Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
L'OURAGAN
un roman de NICOLE VERSCHOORE

Beaucoup de places étaient vacantes dans le compartiment de première, j'en choisis une sans voisins ni vis-à-vis, juste devant la cloison à porte vitrée qui sépare les non-fumeurs des fumeurs. En m'installant j'eus le sentiment de me préparer à un délice de solitude. Deux heures de trajet, peu de gares, peu de chances de voir monter la foule des affluences. Je sortis de ma serviette les partitions que je voulais revoir, me ravisai, les laissai en attente. L'avantage des voyages en train est qu'ils créent un vide, on n'est pas obligé de se mettre à la tâche. Attendre que l'envie vous vienne est un plaisir rare, perdu dans le tourbillon du devoir et des sollicitations. Je me laisserais bercer par le rythme du voyage.
   Bien vite, je remarquai qu'il se passait quelque chose. Après plusieurs arrêts en rase campagne, le train s'était immobilisé.
   – On a déjà un retard de quarante minutes, m'expliqua le conducteur qui passait dans le couloir, et ça fera bientôt une heure. Nous n'avançons guère, à cause du vent. Il souffle à une vitesse de 150 km/h.
   J'ignorais ce que cela impliquait exactement, mais son expression ne laissait aucun doute : c'était mauvais. Sur ce haut plateau dénué d'arbres? Prudence exagérée? On repartait. On s'arrêtait. Il y avait du vent, oui, je l'entendais, mais nous étions à peine secoués. Les Allemands derrière moi se posaient des questions. Deux hommes d'affaires. Le retard n'était pas prévu. Nous étions à la fin des années 1980, personne n'avait de portable en poche, on ne savait même pas ce que c'était. Il n'y avait pas moyen de téléphoner.
   – Serait-ce Louvain, là-bas sur la colline? demanda le plus vieux des deux.
   – Plutôt Tirlemont, rétorqua l'autre.
   La silhouette à l'horizon n'avait que deux tours, c'était bel et bien Tirlemont. Hélas, car Louvain aurait été plus près de Bruxelles. Nous étions donc encore fort loin du but. Je raterais mon concert à Gand. Au conducteur qui repassait, je demandai s'il y avait un téléphone dans la cabine.
   – Impossible de l'utiliser, c'est l'affolement général. Mais n'ayez crainte, les gens qui vous attendent seront prévenus, on ne parle que de l'ouragan. La radio donne tous les détails. Le réseau ferroviaire est complètement paralysé. Il y a des accidents partout. La Flandre encaisse le coup. Plus aucun train ne circule de votre côté. Ici, ce n'est encore rien, mais l'ouragan se dirige vers nous, et nous ne sommes pas bien placés. À sept heures, la télé donnera les premières images des dégâts. Les gens qui vous attendent, soyez tranquille, ils sauront à quoi s'en tenir.
   Nous n'avions pas de télé dans ce train et l'électricité venait de s'éteindre. Il faisait encore clair, suffisamment pour lire des notes et les mémoriser. Je me mis au travail. Le conducteur s'était laissé contaminer par l'affolement général venant du monde civilisé. Dans notre bled, le calme régnait. On nous annonçait un ouragan, mais le vent semblait normal, et j'aimais le vent.
   Après quelques kilomètres et un arrêt plus long que les autres, je commençai à changer d'avis. Le vent se manifestait de plus en plus rude. Les secousses étaient carrément antipathiques. Du conducteur qui passait pour la troisième fois je voulus savoir pourquoi on n'évacuait pas le train, si le danger était réel. Nous nous trouvions sur une digue au sommet d'une vaste crête.
   – Les portes sont bloquées. D'ailleurs, dehors, c'est plus mauvais qu'ici, on ne peut évacuer personne, le transport public a déclaré forfait.
   Difficile à croire. Sur la colline, contre le ciel devenu gris d'ardoise la petite ville venait de s'allumer, les veilles tours ne se doutaient de rien. Une carte postale à l'intention des touristes. Dans le compartiment, les gens allaient et venaient, posaient des tas des questions, toujours les mêmes. Pourquoi cet arrêt? Y avait-il un téléphone? Une femme se faisait du souci pour ses enfants de six et huit ans. Son mari quittait la maison un quart d'heure avant son arrivée. Les gosses seraient seuls pendant des heures. Il fallait prévenir la voisine. On entendait d'autres préoccupations. Certaines paraissaient vaines. La voiture qui avait semblé vide s'était transformée en lieu de rendez-vous, un monde en miniature. Hommes et femmes portaient sur eux le climat dans lequel ils vivaient. Ils s'étaient agglomérés par sortes. Vêtements, coiffures, voix, langage, l'expression du visage, le maintien du corps, rien ne me plaisait dans l'inventaire des spécimens. Que restait-il de l'image sublimée que m'avait procurée ma rêverie de solitaire? Il fallait accepter la version corrigée.
   Quelqu'un fit remarquer que dans une des dernières voitures, l'électricité fonctionnait normalement.
   – Oui, expliqua un des nouveaux venus parmi les conducteurs, il y a là un réseau secondaire qui fonctionne en cas de panne. Mais le deuxième train arrêté, juste derrière le nôtre, lui aussi est dans le noir. Le troisième, je ne sais pas.
   Tous se précipitèrent aux fenêtres.
   – On le discerne à peine.
   Les conducteurs étaient apparus en grand nombre, sortant on ne savait d'où, l'un gros, l'autre mince, l'un blond, l'autre noir. Tous assez jolis garçons. Un bouclé à la tignasse opulente, au lieu de serrer son cartable sous le bras, pressé dans la cohue devant la porte du compartiment, aurait dû tenir un micro de scène devant une salle en délire.
   Notre wagon se vida. De temps en temps quelqu'un passait encore pour se rendre aux toilettes. Chaque fois que la porte vitrée s'ouvrait, l'air vicié des fumeurs venait salir le nôtre. L'exhalation nous semblait affreuse. De temps à autre, la porte se bloquait et restait entrebâillée. Un des Allemands derrière moi se levait alors pour la fermer, manifestant ostensiblement son agacement par la brusquerie de son mouvement. Il ne pouvait deviner que cette porte se bloquerait d'innombrables fois encore, et qu'il y aurait lieu de se lever et de marmonner sa désapprobation jusqu'à l'extinction de sa colère.
   – Des rafales de 150 km/h? remarqua le plus gentil des deux Allemands, ce n'est pas possible, nous aurions déjà versé. Mais le temps se gâte. C'est un fait.

