Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
ÈVE

Chère Madame Harpman,
   Je viens de lire, sur le conseil de Marie, les histoires que vous avez écrites à son sujet et au sujet d'Antigone et de Jeanne. Je suis peu instruite, il n'y a que deux ou trois siècles que j'ai appris les alphabets, et je ne suis pas en état de discuter de leur qualité littéraire, mais j'y ai trouvé, comme Marie me l'avait promis, bien de l'amusement. Elle m'a dit qu'elle vous avait dicté le texte elle-même et que vous avez été très fidèle à sa pensée. Les libertés que vous avez prises avec Antigone et Jeanne m'ont beaucoup amusée. Jeanne ne vous en veut pas, elle a bon caractère et elle a compris vos intentions. Elle est même flattée que vous l'ayez rendue si peu dupe de son temps. Je ne sais trop ce qu'en pense Antigone : l'Éternité n'a pas encore apaisé sa mauvaise humeur, elle est rétive à l'amitié et peu communicative. Elle passe beaucoup de temps à chercher Œdipe pour se disputer avec lui, il la fuit comme la peste, je crois que cet homme-là ne se remettra jamais de son destin terrestre.
   Si je prends la liberté de vous écrire, c'est pour vous dire que la lecture de votre livre m'a toute retournée. Je savais bien que, depuis la nuit des temps, on raconte beaucoup de sottises à mon sujet, mais je ne pensais pas que d'autres fussent également victimes de calomnies. Il m'apparaît clairement que je vis trop isolée, je n'imaginais pas que nous, les femmes, pussions prendre la parole et j'étais restée silencieuse. En vérité, je pensais à peine, car si l'on ne parle pas, comment penserait-on? Au cours de ma vie terrestre j'étais tellement occupée à mille tâches qui me requéraient du matin au soir que je n'avais pas le loisir de réfléchir, je me couchais épuisée et si je mettais quelques minutes à m'endormir, elles étaient prises par l'anticipation du lendemain : il faudrait me réveiller à temps pour moudre le grain pendant que le feu prenait car Adam avait horreur de ne pas trouver son pain cuit dès qu'il ouvrait les yeux et le pauvre avait tant de travail que je faisais de mon mieux pour le contenter, d'une main je tiendrais le petit dernier qui tétait et de l'autre je pétrirais, je devrais en même temps garder la petite à l'œil car elle faisait des bêtises sitôt qu'on ne la surveillait pas, Caïn et Abel étaient toujours à se disputer dans un coin, je traversais la nuit sans rêver et la journée comme une bête de somme. J'avais espéré connaître quelque repos dans les dernières années de ma vie, quand les petits auraient atteint l'âge adulte, moi la ménopause, et que je cesserais d'enfanter tous les dix mois, mais il y eu tant de drames que je passai mon temps à pleurer. Marie a aussi perdu un fils, elle sait que l'on ne s'en remet pas.
   Je fus bien soulagée quand je compris que l'heure de ma mort approchait : j'allais enfin pouvoir m'arrêter! Quelle déception! Je ne sais pas dans quel sinistre recoin de Son paradis le Seigneur nous a logés, personne n'y vient jamais sinon les gens de la famille. Furieux que j'aie tant traîné, Adam m'y attendait en faisant les cent pas et tout continua comme sur Terre, sauf que je moulais un grain imaginaire et que je lui tendais un pain illusoire qu'il feignait de manger en remerciant Dieu de Ses dons! Je n'y comprenais rien. La vie éternelle n'était donc que la répétition infinie de la vie terrestre? Je vis arriver mes fils et mes filles, leurs maris et leurs épouses, et je sombrai définitivement dans l'ennui.
   Dont vous m'avez tirée, chère Madame. J'ai quitté le lieu de retraite qui nous était assigné, il paraît qu'Adam me cherche partout en grognant qu'il a faim et que je dois lui cuire son déjeuner. Fait-il semblant ou n'a-t-il vraiment pas compris qu'il est mort?
   J'ai moi aussi bien des choses à rectifier, mais je veux avant tout dire la vérité sur l'affaire du serpent. Je suis indignée. Je me demande pourquoi l'Éternel laisse courir tant de mensonges. L'hypothèse de Marie, doit être juste, il s'amuse ailleurs et a oublié l'humanité.
