Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
LA PETITE CHAMPIONNE

Catherine Popoli avait grandi dans un village dont le nom signifiait “l'oiseau qui fait sa toilette”. C'était quelques maisons en pierres grises, posées à flanc de colline, une petite fontaine d'eau glacée, une centaine de moutons dans un pré de basilic, un magasin d'alimentation et une boulangerie dont la spécialité était un pain aux raisins recouvert de sucre impalpable.

Les boulangers c'étaient ses parents et, avant tout le grand bordel, Catherine Popoli ne savait pas que sur terre pouvait exister autre chose que le bonheur. Ses journées au village c'étaient des brochettes de moments délicieux. Au lever sa mère la peignait, lui faisait des nattes en lui chantant des airs traditionnels puis l'envoyait chercher de l'eau, droit à la fontaine. À treize ou quatorze ans elle était aussi jolie que les filles des images saintes dessinées au pastel qu'elle voyait sur les murs de l'école. Par beau temps elle enfilait une robe turquoise, et Victor, Marcel, André et Thierry lui couraient derrière, proposant de porter son seau si elle permettait qu'on touche ses nattes. Catherine Popoli était une fille heureuse.

Hormis une poignée de hauts fonctionnaires, personne ne comprit les tenants et les aboutissants du grand bordel. Toujours est-il que lorsque Catherine eut seize ans elle vit la boulangerie arrosée d'essence par Marcel et incendiée par un colonel de passage. Ses parents furent traînés dehors par Victor qui les fit jouer à 1, 2, 3, soleil. S'ils arrivaient à toucher le mur du fond ils avaient la vie sauve. S'ils bougeaient : pan, pan. 1, 2, 3, soleil, la mère bougea : pan, pan. 1, 2, 3, soleil, le père bougea : pan, pan. C'était comme ça dans tout le pays. Le grand bordel avait bel et bien commencé.

Victor et Marcel emmenèrent Catherine Popoli dans un Holiday Inn. En chemin, ils lui avaient demandé où était André et où était Thierry mais elle n'en savait rien, comment elle aurait pu le savoir, ça faisait des jours qu'elle ne les avait pas vus. Victor et Marcel dirent qu'il fallait pas se foutre de leur gueule, qu'elle avait fait ça des années mais que maintenant c'était tout. Et ils tiraient sur ses nattes et sur sa robe turquoise.

À l'Holiday Inn, y'avait plus personne. Juste quelque soldats qui vidaient les mini-bars et qui salopaient les chambres. Victor et Marcel l'amenèrent dans une suite assez chic. «Alors, ça te plaît?» avait demandé Victor. «Ça devrait, c'est une chambre pour les putes» avait dit Marcel.

Catherine Popoli resta un bon mois dans la chambre pour putes, avec des soldats qui rentraient et sortaient à toutes les heures du jour et de la nuit, filant des cigarettes à Victor et Marcel en échange.

Dans la tête de la jeune fille, une petite mécanique d'horlogerie s'arrêta net. Coincée sur le souvenir des jours où elle allait chercher de l'eau à la fontaine avec ses nattes et sa robe. Du coup elle souriait. Et la voir sourire ça faisait dire à Victor et Marcel que c'était une vraie pute qui aimait son boulot.

Après le mois à l'Holiday Inn, Victor et Marcel la vendirent pour 300 deutsche marks à un soldat ukrainien brutal mais pas méchant. Le soldat ukrainien l'échangea contre une VW Passat 87 un peu pourrie, et Catherine passa une dizaine de jours chez un carrossier de la région de Düsseldorf. Mais comme elle ne disait rien et qu'elle souriait toujours, le carrossier en eut marre et s'en servit pour éponger une dette auprès d'un Polonais quasi octogénaire qui lui dit : «Je vais te faire travailler, moi.» Catherine ne comprit pas mais ce n'était pas grave. Elle prit le bus avec le vieux Lech et ils roulèrent toute la nuit entre la gare autoroutière de Bâle et la gare de Bruxelles midi. Durant tout le trajet le Polonais se plaignit en montrant sa tête et sa poitrine, et le matin, à côté de Catherine, il n'y avait plus qu'un vieux bonhomme aussi froid et raide qu'un réverbère.

Le chauffeur, qu'il y ait un mort dans son bus, ça l'avait vraiment énervé. Il s'était agité pendant que les autres passagers descendaient en vitesse. Il avait demandé à Catherine Popoli qui était ce type mort avec qui elle voyageait, son père, son grand-père ou quoi? Mais Catherine ne comprenait rien à l'allemand que lui parlait le chauffeur. Et elle ne comprit pas plus le français, le flamand et l'anglais ridicule des gendarmes qui arrivèrent sur elle avec toutes sortes de questions.

Catherine Popoli n'avait pas de papiers. Tout ce qu'elle avait c'était ses nattes, sa robe turquoise et son sourire. C'est avec tout ça qu'elle se retrouva dans un bureau crasseux de la gendarmerie du boulevard Général Jacques à boire du café et à manger des tartines à la cassonade en compagnie d'un gendarme qui l'appelait Suske. «T'as encore faim, Suske?» Il lui demandait en se rapprochant. «T'as pas trop chaud, Suske? Y faudrait enlever ce truc violet que t'as sur le dos, ça a l'air vraiment chaud.»

La fragile mécanique d'horlogerie qui était restée coincée dans la tête de Catherine eut un sursaut. La jeune fille se saisit d'un couteau à beurre et le plongea violemment dans l'œil du gendarme. 1, 2, 3, soleil. Il répéta : «Suske? Suske?» Puis se cassa la figure et ne bougea plus.