Ceux qui se déplaçaient dans le couloir entre les sièges, trébuchaient et s'agrippaient où ils le pouvaient. Le wagon oscillait terriblement, je commençais à avoir peur. Je m'étais habituée à l'obscurité, on voyait fort bien.

Les coups devenant de plus en plus violents, je me levai. Ce n'était pas très logique, mais il fallait bouger. Je me laverais les mains. Les indications électriques aux portes étaient allumées en veilleuse, blafardes. Passée la porte vitrée, il y avait encore moins de monde que chez nous. Mes yeux tombèrent sur un homme seul, coincé de part et d'autre par un fouillis d'objets sur les banquettes, comme le font les voyageurs bien assis qui veulent décourager d'éventuels approchants. Petits sacs, attaché-case, foulard ou autre sorte de vêtement. Enfoncé dans son fauteuil, jambes allongées devant lui, pieds sur la banquette. Il n'y avait qu'un Américain pour s'affaler ainsi. D'habitude, les solitaires m'attirent. Mais les nonchalants de son genre me choquent. Celui-ci m'étonna. Comment pouvait-on si parfaitement se retrancher du monde? Il n'avait pas les yeux fermés. Les ronds noirs dans son visage n'étaient pas des paupières fermées. On percevait une lueur dans les orbites, qui réverbérait en les accentuant les faibles sources de lumière qui persistaient encore, au loin dans la campagne, dans le paysage aveugle qu'il contemplait passionnément.

Le vent avait commencé l'attaque du train.
   Il fallait regagner ma place. J'essayais à grand-peine de poser un pied devant l'autre dans le couloir, les jambes coupées par les secousses, pendant que l'Américain, dans une attitude d'abandon et de bien-être absolu, semblait emporté par sa méditation, le regard rivé au ciel. Était-ce le moment de se laisser porter aux nues en pleine euphorie d'extase?
   L'Américain s'appelait Harry. Nous nous rencontrerions bientôt.
   Je fus rejetée en arrière. Le bruit de mon déséquilibre se perdit dans un vacarme tonitruant et ne dérangea pas le rêveur. Il tourna la tête quand je fus presque passée.

Une fois assise, je fus prise de panique. Ma place à la fenêtre de droite n'était pas rassurante. Le wagon penchait dangereusement de mon côté et l'accélération des rafales ne lui permettait plus de se redresser complètement. Si le train venait à verser, mon côté s'écraserait sur le sol.
   Je changeai de place.
   Quand viendrait le coup fatal, le siège central serait à égale distance du danger d'écrasement à droite et des débris de verre à gauche.
   Avec mon manteau, je me fabriquai une sorte de ceinture de sécurité que j'attachai par les manches sous les accoudoirs. Je boutonnai le vêtement de façon à protéger mes jambes jusqu'à la taille. En imagination, j'encaissais un choc épouvantable, je baignais dans mon sang, je sentais mes os se rompre. Je voyais même le médecin qui me montrait mes radios, la trace des mauvaises fractures, les endroits totalement émiettés. Je soupirais avec ce fatalisme issu du désespoir, que je connais si bien, et me calmai un peu en prévoyant les longs mois que dureraient l'immobilité et la guérison.

Pour m'en sortir vivante, il m'aurait fallu une sangle qui m'attacherait au dossier du siège, comme dans un avion. L'espoir de survivre, quelle illusion… J'étudiai la meilleure façon de me cramponner, me représentai quelques gestes rapides et efficaces que je répétai avec entêtement afin d'acquérir le réflexe ultra rapide qui me bloquerait le dos dans le siège pendant la secousse fatale. Elle serait terrible.

Le plus gentil des deux Allemands s'était levé et se tenait debout, accroché aux filets à bagages. Me voyant emmitouflée, il demanda :
   – Avez-vous froid?
   Je répondis «Oui». C'était un mensonge, moins compliqué que d'avouer que je m'étais ligotée. Il me proposa son manteau, comme couverture supplémentaire. «Non merci, dis-je, c'est vraiment trop gentil! Ceci suffit.»
   Et pendant que je me surpris une fois de plus à m'émerveiller de la prévenance des hommes qui, dès que je voyage seule, m'entourent de gentillesse, je sentis au remue-ménage derrière moi, qu'on déménageait les bagages. Ils glissaient dans les filets et risquaient de tomber sur les voyageurs. Les filets de droite se trouvaient déjà nettement en contrebas. Les Allemands aussi s'assirent à gauche, dans la partie de la voiture qui restait, sous les oscillations de plus en plus violentes, surélevée en permanence.

L'idée des roues sur les rails ne me quitta plus, et je me représentais avec précision le contact minime des deux éléments, la roue, tranchante et mince, sur le rail filiforme. Le train tout entier tenait à l'éphémère rencontre de deux métaux à l'arrêt. Le vent s'engouffrerait sous le wagon et soulèverait d'un bond notre salon mouvant. Il s'aplatirait comme une maison de cartes.
   – Mais regardez donc là! s'exclama le moins gentil des deux Allemands. Comme ils s'étaient déplacés eux aussi, ils avaient la même vue que moi par la fenêtre de gauche. Que pouvait-il découvrir dans le noir? Je crus d'abord que l'objet de l'étonnement était le tronçon d'autoroute éclairée qu'on pouvait apercevoir en contrebas, celui-là même qui m'avait semblé providentiel au moment où j'espérais encore que nous serions évacués.
   Sur cette autoroute si peu secourable, un ultime passager s'était engagé, un poids lourd, un géant de la route. Il ne roulait plus, il gisait, inerte, couché sur le flanc, comme le cadavre d'un chien écrasé, qu'on aurait agrandi démesurément.
   L'immense poids lourd renversé, roues à l'air libre, semblait plus mort qu'un animal qui venait de trépasser. Basculé, il était horrible à faire peur, exposant ses énormes pneus comme une tortue suppliciée aurait offert à la vue ses pattes qu'on est censé ne jamais voir. Son immobilité était monstrueuse. Il manifestait à tel point le contraire des lois de la pesanteur, qu'il démentait d'un coup la destination de tout ce qui nous semblait encore stable dans le décor. C'était le début du cataclysme.
   Personne ne dit mot.

Le wagon lui aussi se renverserait. Me voilà près de la mort, constatai-je, je ne croyais pas que ma vie serait si courte.
   Le train basculera, wagon après wagon, dans le fossé à droite de la digue. La prochaine rafale sera décisive.
   Mais au lieu du choc attendu, le wagon se rétablissait un peu, puis l'horreur recommençait. Je n'avais plus le temps de me sentir soulagée entre les terreurs, l'épouvante faisait aussi mal que si je m'étais réellement fracassée.

