Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.







 
LA TENTATION DE NE PAS SE SUICIDER

Souvenir de vacances. J'étais allé chercher mon courrier dans la boîte aux lettres suspendue au tronc d'un bouleau, au bout du chemin qui reliait à la route macadamisée la bastide de V., où je me repliais en été et, de plus en plus souvent, hors-saison. Il me semblait que, sur les quelques minutes qu'il me fallait pour parcourir le chemin, des fleurs sauvages avaient eu le temps de pousser. (Le chemin était long.) Derrière moi, pendant la durée de mon trajet aller et retour, je laissais le téléphone qui risquait de retentir d'un appel inespéré. C'était un choix.
   J'étais donc allé chercher mon courrier. Je l'avais parcouru, mais j'étais retourné à la boîte comme si, en fait, je n'avais rien reçu de sérieux.
   Au courrier de l'après-midi, nouvelle déception : pas une seule lettre émanant d'une femme.

Le combiné du téléphone, gris, silencieux, ressemble à un sous-marin miniature, ou à un hérisson roulé en boule. On dit que les hérissons ont le ventre tendre et tiède. Celui du téléphone doit être à l'inverse glacé, métallique, et dur comme le barillet d'un parabellum.
   Je finissais par décrocher le combiné pour ne pas avoir à me dire que personne ne m'avait appelé. Je me mis à haïr tous ceux qui avaient élu la solitude en tant que thème d'essence poétique. (Autant faire de même avec le vomis!)
   A-t-on jamais dit la nausée du sevrage? Sûrement. Revenons-y. Le vide s'était fait autour de moi. Ton absence m'encerclait. Déployait son enceinte de flammes éteintes. De glaces aiguës. Je ne me noyais pas “dans un verre d'eau” mais dans la tubulure d'un sablier.
   Tournant en rond comme un train électrique pour enfants.
   Me tordant comme une larve dans une toile d'araignée.
   Tourbillonnant tel un bourdon au centre d'une ruche désertée.
   J'étais sans voix. Sans voix à retrouver.
   Fait comme un rat. La solitude n'est pas un vide oppressant, mais un plein suffocant. Je m'y enfermai comme dans un Fort-Chabrol. Apeuré. Terrorisé. Par quoi? “Par l'absence d'amour” répondais-je. Faute de mieux. C'était minable. Il aurait fallu trouver mieux. Je n'en avais pas le loisir. J'étais endeuillé jusqu'à l'os. (Même mes os devaient être noirs.)
   Dans mes rêves, je figure — le plus souvent — seul.

Plus les semaines et les mois passaient, moins cela ressemblait à du chagrin : plutôt à un profond vertige. D'un instant à l'autre, j'allais tomber. (Or, je travaillais sans filet.)

Qui dira l'imperceptible fracas — les ultrasons — de la solitude absolue? Un pouls à l'instant où il cesse de battre. Un électrocardiogramme plus plat que plat. Une gifle invisible, inaudible, indolore. Un coup du lapin administré par le néant.
   Ma coiffeuse : “Je vois le tourment qui ride votre front…” Merde! Ça commence à se voir… Comme une lèpre. Bientôt on s'écartera de moi. On le fait également d'un fou dangereux.
   Rien à attendre de mes amis divorcés, séparés, rompus, largués, oubliés… Les contaminés, les stigmatisés ne se parlent pas entre eux. Se font peur les uns aux autres. Solo-positifs.
   Cet été, tous mes amis un peu proches partirent ensemble en vacances. Moi qui annonçais, depuis longtemps, un départ prolongé, j'avais bonne mine… Je restais sur le carreau.

Quant à mes ex-amantes, mes belles amies d'autrefois, elles voyaient leur route jonchée de prétendants, jaspée de compagnons. Tant de mes contemporains avaient trouvé — quels qu'ils soient, où qu'ils aillent — une âme-sœur pour les accompagner. Il me semblait que moi seul allais rester bredouille, sans personne à mes côtés, jusqu'à ce que l'asphyxie s'ensuive. (Toujours dramatiser!)
   L'impression étrange qu'ils ont tous réussi sans moi. Mais aussi que l'amour, au moins moi j'en aurais fait bon (si pas meilleur) usage! Qu'il m'aurait propulsé vers l'horizon, et insufflé une énergie folle… Un instant après, il m'avait rongé, émondé les ailes. Allez savoir pourquoi? Qui s'intéresserait à un parcours pareillement dévoyé?