   L'Éden!
   Parlons-en de l'Éden!
   Je me souviens parfaitement du premier instant : j'ouvris les yeux et pris conscience d'exister, assise dans l'herbe devant Adam excité et nerveux. La Main du Seigneur flottait dans l'air. Les premiers mots que j'entendis furent :
   — Elle te plaît, comme ça?
   — J'aurais préféré une blonde.
   — Ça commence bien! Si tu crois que je n'ai que ça à faire!
   Et La Main se retira.
   J'étais là, pantoise, regardant autour de moi et ne comprenant pas bien ce que je voyais. L'homme s'assit en face de moi :
   — Es-tu prête? me demanda-t-il. Il a ordonné que nous soyons féconds et que nous nous multipliions.
   — Laisse-moi reprendre mon souffle.
   — Bon, mais dépêche-toi. On n'obéit jamais assez vite aux injonctions du Seigneur.
   Toute l'histoire était dans cette petite phrase-là et je ne tardai pas à prendre connaissance de ma situation : Ses impatientes injonctions favorisaient toujours Adam qui, de toute évidence, était le préféré de son Créateur, moi je devais me mettre à son service. Il m'accorda une minute puis me fit basculer dans l'herbe et me sauta dessus.
   Je ne ferai pas l'hypocrite. Je me suis instruite très vite et très fort ces temps-ci, j'ai appris des choses surprenantes. Le fait est que l'Éternel n'est pas un benêt, en créant Il s'est rendu compte que la biologie qu'Il inventait serait bien pénible pour les femmes et que, si les premières semaines de la grossesse se passent sans trop de difficultés, sauf quand il y a des nausées, bientôt le poids du ventre, le mal aux reins, les bébés dans les bras pendant la journée et criant la nuit, les crevasses aux mamelons, tout allait rendre les épouses réticentes et que, si peu qu'Il nous eût accordé de liberté devant les époux, Il risquait la révolte. Il a donc été prévoyant, quant à moi, en tout cas. Il faut se souvenir que n'ayant eu ni père, ni mère, Adam et moi n'étions pas affligés du complexe d'Œdipe ni des complications qu'il entraîne et les réflexes que, dans Sa prévoyance, le Seigneur avait mis en place, fonctionnèrent sans entraves : les choses allèrent grand train, dix minutes plus tard nous haletions joyeusement sur la pelouse.
   — Bon sang! dit mon maître, ça valait la peine!
   Cette première journée fut pures délices. Nous passâmes notre temps à faire l'amour et à manger toutes sortes de fruits, sans nous préoccuper de ceux qui étaient interdits car il y avait vraiment bien assez de variété pour nous satisfaire. Nous sombrâmes dans le sommeil avant qu'il ne fît nuit et l'aube nous trouva alertes, affamés et prêts à recommencer les plaisirs.
   Mais Il n'avait pas tout prévu. Je pense que l'Éternel ne S'est pas soucié de Se rendre bon psychologue, Il n'a pas imaginé que l'on se lasse des choses qui ne se renouvellent pas. Avant nous, Il a inventé les animaux, qui semblent contents de ce qui leur est donné : en nous allouant plus d'intelligence qu'à eux, Il n'a pas mesuré toutes les conséquences de la situation qu'Il créait. Si agréables que soient les sensations que l'on tire de son corps, elles finissent par se répéter et ce qui se répète ennuie. Sans doute ne répète-t-Il jamais rien. Il y a cent espèces de fruits, ou davantage, mais une orange est une orange, plus ou moins sucrée, plus ou moins juteuse, à la vingtième on cherche autre chose et le moment vint où nous eûmes goûté à tout. Nous commençâmes à avoir le sentiment de tourner en rond.