On nous a rapporté que le danger réel avait duré un quart d'heure. J'ai sans doute eu besoin d'un laps de temps assez considérable pour me remettre de la frayeur et pour réaliser qu'il ne nous était rien arrivé. J'ai relevé la tête pour écouter la suite. Je tendais l'oreille. Qu'étaient devenus les Allemands?
   Harry, debout, m'observait. À dix mètres de la vitre qui séparait son compartiment du nôtre, il avait les mains calées sur les dossiers à sa droite et à sa gauche, largement postées à la façon d'un athlète qui doit effectuer une culbute à la barre. Comme il émanait de sa musculature et de sa position une expression de concentration magistralement maîtrisée, il pouvait tout aussi bien se trouver là depuis un bon bout de temps, avec l'assurance des gens habitués à de longues stations debout. Nos yeux s'étaient faits à l'obscurité. Il m'examinait. Je n'avais pas regardé dans sa direction, obsédée par le danger, écoutant ma peur et la menace, m'armant tant bien que mal pour supporter le pire. Son regard m'attirait, je me mis à le dévisager moi aussi.
   Cette façon de faire m'est totalement étrangère. Je suis prudente, je ne cherche pas l'aventure, détourner les yeux est devenu un réflexe.
   L'épreuve passée créant une sorte de solidarité entre les survivants, notre intérêt mutuel me parut tout à fait normal. Je le fixai, Harry resta planté là, sans arborer pour autant l'air vulgaire de l'homme qui se réjouit d'attirer l'attention d'une femme. Il se baissa pour ramasser quelque chose, se redressa, quitta son poste de gymnaste et s'avança vers moi. Je le vis ouvrir la porte vitrée (qu'il ne ferma pas), et s'asseoir en face de moi. Il sortit de ses poches ce qu'il venait de ramasser, une boîte à cassettes ainsi que ses écouteurs, et dit :
   – Écoute cette musique. Elle est merveilleuse.
   L'anglais ne connaît pas la différence entre vous et tu. Tout le monde se tutoie. Il n'y a pas moyen d'indiquer par la syntaxe la distance qu'on désire mettre entre son interlocuteur et soi. Je répondis en anglais, le vouvoyant en pensée :
   – C'est votre musique. Je ne veux pas vous en priver.
   Je n'avais aucune envie d'écouter n'importe quoi, et la qualité du son petit instrument devait être exécrable. Mais pour que mon refus n'ait pas l'air grossier, j'ajoutai sans réfléchir :
   – Je vous en prie, restez.
   Je remarquai trop tard que je l'avais invité. Il me mit quand même les écouteurs, en ajoutant :
   – C'est Barbara Streisand.
   – Oui, dis-je dès les premières mesures, c'est la prière de Yentl après la mort de son père, de nuit, sous le ciel étoilé. Elle s'adresse à lui dans l'au-delà. Les paroles sont émouvantes, et le passage du film est grandiose.
   En lui rendant les écouteurs à la fin de l'audition, j'ajoutai :
   – Il faudrait être seul pour écouter cet air…
   Pour la première fois depuis l'arrêt du train, j'avais pensé à l'avenir.
   J'engageai une conversation qui m'épargnerait une nouvelle séance d'écoute.
   – Streisand a fait le film elle-même. Elle signe personnellement les paroles. Vous l'écoutez depuis un bon bout de temps, je vous ai vu…
   Comme il ne répondait pas, j'ajoutai que j'avais lu Singer, son livre était tout différent.
   – La "Yentl" de Singer n'est pas aussi pure. Les personnages ne sont pas innocents. Ceux de Streisand le sont.
   – C'est une fille magnifique, affirma-t-il.
   Ce qui me surprend maintenant, pendant que je revois la scène, c'est que ma pensée restait dominée par l'idée que je devais absolument me débarrasser de la contrainte d'écouter sa musique. Je n'avais aucune envie de passer le temps, pendue à ce petit engin. S'il se délectait depuis des heures, c'était son affaire. Pas la mienne.
   Je ne pensais plus au vent.
   Sans doute s'était-il calmé un peu. Il n'y avait toujours pas moyen de rester debout et d'avoir les mains libres. Que l'Américain restât assis, ne devait pas me surprendre. S'il entamait une causette entre étrangers, quoi de plus normal? Il s'était installé sans paroles. J'essayai de justifier mon absence d'intérêt pour son initiative. Je n'avais pas besoin de musique, dis-je, j'écoute le silence et je l'aime.
   C'était une phrase-type que j'utilisais un peu partout pour qu'on éteigne la radio.
   – Pas ce soir, fit-il d'un ton décidé. Il y a du vent et tu as peur.
   L'évidence m'apparut : l'Américain m'avait vue terrorisée et avait essayé de me distraire en m'apportant de la musique. Il avait dû me surveiller un bon moment.

Derrière nous, l'Allemand se leva et ferma la porte laissée ouverte. Un mouvement d'humeur, une critique pleine de mépris. Harry ne broncha pas. Il pesait et soupesait la petite boîte à musique, émit quelques mots sur Barbara Streisand et sur ses chansons. Il devait en connaître pas mal. «Vous écoutez depuis des heures, lui dis-je, que faites vous d'autre dans un train quand vous voyagez seul?
   – Je lis. J'écris. Je me suis mis à écrire assez récemment.
   – Vous avez publié quelque chose?
   – Non, pas encore.
   – Qu'écrivez-vous?
   – Les choses qui m'arrivent. Je suis toujours en route… Partout, je viens d'ailleurs… Partout, je suis l'autre, l'invité, l'observateur. Mais cette fois-ci, je ne venais pas d'ailleurs : j'ai retrouvé mon passé. À Jérusalem.»
   Il s'installait pour raconter. Dès que l'occasion se présente, les gens vous proposent leur vie.
   – Il fut un temps où j'étais étudiant à Jérusalem. Psychologie. J'ai connu là, à l'université, et pendant quatre années, mon premier amour. Je viens de penser à elle pendant tout le voyage. Je revois tout. Je revis tout. C'est merveilleux. Quant je viens du Moyen Orient, je descends de l'avion à Bonn, et puis je prends le train jusqu'à Bruxelles… Vous savez ce que signifie un premier amour? reprit-il d'un ton rieur et sentimental.
   Je n'avais pas envie de répondre.
   – Vous l'avez revue? demandai-je.
   – Bien sûr. Elle est mariée, elle a des enfants.
   – Et vous, vous êtes marié en Amérique?"
   – Oui.
   – Alors tout va bien, émis-je bêtement, pour terminer mon questionnaire et ne pas l'extraire de son rêve.
   Il se réanima dans un élan :
   – Oui! Vraiment. Tout est parfait. J'ai deux enfants. Garçon et fille.
   Il y eut un silence.