On m'apprend qu'un collègue au Conservatoire — professeur de contrepoint —, remarié à une jeune femme, est devenu père et grand-père le même jour!
   Autour de moi : rien que de la vie. Il n'y a plus qu'en moi qu'il y ait place pour un peu, beaucoup de mort.

Ah! ça, on peut bien le dire : ils sont tous casés, elles sont toutes en mains. Comment ont-ils, ont-elles fait?
   Moi, c'est certain, j'aurai tout fait trop tôt : naissance, jeunesse, mariage, divorce. Seul… On est toujours seul trop tôt. Certains qui se prétendent mes amis en voudront sûrement à cet amour que je me suis autorisé tardivement — encore trop tôt, qui sait? — : ils diront que celui-ci m'a tué.
   Ceux dont la vie constitue l'unique testament ne laissent pas d'enveloppe à déchirer : ils ont bien pris garde à se déchirer eux-mêmes à leur vie, à leur amour…
   Je considère toutes ces pilules échelonnées sur ma table de chevet. Étrange cartouchière de comprimés à ingurgiter chaque jour, chaque semaine, chaque mois : le nombre de ceux qui me resteraient à vivre, qui sait?
Cette histoire serait-elle appelée à s'achever comme elle a commencé : entre l'urine et le caca d'une solitude “crasse”? Alors que se serait déroulée, entre-temps, une course entre la mort et quelque chose comme un nouvel amour? On peut toujours rêver. (On peut toujours se réveiller.)

On passe ce soir, à la télé, un docu sur les relations sexuelles en prison. Une visite de deux heures est prévue une fois par mois, dans une cellule “conçue à cet effet”. (Comme on ne l'a pas filmée, on ignore en quoi cela consiste.) Je me demande si, bientôt, je ne devrai pas envier ces détenus? Moi qui ne puis même plus me proclamer “logé à la même enseigne”… Ne me retrouverais-je pas dans la peau d'un prisonnier qui ne recevrait plus de visite?
   Tous ces mois sans amour, ces nuits solitaires, comment ne pas les comparer à une incarcération sur erreur judiciaire, une hospitalisation sans maladie, une petite mort sans phrases?
   Ces nuits sans femme, amputées, béquillardes, livrées à tous les vents de la mémoire — et de l'amnésie. Penchées au-dessus d'abîmes insondables.

On veut m'offrir un double lit pour mon anniversaire. Je ne trouve pas que cela soit une très bonne idée. Ne vaudrait-il pas mieux attendre quelqu'une à mettre dedans — si cela doit encore se produire? Je propose qu'on m'offre plutôt un rasoir.
   J'aurais tant apprécié d'avoir une compagne pour la Toussaint. Nous nous serions enfermés durant trois jours pour faire l'amour dans cette lumière d'automne vermeil.
   Ce ne sera donc pas le cas cette année. Je passerai sans amour le jour des morts. Je n'éteindrai pas la gerbe blonde, la colonne crémeuse, la douce contrebasse d'un corps de femme.

Depuis six mois, Jacob me fuit. Nous ne sommes pas brouillés, tant s'en faut. Simplement il est aimé de trois femmes à la fois. Cela doit le gêner, par rapport à moi qui “n'en ai aucune”. Il a tort. Si cela se trouve, je pourrais lui demander conseil? Mais je n'ai pas le cœur à ça, il est vrai, quand je repense à celle qu'avait élu mon cœur. Tu n'étais pas qu'une femme, Perasma. Tu étais une destination. Mon problème, ce n'est pas d'avoir, comme on dit, du “succès”. Mot dérisoire. C'est de retrouver le chemin.
   Ce lent cheminement, ce long périple à travers le corps d'une femme qui colore et attiédisse l'espace autour de moi. Me mette le feu aux joues et ranime, entre mes cuisses, mon tendre couteau de chair, si dur dans son fourreau si doux avec son œil de cyclope ouvert sur l'infini du désir.