   Il faut vous figurer notre situation morale. Nous avions reçu la curiosité, le goût d'explorer, l'envie de découvrir et, même s'il nous avait paru très grand au début, nous nous rendîmes compte que le jardin avait des limites. L'Éternel n'avait pas clairement interdit de les franchir : mais les lions qui, à l'intérieur des frontières, venaient se coucher à mes pieds se faire caresser le dessous des oreilles rugissaient et montraient les dents sitôt que je prétendais dépasser les haies. Ma première grossesse ne se voyait pas encore que nous avions tout parcouru dans tous les sens et que nous étions fatigués de recommencer constamment les mêmes promenades. Le matin, nous prenions notre douche sous la cascade du nord, le soir nous dînions de bananes et de dattes à l'ouest pour admirer les beautés du couchant, pendant les longs crépuscules nous cherchions un coin de pelouse où dormir, puis tout ne fut qu'éternelle répétition et nos réveils devinrent moroses.
   — Que veux-tu que nous fassions aujourd'hui?
   — Que pouvons-nous faire que nous n'ayons fait hier et avant-hier et le jour d'avant?
   Nous restions assis, bâillant. Même l'ardeur amoureuse d'Adam défaillait et il regardait, neurasthénique, l'apathie triompher de l'élan.
   — Que veux-tu? Tu es mignonne, bien sûr, mais c'est toujours la même chose!
   Pourtant, nous nous donnions beaucoup de peine pour inventer des variations. Croissez et multipliez, avait dit l'Éternel  : dans notre ignorance, nous sentions obscurément que cela avait à voir avec les cabrioles dans l'herbe et les croissances locales d'Adam, mais il en était à ne se multiplier plus que par obéissance. Parfois une fantaisie nouvelle le réveillait puis nous nous retrouvions dévorés par la monotonie.
   La chair est triste, hélas! et je n'avais rien à lire.
   Vous devez commencer à vous en douter, la vérité est qu'il n'y eut jamais le moindre serpent. Je ne sais pas qui a inventé cette histoire, je pense que c'est quelqu'un qui voulait discréditer l'intelligence humaine. J'aurais bien dit l'Homme et son intelligence, mais les faits sont les faits et je ne les déformerai pas : c'est moi, la Femme, qui, arrivant au bout de l'exaspération, m'arrêtai devant l'Arbre.
   — Pourquoi a-t-Il défendu que nous mangions de celui-là?
   — Je n'en sais rien. Il a dit que c'est l'Arbre de la connaissance du bien et du mal et que si j'en mangeais, j'en mourrais.
   — Que tu en mourrais? Et moi?
   — Il n'a rien dit à ton sujet.
   Je Le reconnaissais bien là, qui me mettait toujours au second plan.
   — Le bien et le mal? De quoi s'agit-il?
   — Je n'en sais rien moi, puisque justement Il ne souhaite pas que nous le sachions.
   Cela me sembla incontestable. J'étais agacée.
   — Et c'est tout?
   — Je ne sais plus. Je crois qu'Il a aussi marmonné quelque chose à propos d'être égaux aux dieux.
   — Les dieux? Je pensais qu'Il était le seul?
   — Il est sûr que je n'en ai jamais vu d'autres.
   — Peut-être s'est-Il mis au pluriel?
   — Écoute, les voies du Seignuer sont impénétrables et tu es trop curieuse.
   — Je ne sais pas si tu peux me dire cela. En somme, c'est une critique de Sa création, et je crois qu'Il est très susceptible.
   Ce fut notre première conversation sérieuse et vous voyez qu'elle ne dura pas très longtemps. Adam était de toute évidence plus disposé que moi à la soumission, il se rangeait spontanément du côté de l'ordre établi, ce qui, à l'époque, m'énervait, mais avec le recul je me dis que c'est logique : le Tout Puissant l'avait fait à son image et c'était Lui qui avait établi l'ordre. Adam pouvait s'identifier au maître sans relai : moi, j'étais déjà de la deuxième génération puisqu'Il m'avait tirée d'une de ses côtes, donc propre à déclencher le conflit.
   De jour en jour l'Arbre m'énervait davantage et Adam devenait plus morose. L'été se déployait dans toute sa splendeur — quels que soient Ses défauts, l'Éternel est un grand artiste — les couchers de soleil étaient sublimes et le firmament somptueux pendant les clairs de lune, mais quand je lui montrais les étoiles filantes, l'époux faisait la moue :
   — Bon, écoute, c'était pareil hier, et ce sera pareil demain!