Quelqu'un passa dans le couloir et laissa la porte vitrée ouverte. Comme Harry me faisait face, il regardait dans la direction des Allemands derrière moi et remarqua que celui qui avait protesté, faisait mine de se lever. Il lui dit bien haut, en allemand :
   – Ne vous dérangez pas. Je m'en occupe.
   Un petit coup sec du bras gauche, geste rapide et efficace, accompagné d'un minimum de paroles. Le rêveur à l'air absent fermerait cette porte tout au long de la soirée.

Il devait être à peu près 19 heures. On nous apprit plus tard que dans la région l'ouragan fût à son apogée entre 17 et 18 heures. Il connut des pointes de 145 km/h entre Tirlemont et Liège, et souffla ailleurs jusqu'à 169 km/h.
   J'avais complètement perdu la notion du temps. Je portais une montre bracelet mais ne pouvais la lire, elle n'était pas phosphorescente. Ici, il était devenu totalement inutile de la consulter. Le concert aurait lieu sans moi. Tout ce qui se présenterait ce soir serait repos ou aventure. C'est alors que je me rendis compte que je n'avais plus ni entendu, ni écouté le vent. J'étais encore attachée dans mon manteau.
   – On arrivera tard à Bruxelles, dit Harry en déposant son lecteur de poche sur le fauteuil vide à côté du sien.
   – Vous êtes attendu? demandai-je.
   – J'avais un rendez-vous, mais il sera remis.
   Il ne demanda pas si j'en avais un moi aussi. Or le retard ne m'avait pas réjouie, nous chantions le Requiem de Fauré. Les choeurs doivent être équilibrés, on se fait fort mal voir quand on est absent sans prévenir. Le chef doit avoir le temps de trouver du remplacement. Pour les hommes, songeai-je, les femmes n'existent pas dans le secteur travail, affaires ou rendez-vous sérieux. Pour qu'il m'interroge un peu, j'observai, au pluriel :
   – We have a spare night.
   Une nuit en plus, une nuit de rechange.
   J'eus un petit sursaut en constatant que je venais de parler de nuit vacante à un étranger dans un train. Mais il le prit comme je l'avais senti : l'arrêt subit de nos actions prévues venait de nous apprendre que nous pouvions tout aussi bien envisager une alternative à notre vie.
   – Nous avons tort de penser, dit Harry, que sans nos occupations le monde s'écroulerait. La décence et la raison nous obligent à être modestes, on ne le dit pas tout haut. Nous désirons si ardemment être sollicités que sans notre agenda nous croyons perdre notre raison d'être. Et nous agissons comme s'il en était ainsi. Le train bloqué est un point de départ idéal pour se sentir libre.
   – J'avais immédiatement reconnu en vous l'Américain, lui dis-je, les pieds sur le fauteuil. À ce point exprimer la paresse!
   – Paresse? fit-il, je suis un homme d'action!
   – Remplacez paresse par bien-être, si vous préférez.
   J'apportais ma correction avec élan, comme si nous examinions un scénario. Nous ne parlions pas de nous-mêmes. Nous fabriquions un film, nous rédigions un dialogue.
   – Il y avait un tel enthousiasme dans votre façon de subir la musique, suggérai-je.
   – J'étais en Israël. Vous connaissez le pays?
   – Je n'y ai jamais été. Mais je lis les journaux.
   – Et quelle est votre opinion?
   – Que le pays a de mauvaises frontières.
   La réponse passe-partout.
   Il l'accueillit comme telle et ne posa plus de questions.
   Le silence ne fut pas long.
   – Journaliste? fit-il.
   Résumons, pensais-je. Hebdomadaire? Non, presse quotidienne. Oui, un gros tirage. Je devais épeler le nom du journal, et le traduire. Il avait enfin de l'intérêt pour moi. J'étais déjà séduite. Le train n'avançait toujours pas. Plus aucune importance. Je n'étais pas plus fatiguée que mon interlocuteur, nous venions d'être rendus à la vie, la peur était oubliée, les suites de l'ouragan ne nous effrayaient pas. La nuit d'hiver serait plus lente que les autres. Je glissais dans le présent avec mollesse et indulgence, comme on entre dans un lit frais au moment où on n'a pas besoin de dormir. On n'est pas rompu de fatigue mais on est d'accord de s'allonger. L'esprit est encore si alerte qu'on sent le drap sous ses cuisses et le poids de l'édredon sur la poitrine. La peau imprime la forme exacte du corps sur le matelas. Puisqu'on n'est pas pressé de dormir, on se livre consciemment au plaisir désordonné des rêveries qui s'annoncent…
   – Il y a une ambiance de restaurant dans ce compartiment, on dîne dans la pénombre pour pouvoir se faire des confidences. Les tables ne sont pas rapprochées les unes des autres.
   Va pour les confidences! pensai-je.
   – Tu aimes ton pays, constata-t-il, je l'entends à ta voix. Moi j'aime l'Oregon. J'y suis né. Depuis peu je vis à Manhattan. Pour les affaires. Tu connais?
   – L'Oregon non. Manhattan oui. J'ai été en Amérique en 1984. Seule.
   – Longtemps?
   – Huit semaines. Pas vraiment comme touriste. J'avais plusieurs adresses et des choses à faire. J'aime beaucoup New York.
   – Moi pas, rétorqua-t-il, pour la première fois avec brutalité.
   Je me le tins pour dit .
   – Je vais fumer une cigarette, décida-t-il en se levant. Il hésita un instant, comme s'il voulait ajouter quelque chose, puis changea d'avis et referma soigneusement la porte.