Catherine Popoli parvint à quitter la caserne et se retrouva sur le trottoir complètement à poil, la fragile mécanique de dedans sa tête plus coincée que jamais. L'entrée des caserne était dans une rue froide et moche qu'elle arpenta un peu au hasard en grelottant. Elle savait pas où elle était, elle savait pas où elle allait, elle ne se rendait même pas compte qu'elle était à poil, mais un vieux réflexe bizarre la faisait avancer. Elle arriva au coin de la chaussée de Wavre et de l'avenue de la Couronne. Sur ce coin-là il faisait vraiment un froid de canard et elle tourna à droite. Elle croisa une bande de grands type noirs qui applaudirent en la voyant passer. Mais de ces types et de leurs applaudissements, elle n'avait rien à cirer. Elle continua, passa en vitesse sur une grosse avenue éventrée par des tunnels et fila à droite, droit vers l'hôtel Hilton. La ville sentait la frite et le mazout, la pluie et la bière, l'égout et le chocolat. Le cerveau de Catherine, déjà complètement coincé sur ses souvenirs de fontaine, de soleil et de jours heureux, ne perçut dans ces odeurs qu'une seule et même odeur de mort. Ces odeurs lui flanquèrent la trouille. Ça lui rappelait les 1, 2, 3, soleil, ça lui rappelait les Holiday Inn, l'haleine de hareng du vieux Lech, ça lui rappelait les gendarmes de la ville de Bruxelles, ça lui rappelait même vaguement qu'elle était à poil et qu'il y avait là quelque chose qui clochait. Après le grand building elle tourna à droite vers un petit parc. Il faisait encore plus froid que dans les rues. Elle avait la chair de poule. Un vieux clodo qui la vit passer lui dit qu'elle était une vraie petite championne. La petite championne prit un escalier et arriva sur le Petit Sablon. Les statues des types en uniformes lui rappelèrent les soldats qui avaient foutu son village en l'air. C'étaient les statues les plus moches qu'elle ait jamais vues. Elle évita le Sablon qui grouillait de monde et prit par la rue de la Paille puis par le passage souterrain. La petite championne commençait à être salement fatiguée. Ses pieds c'étaient des poids de cent cinquante kilos. Ses jambes des bûches en tek. Elle grimpa un escalier qui l'amena sur un autre boulevard. Elle en avait plus que super marre de se balader comme ça, à poil dans le froid dans une ville puante qu'elle ne connaissait pas.

La petite championne descendit une rue hyper moche, droit vers la rue Blaes. Y'avait de la pisse, y'avait des chats et des pigeons qui roupillaient en rang d'oignons sur des appuis de fenêtres. Tout ça, ça portait malheur. Tout ça, ça sentait la mort. Elle le savait bien ça, Catherine Popoli. Le malheur et la mort, elle connaissait par cœur. Elle savait dire quand ça allait arriver, et pour le coup ça arrivait à toute vitesse.

La température du corps de la petite championne n'était pas très élevée, une belle hypothermie, bien nette, bien claire. Depuis un moment ses dents faisaient un bruit de moteur électrique. Ses yeux étaient tout secs, son front tout chaud, sa gorge en feu.

Elle regarda la rue Blaes, elle se demanda si y'avait vraiment des gens qui habitaient ici et comment ils vivaient, comment s'appelait cette ville, comment s'appelait ce pays. À cause du gris elle se dit qu'elle était sans doute en Allemagne, probablement à Berlin, la ville des murs et des barbelés.

Elle descendit encore une rue, toujours autant de pigeons, de chats et de pisse. Ça sentait toujours autant la mort. À plein nez. Une seconde, une révélation aussi claire que le soleil se fit dans son esprit. La mort sentait la frite. La mort c'était une putain de frite. Elle en avait plein la gorge : du gras et du sel. Des kilos et des kilos.

Place du Jeu de Balle elle se dit qu'elle était à Alexanderplatz, que, comme dans les films, tous les gens qui habitaient ici étaient de la gestapo, ils ne pensaient qu'à faire des défilés et à arrêter des gens. 1, 2, 3, soleil, surtout ne pas bouger. Elle se mit à fredonner une petite chanson de son village :

«L'oiseau qui fait sa toilette
a des plumes au nombre de trois
y'en a une sur sa tête
et une sous son bras droit
une autre au bout de son bec
c'est pour ça qu'il crève de froid.»

Y'avait des cafés, y'avait une église, la télé passait une émission qui expliquait comment repérer les sous-hommes. 1, 2, 3, soleil, Suske, vraie petite championne, Catherine Popoli ne bougeait toujours pas. Alexanderplatz c'était la banquise. Son corps était aussi froid qu'un verre de vodka. Et comme la vodka elle brûlait à l'intérieur.

«…Les sous-hommes ont l'air d'être des hommes, mais dedans c'est comme des insectes et les laisser se balader parmi nous n'est pas sans danger. En effet, comme les insectes, ils veulent vivre dans nos maisons du fruit de notre travail…»

1, 2, 3, soleil. Catherine était assise contre un mur, en plein dans la pisse, en plein avec des chats, sous une bande de pigeons qui envisageaient sérieusement de lui chier dessus.

«…On peut tuer un sous-homme, on peut lui faire mal car ça fait du bien par où ça passe, on peut le dénoncer quand il se planque, on peut foutre le feu à ses maison et on peut niquer les petites sous-hommes à condition qu'on ne soit pas trop dégoûté à l'idée de niquer un insecte…»

Ce coup, la température du corps de la petite championne et des pavés d'Alexanderplatz était exactement le même. Zéro degré. Une température où tout s'arrête. Les dalles avaient connu pire. Catherine aussi.

 

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