   J'étais de son avis, mais je voulais lui faire sentir la monotonie de notre existence. À l'époque je n'aurais pas pu expliquer pourquoi, je me rends compte aujourd'hui que j'avais envie d'échange, de conversation, en somme de partager mes émotions avec quelqu'un. Vous comprendrez donc le mouvement qui me pousse à vous écrire.
   Le matin, il n'avait pas envie de se lever et ronchonnait. Feignant de vouloir le divertir, je lui apportais de belles poignées de fruits :
   — Encore des fraises! encore des kiwis! tu n'as rien trouvé d'autre?
   — Si. Tu vois bien qu'il y a des lichis, une poire doyenné et deux mandarines.
   — J'en ai mangé hier.
   — Je ne connais que cela.
   C'était comme si l'intuition d'autres sortes de nourritures nous chipotait l'esprit sans que nous pussions lui donner forme. Nous regardions gambader les agneaux et les lièvres grignoter les laitues, cela ne nous apprenait rien. Parfois j'arrachais un épi de blé et je le manipulais longuement avec une sourde impression de tenir quelque chose d'intéressant, mais je n'allais jamais plus loin et je mordais, morne, dans ma pomme.
   Les fruits de l'Arbre étaient différents, et quoi qu'on ait prétendu, ils ne ressemblaient pas du tout aux pommes, ni à aucun des fruits ordinaires. C'étaient de petites boules blanches, translucides, qui avaient la taille d'une grosse fraise. Nous voyions bien que les fruits que nous ne cueillions pas — et il y en avait tellement que, vraiment! nous n'en mangions qu'une très petite part — pourrissaient peu à peu sur la branche ou le plant et tombaient au sol. Ceux de l'Arbre ne changeaient jamais d'aspect, comme s'ils n'étaient pas de la même nature.
   — Tu ne trouves pas cela bizarre?
   — Cesse de penser à ces fruits. Nous ne pouvons pas y toucher, un point c'est tout. À quoi te sert de les observer ainsi?
   — Cela m'amuse.
   Adam fronçait les sourcils, un peu jaloux car rien ne l'amusait plus, mais je n'arrivais pas à soulever son intérêt.
   Nous n'avions évidemment pas donné de noms aux mois, puisque nous ignorions qu'il y avait des mois, mais le feuillage devenait roux et je sais aujourd'hui que nous étions en septembre quand vint la pluie. Je m'éveillai trempée et stupéfaite. Adam, debout, gémissait :
   — Seigneur! Seigneur! Nous allons prendre froid.
   La pluie s'arrêta et un vaste ronchonnement emplit l'univers :
   — Il faut pourtant que j'arrose Mes plantations!
   — Seigneur, nous ne discutons pas Tes intentions, qui ne peuvent qu'être parfaites puisqu'elles sont Tiennes, mais je grelotte et regarde Ève, elle a les cheveux trempés et elle éternue.
   L'Éternel grogna :
   — Bon. Allez sous l'Arbre. Il a eu assez d'eau, c'est une espèce qui n'en demande pas beaucoup, je m'arrangerai pour qu'il ne pleuve pas sous son feuillage. Mais n'oubliez pas qu'il est interdit d'en manger.
   Comme il ne faisait pas froid nous fûmes vite secs. J'étais intriguée : partout dans le jardin on sentait les parfums des fleurs, des herbes aromatiques, ici il n'y avait aucune odeur.
   — Tiens! dis-je à Adam qui haussa les épaules, as-tu remarqué que celui-ci n'a jamais fleuri? À quoi sert-il?
   — Hé bien! à s'abriter de la pluie!