À travers la cloison de verre j'entendais maintenant plusieurs voix dans ce compartiment fumeur qui m'avait paru désert. Au fond s'était formé un nouvel attroupement. Le premier conducteur y parlait d'une voix forte, comme pour faire passer un message dans une salle sans micro. Je me levai pour écouter ce qui se disait là. On était toujours dans l'obscurité, je ne voyais plus Harry. Le train restait à l'arrêt parce qu'on attendait une diesel qui nous remorquerait jusqu'à Bruxelles. La ligne elle-même n'avait pas subi de dommages. Nous avions de la chance, notre train serait ramené au bercail. Plus loin par contre, rien ne circulait. Gand et Ostende étaient complètement isolées. Des pylônes renversés sur les voies, des arbres déracinés. Dans les gares, des cloisons entières avaient été arrachées et emportées. Elles étaient retombées n'importe où. Les salles d'attente sur les quais s'effondraient et barraient le passage. Toute la signalisation était détruite.
   J'étais donc bloquée, il n'était plus question de rentrer chez moi. Demain, ce serait la pagaille partout, il fallait que je reste à Bruxelles pour pouvoir me rendre au bureau. Mais où? À cette heure du soir, les hôtels à un prix abordable seraient pleins, je devrais m'arranger tant bien que mal à la rédaction, ce n'était pas drôle. Pas le moindre canapé, un carrelage glacial, et à cinq heures du matin, l'équipe des nettoyeuses.
   – Ce qu'il nous faut, dit Harry derrière moi, c'est une bonne chambre à Bruxelles.
   Surprise. Que faisait-il là, dans mon dos? Que signifiait ce "nous"? Il devait avoir une chambre quelque part puisqu'il avait un rendez-vous, mais moi? Devinait-il que je ne savais où aller ou voulait-il suggérer que la régie des chemins de fer devait mettre à la disposition des voyageurs un gîte chaud et confortable?

Il m'accompagna chez les non-fumeurs, chercha sa boîte à musique et fit mine de s'asseoir. J'avais retrouvé ma place.

C'est alors que se passa l'invraisemblable. Harry resta debout et se pencha vers moi, avançant les deux mains vers ma blouse. Il y saisit mes lunettes, qui pendaient encore à leur chaînette. Je les avais oubliées.
   – As-tu besoin de ça? demanda-t-il en me les passant au dessus de la tête.
   – Certainement pas ici, répondis-je en me moquant de moi. Je ne savais trop où les ranger. Me décidant pour la poche de mon manteau, je le retrouvai à terre, complètement boutonné. Je l'avais oublié, lui aussi.
   Harry le prit, le pendit et s'assit à côté de moi. On entendait encore le vent et la voiture oscillait toujours. En temps normal, nous aurions été secoués. Mais après le déchaînement des éléments que nous venions de subir, nous étions tout au plus poussés l'un sur l'autre, dans un sens et puis dans l'autre. Je me préparais à fermer les yeux, je me sentais en sécurité à côté de cet homme calme qui savait ce qu'il voulait.

Au moment où il avait avancé les mains vers mon corsage, j'avais été saisie par une vague d'érotisme. Harry avait fait glisser la chaînette le long de mon cou, et son geste de m'ôter mes lunettes en me les passant derrière la tête avait réveillé une image d'enfance, marquée par la sollicitude de ma grand-mère. Elle aussi était debout, penchée vers moi. Elle me faisait des choses, me coiffait, me déshabillait. Contrairement à ma mère, qui nous laissait nous débrouiller seules, mes soeurs et moi, parce que nous étions grandes assez, grand-mère aidait volontiers. Je sentais ses mains qui prenaient mon chandail ou ma robe. Ils se décollaient de mon corps comme une deuxième peau, et ce détachement était délicieux parce qu'il répondait à sa volonté à elle, alors qu'en temps normal la gamine que j'étais devait tout faire seule. Faire tout toute seule n'avait rien d'agréable, houspillée par le besoin d'obéir et d'aller vite. Ma grand-mère, par son regard et ses gestes, m'apprenait que j'existais, que j'étais une personne en chair et en os. J'étais sa petite fille, et cela signifiait une petite fille qu'on aimait bien. Sans elle, je n'étais rien. Son aide était une forme exquise de câlinerie.

En associant cette attention si douce au geste de me prendre mes lunettes qu'avait fait mon compagnon de voyage, je commence à comprendre pourquoi je ne me suis pas rebiffée quand il s'est rapproché de moi. Nos bras se touchaient, nous étions au repos de la même façon. Ses yeux glissèrent à l'encontre des miens, comme s'il voulait les repêcher. Il me rapportait mon regard et le menait au sien.

Je vis descendre ses yeux le long de ma blouse jusqu'au pli de ma jupe. Il passa sur nos bras côte à côte et s'arrêta sur nos mains. S'y attarda. Inventa d'autres itinéraires. Étrange communion. Que voulait-il me dire? Nous ne bougions qu'en pensée. J'eus violemment soif d'une autre sorte de rapprochement.

Du doigt il se mit à tracer sur ma joue le contour de mon profil, en passant par deux fois sous le menton. J'avais le coeur qui battait à tout rompre, tant mon audace me bouleversait, audace de m'offrir ainsi à l'audace de l'autre. Il aurait été facile de me retirer, de faire quelque chose et de paraître ne rien avoir remarqué.
   À force de me tenir coite, je dus ravaler mon souffle pour ne pas laisser s'échapper le trop plein de véhémence que je sentais sourdre en moi. Si je faisais un geste, je casserais le miroir que ses doigts composaient. Il toucha et me fit découvrir un endroit secret de la région, le creux sous l'enflure de la lèvre inférieure, qui n'est jamais frôlé et qui ne sert à rien. Je perdis la tête et il s'aventura plus loin.

Je découvris la sensualité de ses tracés, je les suivais sans savoir s'il m'effleurait ou si je le désirais, j'avais à peine une forme tant son parcours était léger, mais cette forme devenait feu et fougue. Forme de femme toute habillée, dans le noir, dans le silence absolu de ceux qui se cachent et ne veulent pas être entendus.

Harry n'était plus que ses mains.
   Tout était bien, tout était bon.

Il dessinait ma résurrection.

Que fallait-il comprendre?
   La fiancée de Jérusalem nous regardait, ma vie naissait à fleur de peau, elle le savait, dans le calme et le silence qui nous séparaient.
   Le silence et l'obscurité lui permettaient de nous rejoindre, survolant l'espace. Mon émotion l'accueillait, la guidait en terrain de connaissance. Nous étions violentes toutes les deux, sans le paraître et sans l'avouer. Harry vivait son rêve, je me laissais faire depuis le premier frôlement, c'était étrange, je ne connaissais pas cet homme, j'étais une autre, je m'appropriais l'ardeur de son illusion.
   Je portais sur moi, comme un vêtement nouveau, l'émerveillement de ma peau.
   J'avais été touchée du bout d'un doigt.