Il y a peu, je m'en revenais à Vauvenargues, et j'avais déjeuné avec des amis musiciens dans la vision de la montagne Sainte-Victoire, qu'on ne va pas traditionnellement admirer sous cet angle-là : nous nous étions arrêtés “Chez Ahmed”, et j'avais mangé une salade de soupion, nous avions parlé de Picasso et de Cézanne, bien sûr, mais aussi de Bartok et de Ligeti, et nous étions rentrés en ville. Nous avons traversé le cours Mirabeau, au cœur d'Aix-en-Provence, et nous avons croisé un prof de philo au teint rouge brique — on eût dit que le plaisir d'enseigner les néoplatoniciens l'avait hâlé à vie. “Dommage que sa femme ne le lâche pas un seul instant…”, ai-je entendu dire à celui qui nous conduisait dans sa voiture, et je n'ai pu m'empêcher de penser que tout était relatif, et que moi, là ou j'en étais, j'aurais aimé qu'une femme qui m'aime, ou affirme m'aimer, ne me “lâche” jamais non plus — j'ai souhaité au prof de philo rubicond qu'il ne sous-estime pas son bonheur, sa bonne fortune —; et puis, un peu plus loin, une belle blonde nous a adressé un signe, à mes compagnons de route et moi… — bien sûr, rien qu'à mes compagnons de route, mais j'ai aimé décidé m'englober d'office dans ce signe que, donc, elle nous a lancé…
   «Elle est jolie, n'est-ce-pas?» m'a dit l'organisatrice de concerts qui était avec nous. «Enfin, vous la trouvez jolie, je ne me trompe pas? Il se trouve que je la connais bien. Elle s'appelle Blanche Cyprès…» Je me suis aussitôt posé cette question : Connaitrais-je encore un seul jour, une heure de vraie liesse, avant que le poison de la solitude ait agi et embouteillé toutes mes veines? «Est-elle libre?» ai-je demandé à la cantonade, d'un ton qui se voulait insouciant, désinvolte. «Qui ça?» Ils avaient tous déjà l'esprit ailleurs. «Ben… Blanche Cyprès…» Ils m'ont regardé. «C'est bien possible…», a supputé notre chauffeur. «Ce n'est pas certain…», a, plus prudemment, avancé l'organisatrice des concerts.
   Il n'est que trop sûr, que trop clair, ai-je pensé, que je ne reverrais jamais de ma vie Blanche Cyprès. Alors j'ai aussi réalisé que, depuis quelques temps, je brûlais plus de pages que je n'en écrivais, de mon fameux projet de livret, en vue d'un opéra plus que jamais improbable; et je me suis dit que ma solitude me renvoyait une image abjecte de moi-même, que la solitude, à la longue, avilit son homme, et que c'était lamentable de n'être plus bon, en fait, qu'à avoir un brusque béguin, sans espoir de retour, pour la première venue, la première qui passe,… et encore : seulement dans mes bons jours.

Considérations inoffensives sur le suicide.
   Tout amoureux éconduit doit y avoir songé, ne fût-ce que pour la forme. Sacrifiant à un rite.
   Perasma doit y avoir songé pour moi. Par présomption? Je ne crois pas. À preuve, l'enfantine façon — encore une fois — dont elle a un jour abordé l'éventualité d'une telle tentation :
   «Si tu te suicides, je ne te parle plus!»
   Plus profond qu'il n'y paraît! Tiendrait-on ce langage à l'allure de boutade à un vrai suicidaire? Assurément pas. Elle savait donc que je n'étais pas “porté sur la chose”.
   Car, si je milite au sein d'une organisation qui s'est donné pour programme : “Mourir dans la dignité”, survivre dans la dignité m'intéresse davantage encore. On ne saurait se montrer moins homicide de soi que je ne l'étais. Et pourtant…

Je détiens, bizarrement, une remarquable collection d'ouvrages consacrés à ce thème. Toute une bibliothèque spécialisée. Traduisant une curiosité purement intellectuelle pour le sujet. L'ayant élu comme un objet de réflexion parmi d'autres : le terrorisme, le retour de la peinture moderne à la figuration, la musique minimaliste…, etc.
   Mais bien sûr, je reconnais volontiers que ce thème-là détient une portée plus dramatique que les autres et que l'attrait qu'il m'inspire devrait apparaître plus “suspect” en quelque sorte.
   Cependant je m'intéresse aussi au sexe…: cela ne fait pas de moi pour autant un tueur de dames… Curieux du reste, comme l'expression “passage à l'acte” désigne, le plus souvent, dans le langage courant, le meurtre… et le suicide.