   Le fait est que je me suis toujours demandé à quoi pouvait servir ce fichu Arbre, sinon à m'agacer. Il était là, en plein milieu du jardin avec ses fruits qui ne périssaient pas et que personne ne mangeait, on le voyait de partout, grosse masse épaisse d'un vert très sombre, presque noir. Ses feuilles étaient particulièrement lisses, et lorsque la pluie fut finie et que nous quittâmes l'abri que le Seigneur nous avait accordé, je m'aperçus qu'elles brillaient sous la lune. Je ne parvins pas à me rendormir. Pour me distraire, je regardai les oiseaux de nuit, et je vis qu'aucun ne l'approchait. Le Tout Puissant leur avait-Il imposé le même interdit qu'à nous? Comme ils ne parlaient pas et ne semblaient jamais me comprendre quand je tentais de leur dire quelque chose, cela me parut invraisemblable. Maintenant que j'ai un peu d'instruction, je me dis qu'Il l'avait peut-être inscrit dans leur code génétique : mais alors, pourquoi n'a-t-Il pas fait la même chose avec nous?
   Plus le temps passait, plus l'arbre m'énervait. Il gonflait, il enflait, il devenait gigantesque, je ne voyais plus que lui dans le jardin. Pourquoi, s'Il ne voulait pas que l'on y touchât, nous l'avait-Il ainsi fourré sous le nez? Il aurait pu le planter dans quelque recoin discret de façon à ne pas m'obliger à y penser tout le temps! C'était de la provocation et j'en vins à me demander s'Il voulait vraiment voir respecter Son interdit ou s'Il mettait notre docilité à l'épreuve. Étions-nous des idiots prêts à suivre n'importe quelle injonction? Voulait-Il éprouver notre esprit d'initiative? Je regardais Adam s'ennuyer et engraisser, alors que la mauvaise humeur me coupait l'appétit.
   — Je ne sais pas ce que tu as, me dit-il, tes épaules sont de plus en plus creuses et ton ventre de plus en plus gros. Ce n'est pas très joli.
   Car, bien sûr!, je ne savais pas, et lui non plus, que j'étais enceinte. Je ne crois pas que vous puissiez vous rendre compte de notre situation, chère Madame : nous ne savions RIEN, et nous ne nous doutions même pas qu'il y eût quelque chose à savoir à quelque sujet que ce fût. J'ai moi-même de la difficulté à me souvenir de notre état d'extrême ignorance. Par exemple, nous avions pris l'habitude de voir qu'à chaque nuit succédait le jour, de sorte que le soir il pouvait m'arriver de penser au lendemain : irions-nous nager dans l'étang du sud ou prendre une douche à la cascade du nord?, ferions-nous la sieste sous un arbre ou au soleil, sur l'herbe? Ces maigres projets formaient tout l'éventail de nos distractions. Ainsi, nous savions que les jours se répétaient — oh! oui! ils se répétaient jusqu'à la nausée — mais nous n'avions pas notion des saisons et nous regardions le feuillage roussir sans nous douter que cela annonçait l'hiver. Mon ventre s'arrondissait, je n'avais pas notion de ce qui s'y passait, et je ne m'interrogeais pas. Les critiques d'Adam me laissaient indifférente, même j'étais plutôt contente de voir diminuer des ardeurs qui m'amusaient moins qu'avant. Je me demande, si je n'avais pas eu mangé le fruit au moment de la naissance, ce qui se serait passé et comment j'aurais pris soin de l'enfant. L'Éternel serait-Il venu me donner quelques explications? m'aurait-Il montré comment on allaite? Nous vivions au jour le jour — à la minute la minute — apprenant tout au plus que demain succéderait à aujourd'hui mais si nous avions l'estomac plein et les élans amoureux endormis, dire que nous nous demandions ce que nous allions faire de nous-mêmes serait trop précis, puisque nous n'avions idée d'aucune activité sauf aller et venir sous le soleil, d'un buisson à l'autre, nous reposant à la première fatigue et repartant sans but ensuite.
   Lorsque vint la pluie suivante, nous n'attendîmes pas l'autorisation pour aller nous abriter sous l'arbre. Assise par terre, je regardais les fruits : aucun n'était tombé, le sol était sec et propre de toute pourriture. Ils étaient inaltérables, ce qui gâtait les autres n'avait pas de pouvoir sur eux. C'est là que j'acquis claire connaissance du temps et que le mot se forma dans mon esprit. À cet instant exact, le tonnerre retentit et des éclairs déchirèrent le ciel : je crois que le Seigneur n'aimait pas mes réflexions et qu'Il n'appréciait pas, de toutes manières, les produits de mon esprit.
