Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
MATÉO A.

J'ai pour Buzz l'Éclair un curieux sentiment, c'est idiot de dire cela. Buzz l'Éclair n'est pas un insecte ou un animal de cirque, ce n'est même pas un personnage de la littérature classique, et sa devise : “Vers l'infini et au-delà” ne veut pas dire grand chose, puisque l'infini est forcément au-delà. N'empêche, j'ai pour ce petit personnage en plastique vert et gris, né dans les plis d'un programme de synthèse, une tendresse particulière, des regrets aussi, et, parfois, une grande haine. Pour tout cela, je me suis achetée récemment une petite figurine de Buzz l'Éclair, que j'ai posée près du téléphone. Le choix de cette place n'est pas un hasard, c'est près d'un autre téléphone que tout à commencé.
   Le 13 juin 1983, j'étais dans une cabine téléphonique, les yeux errant sur une pensée philosophique originale signée Matéo A. qui disait : “Tu as en toi le pouvoir d'être un autre.” À l'autre bout du fil, Stéphane me demandait : «Est-ce que tu m'aimes?», et je me suis entendu lui répondre distraitement : «Tu as en toi le pouvoir d'être un autre.»
   Stéphane était pour quelques jours aux États-Unis, nous devions nous marier.
   Il faisait chaud, la ligne était mauvaise, mais j'ai clairement entendu sa réaction : une sorte de souffle net qui m'a immédiatement fait penser aux boxeurs quand ils encaissent un coup violent, et qu'ils ont les yeux exorbités et le protège-dents aux bords des lèvres. Je crois que l'image m'a fait sourire. Après, il était beaucoup trop tard pour faire quoi que ce soit.
   À un homme qui vient de vous demander si vous l'aimez, vous n'avouez pas facilement lui avoir lu négligemment, en guise de réponse, quelques mots hâtivement tracés sur la vitre d'une cabine téléphonique.
   Enfin, moi, je n'ai pas pu.
   Après un long moment de silence, Stéphane a juste dit, avec une émotion qui aurait dû me laisser entrevoir la tragédie qui s'annonçait :
   - Tu as raison, Hélène, je sens en moi la nécessité d'être un autre.
   Paraphrasant la pensée de Matéo A.

Sur le coup, comme dans les grands moments historiques, je n'ai pas eu le sentiment qu'il venait de se passer quelque chose d'important. À vrai dire, quand il a raccroché, j'ai juste pensé qu'une cabine téléphonique surchauffée n'était pas le lieu adéquat pour parler d'amour.
   Cinq jours plus tard, alors que Stéphane aurait dû être assis dans le fond d'un avion quelque part au-dessus de l'Atlantique, j'ai reçu une photo étrange d'assez mauvaise qualité. On y voyait Stéphane sans cravate, mal rasé et avec des lunettes que je ne lui connaissais pas sur le bord du nez, il fixait l'objectif d'un air fier et conquérant, à l'arrière, il avait juste noté rapidement : “Hello.”
   Là encore, je ne me suis pas méfiée.
   Par contre quand Thierry, son collègue de bureau (et futur témoin à notre mariage), m'a téléphoné, dans l'après-midi du lendemain, le ton de sa voix m'a immédiatement comprimé l'estomac. Il me parlait doucement, insistant un peu trop pour savoir comment j'allais, me parlant de choses et d'autres sans me donner la raison de son appel… Il a fini par lâcher le morceau : Stéphane avait appelé dans la matinée pour dire qu'il quittait son boulot «de merde» (Thierry m'a assuré qu'il ne faisait que répéter les mots de Stéphane), qu'il avait l'intention de vivre de nouvelles expériences, que sa vie allait enfin commencer. Pendant qu'il me disait tout cela, je regardais les touches du téléphone, le petit bloc posé juste à côté, la télé restée allumée, mes chaussures, près de l'entrée; autant de trace d'une réalité à laquelle j'essayais de me raccrocher. Bien sûr, j'ai un peu pleuré. Ma mère aussi.
   Alors que nous aurions dû être en pleine préparation de mariage, Stéphane m'écrivait de longues lettres pour me dire combien ma remarque, au téléphone, l'avait impressionné, que ma confiance lui allait droit au cœur, qu'il saurait me prouver que j'avais eu raison, et qu'il reviendrait m'épouser quand il serait devenu cet autre que j'avais deviné en lui… Il me disait cela au milieu d'un délire sur l'amour, l'espace, la liberté, l'essence de l'homme et le détachement.