Il fallait fermer les yeux, pour emprisonner cette sensation.
   Nous étions à l'arrêt dans les coussins, pour reprendre des forces, et faire retentir l'écho de notre étrange besogne.
   – Es-tu heureuse? demanda-t-il.
   Quand il s'agit de mes émotions, je suis plutôt lente à répondre. Au lieu de répondre «Oui», je ne savais que dire, l'aventure était trop neuve. Je n'avais encore rien compris. Je demandai :
   – Maintenant, ou en général dans la vie? As-tu vraiment envie de parler? Pas moi.

Le train s'était mis en marche pendant que nous n'y faisions pas attention. Nous étions encore dans le noir.
   – Il faut oublier la destruction, la méchanceté et la bêtise, constata Harry comme pour lui-même. Pense à toi-même, et à moi!…
   Avant la fin de sa phrase, il se tourna vers moi et m'enlaça.
   J'étais à sa merci. Sa fougue m'ensorcela. Elle disparaissait par intermittence, créant de l'espace entre nous, puis reprenait de plus belle. Entre la force et la douceur fluide, l'étreinte changeait de nature, je ne m'y trompais pas : il faisait l'inspection de ma personne. J'étais à l'écoute, ses mains répondaient à mes élans, il ne me lâchait plus, c'était de la folie. Le moindre effleurement me transperçait, tout était violence dans cette invraisemblable occupation de caresses et de découvertes, de tracés imaginaires et d'évocations lointaines.

Nous approchions de Bruxelles.
   Il était temps de mettre fin à la situation équivoque. Je pris mon nécessaire de toilette dans ma serviette. Je voulais examiner la mine que j'avais, après la tempête, la peur, les cahots, et mon aventure dans les coussins. La torpeur qui émanait de l'obscurité se refermerait sur Harry et garderait peut-être intact le meilleur de son inspiration.
   Un autre monde m'attendait au fond du compartiment, il donnait sur la voiture de deuxième classe, parfaitement éclairée, et surpeuplée. L'électricité fonctionnait. Le contraste entre ce wagon-ci et le nôtre de première classe ne pouvait être plus absolu. L'air de deuxième était si gâté qu'il faisait l'effet d'une chaleur accablante. Le plus grand désordre régnait partout : paquets ouverts, emballages éventrés, sandwichs entamés jonchant le sol, vêtements tombés, sur lesquels marchaient des pieds en chaussettes. La plupart des voyageurs assis avaient ôté leurs chaussures pour se couvrir les pieds de chandails. Leurs chaussures sur le sol, dans le couloir et entre les sièges, étaient ouvertes comme celles, célèbres, de Van Gogh, s'annonçant partout — ce que les Van Gogh ne faisaient pas — par leur odeur nauséabonde.
   – Il n'y a plus rien, cria quelqu'un qui revenait du fond du wagon, plus une goutte de boisson! Ils ont tout dévalisé.
   Je réalisai que les gens avaient eu faim et soif. Harry et moi, pas un instant.

La porte de la toilette de première était ouverte. L'éclairage ne fonctionnait pas à l'intérieur de la cabine, une fois la porte fermée on était dans le noir le plus complet. On avait hâte de rouvrir la porte.
   Je dus à cette coïncidence de trouver l'endroit en parfait état de propreté.
   Porte ouverte, la glace du lavabo bénéficiait des reflets de la lumière du couloir de deuxième, juste ce qu'il fallait pour pouvoir se rafraîchir. Comme il y avait du passage, de temps à autre, je sortais de l'enclos pour signaler ma présence. Pour me brosser les cheveux. Une jeune fille vint à passer. Je lui proposai de tenir la porte entrebâillée pendant qu'elle serait à l'intérieur en la priant de me réciproquer la manoeuvre. Nous fîmes un brin de causette. Pas au sujet de l'arrêt du train, ni de la tempête. Il s'agissait de cheveux et de brosses. Et puis de maquillage.
   Quand je revins à ma place, Harry avait repris sa musique. Il l'écoutait, somnolant. Je rangeai mes affaires. Il leva les yeux.
   – J'aime me sentir propre. J'ai toujours l'impression que je dois me présenter d'une façon irréprochable. J'ai taillé une bavette, I had a chat, lui dis- je.
   – Une connaissance?
   – Pas du tout, une fille qui souriait.

Dès que je fus assise, Harry me reprit la main. D'abord, il garda ses écouteurs. Il les ôta pour me dire :
   – J'aurai passé plus de temps entre Bonn et Bruxelles que de Jérusalem à ici. Alors, tu aimes te sentir propre?
   Se moquait-il de moi ou m'approuvait-il? Je me rappelais Washington, où on ne se fait écouter et respecter que lorsqu'on est bien coiffée et porte un tailleur classique, des bas et de jolis souliers. Je lui dis :
   – En Amérique, plus encore qu'ici, il faut soigner les apparences. À Washington je ne parvenais pas à me faire introduire là où je devais être, tout simplement parce que je m'étais trompée de vêtements. Le lendemain, mon tailleur bleu passa comme une lettre à la poste. Où suis-je — moi — dans cette histoire? Qui suis-je, celle qui voyage en baskets dans des vêtements trop larges, ou l'autre? Je ne le sais toujours pas.
   – Tu le sauras bientôt, prédit-il, commençant de ses deux mains un nouvel itinéraire. Il me surprit par la vitesse avec laquelle il s'imposa. Sa façon de poursuivre sans mot dire les cajoleries qu'il avait commencées, semblait confirmer qu'il me savait consentante.
   Avait-il l'intention de passer la nuit avec moi?
   Je l'accompagnerais volontiers. Ne fût-ce que pour avoir un gîte.
   Ses fantaisies restaient jouettes, prudentes et anodines. Il me serrait les poignets, comme deux bracelets, il prenait la mesure de mon avant-bras, le pouce sur la pointe du coude. Je sursautai comme une poule qu'on tue. C'était pour lui un moyen de s'amuser puisqu'il n'avait plus de musique. Sa volonté semblait si peu impérative, si souple et si naturelle, si différente aussi de tout ce que je craignais, que bientôt je m'abandonnai complètement à sa fantaisie et à son bon vouloir.
   Il ne m'a pas embrassée sur la bouche de toute la soirée, tout au plus frôlé la peau et reniflé mon odeur dans des petits coins inédits. Il aimait la femme, cela ne faisait aucun doute, il serait un délicieux amant. Je n'avais en la matière pas de représentations précises, je ne désirais rien d'autre que cette exquise douceur et l'interminable occupation qui consistait à se faire du bien mutuellement. Je n'étais pas inventive, je pouvais tout au plus me blottir contre lui et suivre ses caresses. L'émotion est une danse quand elle a pris possession de nos membres. J'ignorais qu'il fût possible de passer le temps comme nous le faisions, sans amour et sans désir préalables. Il m'apprenait un langage sans message, un langage en soi. J'étais une tablette et lui le maître qui y gravait des écritures.