   — L'Éternel n'est pas content, me dit Adam effrayé.
   Je me sentais nerveuse, mais il ne me semblait pas que ce fût de la peur. Je pensais. Les tiges forment des bourgeons, qui se développent en fleurs, puis les pétales tombent et le fruit se forme, qui pourrit et tombe si nous ne le mangeons pas. Vous trouverez peut-être, chère Madame, que je parle sans cesse de ces fruits et de leur chute, mais comprenez que je n'avais rien d'autre pour alimenter ma réflexion. Je continuai : les feuilles roussissent, elles se dessèchent et quittent la branche, à ce train les arbres seront bientôt dénudés. Il me parut tout naturel de supposer que, après un moment, de nouvelles feuilles pousseraient et que le cycle recommencerait. Voilà le temps, me dis-je, nous y sommes sans aucun doute soumis comme les feuilles, allons-nous, nous aussi, nous flétrir et tomber pourrissants sur le sol? Il n'y a qu'un fruit qui semble échapper au temps, et Il ne veut pas que nous y touchions.
   — À ton avis, pourquoi nous défend-Il de manger à cet Arbre? demandai-je à Adam qui sembla ne pas comprendre ma question.
   J'insistai :
   — Il doit bien avoir une raison.
   — Je ne suis pas sûr qu'il soit légitime de s'interroger sur Ses intentions, me répondit-il enfin d'un air supérieur.
   — Mais que pourrait-il arriver si nous faisions les choses interdites?
   — Comment veux-tu que je le sache? Il ne serait pas content.
   — Et Il nous donnerait de grand coups de tonnerre?
   Adam s'étendit sur le sol pour dormir. Je n'avais pas sommeil. Je pensais au lendemain : il ferait beau, comme tous les jours. Nous mangerions des fruits, nous nous étendrions au soleil, nous irions nous baigner dans l'eau tiède d'un lac, et puis la nuit tomberait, et nous recommencerions la même chose le jour suivant. Soudain l'exaspération m'envahit. N'y avait-il donc rien d'autre à faire? Ma vie serait donc cette succession de jours semblables et quand nous nous serions multipliés, au lieu de deux nous serions dix, cent, je ne sais combien à nous croiser sur les pelouses, hébétés et repus dans cet Éden ensoleillé? Je vis Adam en mille exemplaires, et mes innombrables doubles aller et venir, béats, bouffis, stupides, ma main se tendit toute seule, prit un fruit et le porta à ma bouche.
   La peau craqua agréablement sous la dent, je m'attendais à du jus, à une pulpe légère, il n'y eut qu'une sorte de toute petite brise qui se répandit dans ma bouche, un parfum discret monta vers mes narines et mes yeux se dessillèrent.
   En nous créant, Il nous avait donné juste ce qu'il fallait de savoir pour survivre, à peine plus qu'aux animaux. Nous connaissions d'instinct que la faim conduit à manger et l'excitation génésique à copuler, nous avions un peu de langage : je pris la mesure de mon ignorance. Je ne sais pas pourquoi on l'appelle l'Arbre de Science : je n'ai rien appris en mangeant le fruit, mais je me suis mise à raisonner et je me suis fâchée. L'Éternel voulait donc faire de nous des imbéciles? Les jours fraîchissaient, nous allions vers l'hiver, Il ne nous en avait rien dit, comment nous préserverions-nous du froid? Faudrait-il, à chaque instant, L'appeler au secours? Seigneur! nous grelottons, et Il nous dispenserait quelque chaleur? Devions-nous dépendre à chaque instant de Lui, et ensuite L'adorer pour Ses bienfaits? Quels fruits mangerions-nous quand plus rien ne pousserait sur les branches? Seigneur, nous avons faim, et Il trouverait quelque chose? Croissez et multipliez, avait-Il dit, sans préciser de quelle façon il fallait s'y prendre, et je n'avais pas relié mon gros ventre à Son injonction ni aux cabrioles dans l'herbe qui, au début, m'avaient tant plu. Je me rendis compte que j'avais confusément pensé que, de temps à autres, le matin je me réveillerais dédoublée, une autre Ève à mes côtés qui commencerait, elle aussi, à se balader du nord au sud, de la cascade aux étangs. Je mis la main sur mon ventre et je sentis bouger l'enfant. J'avais vu les brebis agneler, je compris que j'allais faire comme elles. Comment protégerais-je du froid l'enfant qui ne serait sans doute pas entouré de bonne laine naturelle à l'instar des agneaux, mais aussi glabre que nous? Ils tétaient aux mamelles de leur mère : mais moi, que lui donnerais-je? Je voyais bien que les agneaux ne commençaient à paître qu'après tout un temps : les fruits qui nous nourrissaient lui conviendraient-ils? Mille questions me submergèrent, Adam ronflait tranquille, je ne pus le supporter et je pris à l'Arbre un autre fruit que j'introduisis avec délicatesse entre ses lèvres entrouvertes. Il mordit machinalement et se redressa en sursaut.