Juin 1985. J'ai couché avec Thierry. À la réflexion, je me demande d'ailleurs comment cela n'est pas arrivé plus tôt. Depuis deux ans, presque jour pour jour (c'est Thierry qui me l'a fait remarquer), il est venu chez moi tous les mercredis. Au début il passait juste pour faire le point et me remonter le moral, pour essayer de comprendre aussi, Stéphane et lui étaient copains depuis l'enfance. Ensemble, on lisait les lettres que Stéphane m'envoyait cherchant entre les lignes, des lambeaux d'explication. Thierry n'a jamais voulu croire que la lecture du graffiti puisse être la cause d'une telle révolution. L'année dernière, il a même fait des recherches pour connaître l'identité de ce Matéo A., d'après lui, il s'agirait d'un professeur en sociologie du travail de l'université toute proche, un type plutôt sympa que les premiers signes de la mondialisation avaient un peu perturbé. Sur le campus, tout le monde semblait savoir qu'il laissait ce genre de petits messages sur les vitres des cabines du quartier.
   - Ta vie et celle de Stéphane, votre destin commun, ne peuvent pas avoir été bouleversés par ce genre de type…
   - Pas par lui, non, mais par ma voix certainement, et par la mondialisation qui, indirectement, a guidé la main de Matéo A.
   Thierry chassait ce genre de réflexion d'un haussement de sourcil, il voulait absolument éviter tout risque de culpabilisation. Au début, on parlait presque exclusivement de Stéphane, puis Thierry s'est cassé la jambe, c'est donc moi qui suis allée chez lui. Durant cette période, nous avons beaucoup joué au Scrabble, beaucoup ri aussi de la maladresse de Thierry avec ses béquilles.
   À la fin de l'hiver, Thierry m'a offert un petit chat gris.
   Stéphane me donnait toujours de ses nouvelles : il s'était inscrit dans une université de Californie pour faire de la physique nucléaire, il voulait devenir chercheur. À la fin de sa lettre, il me répétait combien il m'aimait et combien j'allais être fière de mon futur mari. Thierry m'a fait remarquer que ses cheveux avaient poussé, que ses baskets n'étaient plus toute jeunes et que la cigarette qu'il tenait entre les doigts était en réalité un joint.

Juin 1991. J'ai quitté Thierry le mois dernier. Antoine, notre fils, a eu six ans en mars. Dans l'ensemble, Thierry est parti sans éclat. De sa part il ne fallait pas s'attendre à plus, c'est un gars rationnel, qui hausse rarement le ton et laisse les choses se faire sans vraiment les provoquer. Ma mère va beaucoup le regretter. À vrai dire, je ne pourrais même pas dire qui a souhaité cette séparation en premier, bien sûr il y a eu des disputes, notamment à propos d'une enveloppe au dos de laquelle j'avais griffonné le prix de billets d'avion vers les États-Unis. Il m'a reproché de ne pas lui en avoir parlé, alors qu'il avait toujours dit que si je voulais rejoindre Stéphane, j'étais libre de le faire. Je lui ai répondu qu'effectivement, je me sentais très libre, pas du tout liée par notre relation en tout cas. Et lui m'a reproché de ne pas m'être assez investi dans notre couple, de ne jamais avoir accepté de déménager, par exemple, alors que l'exiguïté de notre appartement rendait parfois notre vie de famille difficile. Je lui ai donc répondu que s'il partait, son bureau pourrait devenir la chambre d'Antoine.
   Quelques semaines auparavant, j'avais reçu une lettre de Stéphane un peu plus longue que les précédentes : son ambition n'avait pas pris une ride. Il me racontait de façon assez drôle comment, avec quelques amis artistes, il avait imaginé d'ériger une sculpture à partir de morceaux de fresque de l'ancien mur de Berlin. Ce projet avait été financé par une Banque d'investissement américaine, qui voulait installer ce monument dans le hall de leur siège new-yorkais. Après de multiples et épineuses négociations (qu'il ne me détaillait pas), les fragments avaient finalement été embarqués, enfermés dans un container, sur un bateau à destination des États-Unis. À l'arrivée, la marchandise avait été mise sous scellés par les douanes américaines, à la demande des autorités berlinoises mécontentes de voir leur patrimoine traverser l'Atlantique. En remplacement, Stéphane et ses amis avaient proposé la même sculpture, mais à partir d'une fresque peinte par des latinos sur le mur d'un squat de Los Angeles dans lequel trois jeunes avaient été retrouvés morts, tués par balles. La Banque n'avait pas accepté et dans sa lettre Stéphane semblait déplorer que la guerre des gangs n'arrivait pas à la cheville de la très médiatique opposition entre l'Est et l'Ouest. Il disait aussi, comme si le temps s'était arrêté, le bonheur de retrouver le jour où il aurait, enfin, atteint son but. ƒtrangement, cette relation à sens unique lui convenait, il ne m'avait jamais demandé de le rejoindre ou de lui répondre et semblait certain que je l'attendais, patiemment. Vu d'ici, cette utopie romantique était séduisante. Si on faisait abstraction de tout le reste. À la fin de sa lettre, il ajoutait qu'il repartait vers New-York où il comptait devenir écrivain.