L'auto-euthanasie, donc, je n'y ai, jusqu'ici, jamais pensé pour moi-même.
   Non que je me croie définitivement hors de portée. À mon sens, personne ne l'est. Cela peut se décider, pour n'importe qui, en un quart de seconde, comme une rupture. Ou se programmer petit à petit. Comme une rupture encore.

Il me semble — mais ce n'est peut-être qu'une impression — que, depuis que tu t'es éloignée, on s'écarte de moi comme si je puais la mort. La fin d'un amour : cette abstraite charogne.

Par ailleurs, il est indéniable que je ne me suis jamais mieux porté. Tous les examens médicaux se révèlent négatifs. Normal, puisque la maladie dont je souffre ne porte pas de nom.
   N'importe : je ne me suis donc jamais mieux porté. Le problème, c'est que je dois encore “être porté”, justement. Comme j'aimerais ne plus l'être!

Le suicide, donc, m'intéresse. Comment ne pas l'avoir d'une manière ou d'une autre à l'esprit?
   Enfant, déjà, il me semblait que l'angoisse d'exister pouvait s'expliquer par la seule couleur des murs autour de soi, ou la lumière (ou justement l'absence de lumière) tombant du ciel. Comment endurerais-je de passer toute une vie dans pareil décor? Je n'ai pas changé d'avis là-dessus en vieillissant. La grisaille de ce matin qui s'étend sur l'Innommie, par exemple : comment puis-je la supporter?
   Les trois ou quatre jours de suite où personne n'aurait téléphoné, où aucun courrier ne serait arrivé, où même au village de V., ce cher village de mes exodes réguliers, on n'aurait rencontré personne à qui parler : on aurait pu y songer alors, à “passer l'arme à gauche”?
   “Cela n'aurait pas dû arriver…” Mais si, cela se pouvait. Cette fois-là, ou une autre. (On apercevait même que des signaux avaient été lancés, depuis longtemps. Qu'on avait averti tout le monde. Et soi-même.)

J'avais peur, pour ce qui me concerne, que la vie devienne trop morne et trop magnifique à la fois. Tel serait le point de rupture auquel j'ai déjà fait allusion. Ce serait trop fort pour moi.
   Sinon, comment trouver le meurtre de soi adéquat, ressemblant : celui qui me refléterait comme un portrait-robot?

Il conviendrait aussi que le suicide de chacun apparût tel un problème général. Une menace pour l'espèce entière. Mais il n'en va pas ainsi.

Un suicide, cela vaut tout de même mieux — non? — que la mort lente et paresseuse, planquée, qui attend la plupart d'entre nous. (Cette agonie qu'on arrive à faire passer en fraude, ni vue ni connue.) On n'a même pas à se mettre à mort : la vie s'en charge.

J'apprends, par La vie du Conservatoire — l'organe professionnel de la maison où son sévissons, toi et moi, Perasma —, la mort, à vingt-huit ans, d'une certaine Corinne W., attachée de recherche auprès de l'institution, que sa nécrologie présente comme “belle, intelligente, pleine d'humour et de générosité”. “Discrète”, aussi. Si discrète, même, qu'on “ignorait la passion qui la brûlait”. Et “méthodique”, ajoutait-on. Méthodique, apparemment, jusque dans sa façon de s'être livrée à la mort. Une photo confirme la séduction et la pétulance d'une jeune femme “abandonnant ses proches à leur douleur”. Navrant, bien sûr. Mais, dans un sens, cela me rassure qu'à une époque comme celle que nous traversons, quelqu'un ait eu le courage — et “la dignité”, en effet — d'un pareil geste : mourir d'amour (car c'est évidemment de cela qu'il s'est agi… Pourquoi ne le mentionne-t-on pas? par pudeur?)
   Et, tout à coup, repensant à moi, je me pose la question : “N'est-ce pas terrible d'être aussi peu suicidaire?”

 

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