   La Voix de l'Éternel furibond fit trembler le sol.
   — Tu as enfreint mon ordre.
   — Seigneur, je n'ai rien fait du tout, je dormais, dit mon époux terrifié.
   — Il est vrai. Je le lui ai mis entre les lèvres.
   — Je t'ai donné pouvoir sur la femme : tu es responsable de l'infraction.
   La suite est connue : tu enfanteras dans la douleur, tu gagneras ton pain à la sueur de ton front, etc., mais, vous le voyez, pas de serpent, pas le moindre serpent. J'ai inventé mon crime toute seule et je me suis longtemps demandé pourquoi on a fourré un serpent dans l'histoire. Depuis que je me suis instruite, j'ai mon hypothèse : Adam a dû se sentir vexé d'avoir été moins curieux que moi et il a répandu auprès de nos enfants cette méchante rumeur qui faisait de moi une faible créature incapable de résister. Personne ne m'a tentée, personne ne m'a séduite, c'est ma propre curiosité qui l'a emporté sur la crainte que l'Éternel voulait m'instiller dans l'âme.
   Je l'ai parfois regretté, je l'avoue, car notre vie a été dure : mais je me remémorais cette éternelle déambulation dans le jardin d'Éden, du nord au sud et du soleil à l'ombre, une nausée d'ennui me remontait à la gorge et j'écartais tout regret. Je les écartais aussi quand nous mangions une belle tranche de pain frais avec une grande côtelette grillée, et je n'ai plus touché aux fruits, sauf en compote.
   Mais l'histoire ne s'arrête pas là, et la suite n'est mentionnée nulle part. Vous allez être étonnée. Ou peut-être pas, car je soupçonne que vous êtes difficile à étonner.
   Je n'ai pas vu, à l'orient du jardin, les chérubins à l'épée flamboyante dont il est question dans la Genèse. Ce fut comme si des cloisons invisibles cessaient de séparer le dedans et le dehors, nous nous trouvâmes tout nus dans le vent. L'Éternel avait quand même mis à notre disposition un tas de peaux de bêtes dont nous nous enveloppâmes comme nous pûmes, et nous nous assîmes par terre, fort désemparés.
   — Il faut trouver à s'abriter et faire du feu, dit Adam, devenu soudain actif et industrieux.
   Je ne vous décrirai pas toutes les difficultés que nous rencontrâmes, ni comment nous les surmontâmes. Nous étions jeunes, vigoureux et débrouillards, tous les jours nous imaginions quelque chose et nous nous endormions fiers de notre inventivité. Mais le moment vint où nous en eûmes assez d'un climat trop dur, et nous décidâmes de descendre vers le sud, pour trouver une vallée plus clémente. Nous fîmes de grands baluchons et partîmes avec les enfants : il y en avait déjà cinq, et trop petits pour porter plus que quelques bricoles, aussi Adam fabriqua une sorte de charrette où je pus mettre les pots dans lesquels je cuisinais, les peaux dont nous nous revêtions pour lutter contre le froid et des provisions. J'allaitais le petit dernier et je n'étais apparemment pas enceinte, je disposais de toute mon agilité naturelle. Nous voilà en chemin, nous arrêtant le soir pour dormir, repartant dès l'aube, et fort contents de sentir qu'en effet il faisait de plus en plus chaud.