Juin 1996. Antoine a réussi à me convaincre de l'accompagner pour une visite de deux jours à Londres. Dans le bus qui nous amène à Calais, ils ont passé la cassette de Toy Story. Dès les premières images, découvrant Buzz plein d'arrogance, sûr de lui et de ses pouvoirs magiques, j'ai immédiatement pensé à Stéphane. Ils avaient en commun cette manière de mettre leurs poings sur les hanches en bombant le torse, le visage tourné vers l'avant, illuminé par un sourire héroïque. J'en aurais pleuré. Comparer l'idéalisme de Stéphane, aux aventures de ce petit personnage de synthèse était un peu audacieux, pourtant c'était une évidence. Tous deux dégoulinaient de bonne volonté et d'une persévérance totalement insensée. Arrivée dans la banlieue de Londres, pour la première fois, j'ai eu la certitude que Stéphane allait échouer. Jusqu'à présent, un doute m'avait permis d'attendre les lettres qu'il m'envoyait des ƒtats-Unis, mais là, dans le fond de ce bus, je réalisais enfin qu'il n'y aurait jamais d'Eldorado. Buzz l'Éclair, lui, était américain, il était né dans le pays de John Wayne, et Walt Disney veillait sur son destin, alors que Stéphane avait juste trébuché sur une pensée éphémère de Matéo A. dont je ne connaissais même pas la nationalité.

Juin 2000. Nous avons déménagé il y a deux mois. Ma mère est morte cet hiver et je revois Thierry, de temps en temps. Pour les quinze ans d'Antoine, nous avons été tous les trois au théâtre, puis au restaurant. Nous avons beaucoup ri, un peu comme au temps du Scrabble et des béquilles de Thierry. Justement, on en a parlé ce soir-là. Cette gaieté m'a fait du bien, je ne reçois plus de courrier de Stéphane depuis presque un an et demi. Sa dernière photo date d'il y a quatre ans. Et malgré tout cela, à chaque rentrée littéraire, ma respiration s'accélère lorsqu'on présente les romans étrangers, américains. J'attends encore un signe.
   Il est arrivé ce matin, dans une enveloppe bleu clair, je me suis fait traduire les mots par un voisin. Une femme m'annonçait que Stéphane qui avait vécu chez elle pendant seize ans, près de la gare routière de Corpus Christi, était mort, renversé par un autobus scolaire. Elle n'avait jamais vraiment su d'où venait cet homme un peu sauvage qu'elle avait accueilli comme son fils, mais avait trouvé mon adresse et m'écrivait en m'assurant que Dieu veillerait sur Stéphane, sur elle et sur moi.
   Un lourd bus jaune aura donc été la fusée que Stéphane a attendue sereinement toute sa vie, j'espère que la mort l'aura enfin poussé là où il voulait aller : vers l'infini et au-delà. Cela ne va pas me consoler.

 

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