva, j'ignorais ce qu'elle allait faire, si elle allait bouger, s'approcher, se… J'attendais sans rien dire, ignorant tout autant ce que je ferais ensuite, ce qui se passerait ensuite et ce que j'en penserais. Sa langue claquait contre son palais comme le sabot d'un cheval puis elle s'est arrêtée de claquer, et peut-être dormait-elle. J'ai tourné la tête pour la regarder, ses cheveux rouges étaient dressés sur l'oreiller tout autour de son visage, ses yeux étaient fermés mais elle ne dormait pas :
   — Tu as couché avec quelqu'un depuis la mort de Marien?
   — Non.
   — Tu as tort.
   Je n'ai rien répondu, j'ai regardé le plafond en posant mes mains sur mon ventre pour tenter de me calmer. Eva était toujours dans la même position parfaitement détendue, elle ne ferait pas un geste, j'en étais à présent certaine.

Les minutes s'écoulaient dans le silence, mon bras a fait un très léger mouvement qui s'est interrompu de lui-même, je ne savais pas comment faire pour m'approcher de ce corps, moite, presque malodorant. J'aurais voulu commencer pas les seins, les caresser, les sentir, les lécher, je n'avais jamais fait ça; les pincer et les mordre, écarter ses jambes et me glisser entre elles, ôter ma chemise de nuit qui collait à mon corps, et me serrer contre elle, contre cette chaleur toute proche qui occupait mon lit. Je ne pouvais pas le faire, l'envie était trop neuve, j'en étais incapable, mon cœur battait très vite, mes mains restaient là, attachées au tissu de ma chemise, et liées par la peur. Ce n'était pas Eva qui m'effrayait, non, ça n'avait rien à voir.
   — Tu dors?
   Elle n'a pas répondu. Sa bouche était ouverte, elle s'était endormie sans faire le moindre bruit.

Je suis restée longtemps immobile. Eva était maintenant si calme qu'on aurait dit qu'elle ne respirait pas. J'ai fini par me lever, j'ai contourné le lit, silencieuse comme un chat, son pantalon traînait par terre comme sa culotte et le reste. J'ai glissé ma main dans la poche, la lettre était là. Je l'ai prise avec autant de soin que j'en avais mis pour me lever puis, à pas toujours feutrés, je suis sortie de la chambre, je suis descendue pieds nus, sans allumer. Au bas de l'escalier j'ai trébuché sur les chaussures de Marien, des chaussures brunes genre dockside; Marien avait le pied large et elles semblaient immenses, immenses et vieilles. Je les ai poussées du bout de l'orteil et je suis entrée dans la salle à manger. Sur la table, les reliefs du repas durcissaient, je n'y ai pas touché. Il restait un peu de vin que j'ai mis dans mon verre, je l'ai bu d'un trait, puis j'ai rejoint le canapé où je me suis allongée.
   Une moto est passée dans la rue, et puis de nouveau le silence. J'ai allumé la lampe qui se trouvait à portée de main, elle diffusait une lumière presque bleue, et j'ai déplié la lettre. C'était facile, elle commençait par mon amour, premiers mots adorables.
   Je me suis installée un peu plus commodément, en glissant une main sous ma chemise de nuit, sur ma peau qui avait la moiteur peut-être du corps d'Eva étendu là en haut. Je me sentais affamée et coupable comme une enfant qui se glisse dans la nuit pour manger en cachette, n'importe quoi d'écoeurant et d'absolument nécessaire, de la soupe de marrons, du pâté d'oie en croûte, du pied de porc en gelée, une friture de goujons. L'écriture de Dean était belle, ronde et pleine, la lettre n'était pas longue, il suffisait de la lire lentement jusqu'à ce que les mots perdent le sens que je leur trouvais enfin. Eva dormait comme un ange dans ma chambre, je me sentais plus affamée que coupable, impatiente et bientôt satisfaite.

 

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