   Nous allons d'un assez bon pas car nous sommes sur une faible pente, au sortir d'une forêt. Les petits se sont endormis dans la charrette. Adam vient de remarquer que nous suivons une sorte de chemin, comme ceux que, dans la montagne, nous formions à force de parcourir les mêmes trajets, et je vais m'en étonner, quand nous voyons surgir des gens.
   Des gens?
   J'écarquille les yeux, je les frotte, je regarde : il y a deux hommes, on ne peut pas s'y tromper, ils ont deux jambes, deux bras, une tête faite comme celle d'Adam, et des femmes, je distingue parfaitement les seins qui saillent sous l'étoffe.
   L'étoffe?
   Je n'ai jamais vu cela, qui n'est pas une peau de bête, même fine, mais quelque chose d'autre, souple et qui flotte autour des corps. Leurs cheveux ne tombent pas librement, ils sont retenus par de petits objets dont j'apprendrai qu'on les nomme des épingles, elles sont chaussées de sandales, enfin, je ne dois pas vous décrire la vêture ordinaire d'une femme deux mille ans avant Jésus-Christ.
   Nous sommes suffoqués de stupeur. Ils sont aussi surpris que nous, ils n'ont jamais vu de gens qui aillent à demi-nus dans des peaux de bêtes mal cousues, un homme qui ne se rasant jamais a la barbe jusqu'au milieu du thorax, ni une femme dont les épaules sont couvertes, mais pas les seins, car un enfant y tête pendant qu'elle marche.
   Ils parlent. Nous sommes tellement surpris que nous ne nous pensons pas à nous questionner sur le fait que nous utilisons la même langue.

Madame, l'Éternel s'est foutu de nous.

Il a sorti Adam d'un tas de poussière, je ne discute pas qu'Il m'ait tirée d'une de ses côtes, et Il nous a placés dans un lieu protégé du reste du monde par une de ces magies qui appartiennent à Ses talents : pendant ce temps, l'humanité allait son train, d'homo erectus en homo sapiens, elle évoluait, Lucy, Néanderthal et magdaléniens, je taillais des peaux puantes et les Grecs tissaient de fins draps de laine, la civilisation égyptienne brillait de toute sa splendeur, Adam se donnait un mal fou pour capturer une chèvre et une brebis qui nous fissent un début de troupeau et j'avais mal au coeur quand il tuait un agneau pour nourrir les enfants alors que, dans les villes, les femmes allaient chez le boucher.
   Oh! je n'ai pas connu ces luxes, mais enfin la tribu qui nous a accueillis nous a fort bien traités. Nous avons reçu une tente, j'ai appris à faire le pain et à filer la laine, les petits ont eu toute l'éducation que l'on avait à donner et comme on n'a pas mis notre histoire en doute, nous sommes même devenus des mythes. Je m'en serais bien passée.
   Je ne sais pas ce que l'Éternel avait en tête lorsqu'Il nous a mis dans la situation que je vous ai décrite. Je suppose qu'Il était déjà mécontent de Ses créatures et qu'Il a voulu faire une nouvelle expérience. Elle a raté. Je voudrais bien avoir une conversation sérieuse avec Lui, mais Il fuit tout le monde. Je pense qu'Il n'aime pas les critiques, mais je suis une femme polie et je saurais Lui parler avec pondération, en rengaînant soigneusement toute ma rancune. J'aurais quelques conseils à Lui donner. Apparemment, Il juge qu'Il n'en a pas besoin.
   Pourtant, s'il est vrai qu'Il tente quelque chose ailleurs, comme la rumeur le dit, Il devrait consulter Son échec, afin de ne pas le renouveler.
   J'espère que cette longue lettre ne vous a pas trop ennuyée. D'après Marie, vous n'êtes pas femme à vous laisser importuner, et, si elle vous embêtait, vous l'aurez jetée. Moi, en tout cas, j'ai pris plaisir à vous l'écrire.
   Bien amicalement,
   Ève.

 

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