L'arrêt du temps devenait de plus en plus sensible. Le train avançait à une allure de crabe. Nous étions oubliés. Le pays dormait. Nos provinces sont dérisoires par rapport au grand vent qui passe sur les plats pays du nord. Dans le compartiment nos compagnons semblaient avoir disparu tant ils étaient silencieux. Harry et moi? Que faisions-nous? Jouer avec à l'unique chose qui nous restait, nous-mêmes. La récréation dépassait le sens de toutes mes questions. Je planais au-dessus du train quelque part dans le ciel, je nous voyais, une femme habitée d'une reconnaissance sans bornes envers l'homme qui la tenait enlacée. Elle était émerveillée d'être en vie.
   Et l'homme?
   Ce qu'il faisait n'avait aucun sens : me prendre un à un les doigts de la main, comme s'ils étaient des objets que, rendu aveugle par l'absence de lumière, il devait palper et soupeser.

À l'approche de Bruxelles, je vécus sur deux plans, celui que je viens d'évoquer et l'autre, facile à circonvenir, du monde réel.
   Dans le couloir qu'on apercevait à travers la porte vitrée, à la hauteur du siège qu'avait occupé Harry, un nouveau groupe de personnes s'était formé et leurs voix parvenaient jusqu'à nous. Nous nous levâmes à peu près en même temps, Harry et moi, pour voir ce qui s'y passait.
   – On n'a pas de veine, constatait le conducteur, voilà qu'on nous amène une diesel pour nous remorquer et c'est elle à présent qui tombe en panne. On attend la suivante.
   Le mécontentement fut bruyant. Quel matériel! Quel pays!
   – Viens, dit Harry, on retourne, on va dormir.
   Les Cologne-Ostende étaient probablement les seuls trains encore en mouvement sur tout le réseau belge. Suivirent plusieurs arrêts qui semblaient non pas ponctuer des ennuis techniques mais plutôt les hésitations d'une bête imbécile et rebelle qu'on aurait attelé à la charge géante. Nous nous sommes endormis.
   Tout à coup nous étions à Bruxelles, à Schumann, la première gare du quartier européen. Allais-je suivre l'étranger s'il ne m'invitait pas? Nous nous levions pour rassembler nos légers bagages. Le mien se réduisait à une serviette. Harry avait un attaché-case noir assez important, de la taille d'une petite valise ainsi que l'étui de son enregistreur, muni de poches à cassettes.
   Il demanda :
   – Personne ne t'attend? Tu peux aller où tu veux? T'arrêter à Bruxelles? Dormir loin de chez toi?
   Je répondis :
   – Je peux aller où je veux.
   – Tu viens avec moi. Tu m'accompagnes à l'hôtel.
   Le ton était autoritaire, il n'y avait pas de question dans sa voix. Voulait-il me décharger d'un embarras, m'empêcher d'hésiter? J'acceptai avec plaisir, comme pour un service rendu.
   – D'accord, dis-je, cela m'arrangerait fort bien!
   Nous savions tous les deux qu'il ne fallait pas descendre à Schumann. Harry, debout à côté de moi dans le couloir devant la porte de sortie, habillé et boutonné, la valise à ses pieds, dit sans me regarder, d'un ton tout aussi décidé:
   – Je ne sais pas où je suis attendu, Sheraton aéroport ou Sheraton centre. Ils n'ont qu'à téléphoner.
   Sorti de l'éblouissante clarté de la gare souterraine de Schumann, le train s'enfonçait dans le noir des tunnels et dans l'obscurité presque aussi totale de la nuit entre Schumann et Bruxelles Nord. Il n'y a là, d'abord, que les arrières de maisons abandonnées et puis d'autres presque aussi délabrées. On y vit la nuit sans éclairage urbain, et leurs façades aux multiples fenêtres sont éclairées de l'intérieur, bariolées de lourdes grappes de linge qui pend aux séchoirs. Les bannières de la pauvreté. À terre, les rails luisent comme des serpents sous la lune et le terminus s'annonce par le fascinant jeu de voies qui glissent sous vos yeux, se rapprochent, se rangent en parallèles puis se détachent l'une de l'autre, pour faire d'inexplicables courbes, après quoi, un peu moins déliées mais tout aussi filiformes, elles se remettre dans le rang. Ce spectacle me fascine. Je l'aime. Il accompagne tous mes retours de missions.
   Ce soir, il me rassura. Car j'avais peur, je craignais d'être humiliée. Qu'avais-je fait! Serais-je assez forte pour me sortir indemne de l'aventure?
   – As-tu une carte de téléphone? demanda Harry.
   Je la lui tendis. Il l'empocha sans me remercier.
   Habituée aux bonnes manières des relations publiques et autres responsables accueillant la presse, je suis devenue très sensible, trop sensible par rapport aux termes d'un dialogue courant. Je ne savais pas au juste quelle dignité Harry venait de bafouer, mais je réagissais exactement comme quand, dans l'exercice de ma fonction, quelqu'un me prenait pour ma secrétaire.
   – Je pense qu'on m'attend au Sheraton centre. De tous les hôtels, Hilton, Hyatt, celui-ci est le plus près de la gare. Je connais bien le quartier.
   Quelle assurance! S'il savait que depuis six ans, pour aller au bureau, je faisais tous les jours le petit bout de la gare jusqu'au Sheraton. Le quartier était hybride : à droite, c'était le règne des souteneurs et de leur personnel féminin, les maisons tombaient en ruine en attendant qu'on les rase, à gauche, un centre moderne de boutiques et de snacks, agence de voyage, service de nettoyage rapide, prêts-à-porter, pharmacie, fruits et légumes… offrait tout ce qu'il fallait pour une course rapide entre deux navettes. Les arcades étaient le tronçon le plus apprécié du personnel de l'administration, du gouvernement, des banques et des ministères, de trois journaux et des plus grandes compagnies d'assurance. Les deux mondes ne se côtoyaient pas.
   L'image de mon quartier et de ma gare fut balayée d'un coup par ce qui nous attendait.

Nous entrions en gare du Nord.
   Les quais me parurent insolites. Ils étaient complètement déserts, comme vidés de force par une armée de science-fiction. La vie avait disparu de mon paysage quotidien. L'éclairage n'éclairait plus rien. Les murs semblaient misérables et sales, le matériel vétuste, laissé à l'abandon depuis des décennies. On avait changé la toile de fond de la scène, le spectacle serait une métaphore de fin du monde, il n'y avait plus de foule.
   Au coup de frein définitif que tout le monde attendait, Harry se trouvait debout devant moi dans l'étroit couloir du wagon. Il ne fit pas mine de me proposer le passage. Le marchepied automatique se déplia. Nous descendîmes les premiers. Harry ne prêta aucune attention à la désolation des quais dépeuplés. Il posa pieds et valise sur la première marche descendante de l'escalier mécanique. Depuis des heures on nous avait annoncé l'arrêt total du trafic, mais l'escalator, lui, fonctionnait. Pendant que nous nous engagions dans la descente, une impression déplaisante me souffla que quelque chose de plus désagréable encore m'attendait dans le fond. Dans une gare, le silence est monstrueux, je mis un temps à comprendre que me manquait le bruit tonitruant des haut-parleurs qui d'habitude annoncent arrivées et départs, ponctuant les bruits vifs du vacarme ambiant. Il n'y avait plus de vacarme ambiant. Le chahut avait disparu, son absence avait raréfié l'air et rendu l'éclairage plus blafard que de coutume.
   Dans le bas, un autre désordre nous attendait. On était brusquement arrêté, immédiatement après l'escalator, par des gens assis à terre, exactement là où d'habitude on a besoin de quelques mètres pour freiner la vitesse de l'accélération mécanique. À y mieux regarder, ils n'auraient pu faire autrement : toute la superficie de l'immense couloir était occupée par une foule accroupie ou couchée à même le sol.
   Harry enjamba cette masse sans grande précaution, me sembla-t-il. Je le suivis. Au fur et à mesure qu'on approchait des premiers quais côté ville, la masse grouillante se redressait un peu. Les gens assis avaient déjà l'air moins morts. Un couloir s'était formé vers les téléphones.
   –Ici!, criai-je à Harry qui me précédait, à droite!
   Harry se retourna, découvrit les téléphones et enjamba un dernier groupe comme s'il ne s'agissait pas de dormeurs mais uniquement de paquets et de vêtements.
   Jamais je n'avais vu ma gare dans un tel état. Nous avions atterri dans un cauchemar.
   Un peu plus loin, entre les téléphones et la sortie, des hommes se tenaient debout. Ils s'accoudaient au zinc d'une buvette, mais semblaient complètement amorphes. C'était une illusion d'optique. En temps normal, les buveurs sont tout aussi affalés au comptoir, mais derrière eux des flots de voyageurs s'engagent à toute allure dans un sens et dans l'autre. Sans ce mouvement et le sens bien défini des déplacements, la buvette perdait son caractère de foule. Il n'y avait là qu'un attroupement de rien du tout, consolateur quand même, un signe rappelant la vie.
   Gens debout et gens à terre, tous levèrent la tête au passage des derniers arrivants. Mais ils n'avaient plus d'yeux pour voir. En perdant sa foule et sa vie, la gare avait vidé les corps, l'attente était un lieu sans destination et les gens, des gens de nulle part. Les visages épuisés sont si insignifiants qu'ils en ont l'air désespérés. Murs, briques, couloirs, quais, matériel roulant, rien ne servait plus à rien.

Harry n'avait pas été long au téléphone.
   Au lieu de me faire un geste amical pour m'indiquer la sortie et me laisser passer avant lui, il reprit seul sa marche en direction de la salle des pas-perdus, me précédant sans se retourner. Il obliqua à droite, croisa le hall central, passa les portes coulissantes. Il était donc venu ici depuis la rénovation récente.
   Son grand pas trop rapide nous distanciait l'un de l'autre. Voulait-il me semer? Je compris plus tard qu'il craignait d'être aperçu avec moi par quelqu'un qui l'attendrait malgré les rendez-vous ratés. Je commençais à détester cet homme qui me faisait courir, je me maudissais de vouloir l'accompagner. Je n'avais pas le choix. J'allais trouver un gîte. Je suivais son imperméable en gabardine tabac clair, beaucoup trop léger pour la saison. Nous n'étions pas à Casablanca. Et où donc avait-il pris ce chapeau? De dos mon compagnon faisait flic à la Humphrey Bogaert, ou gangster des années trente.
   Un groupe de jeunes en jeans effilochés, couverts tant bien que mal de mouton retourné, lui barrait subitement le passage. Je parvins à le rattraper.
   – Des ennuis? lui demandai-je.
   – Non, pas spécialement.
   Il se remit en marche et emprunta la passerelle qui descend Centre Rogier. Même les mendiants avaient disparu. Sur le boulevard, quelques voitures roulaient encore, elles avaient l'air de balayer les grandes artères de circulation, pour les déblayer définitivement.
   À droite, on apercevait au loin les lueurs mauves et rosâtres des bordels, les verts et les oranges criards des enseignes de friteries. On sentait que l'activité battait son plein dans le quartier nocturne. Harry m'invita à traverser le boulevard. Traverser? Jamais personne ne traversait ici, on n'empruntait pas le trottoir du côté opposé. Je n'eus pas le temps de le lui dire. Il s'engageait déjà. Cette fois-ci, je courus pour le rattraper. Je ne voulais en aucun cas déambuler seule sur le trottoir des putes.
   Entre ce côté-ci et l'autre, on changeait d'univers. La limite à franchir était aussi sensible que celle du mur disparu de Berlin. Harry devait le savoir. Je le détestais.

Il marchait entre les immondices. Les cafés puaient. Le vent était glacé et me griffait la peau. L'imper de Harry était totalement insuffisant.
   Le trottoir me parut interminable. Je frémissais à l'idée de la chaleur poisseuse des réduits saumâtres au fond des trous lugubres qu'étaient les couloirs ouverts sur la rue. Je m'imaginais des arrière-cours faisant offices de latrines, donnant sur les chambres de passe. Enfin, nous débouchâmes au coin de la place Rogier, face au Sheraton.
   Harry me précéda dans le tourniquet, sans me laisser le passage. Deux portiers en uniformes m'aperçurent derrière lui. C'était désagréable et embarrassant. Je me sentis rougir de honte.
   – Reste là, commanda-t-il.
   Il ne m'indiqua pas les fauteuils où j'ai l'habitude de m'asseoir. Il passa à la réception et s'engagea, sans me faire signe de le suivre, dans la direction des ascenseurs. Je compris que je devais avoir l'air d'une cliente de l'hôtel qu'il ne connaissait pas. J'étais une passagère clandestine. Je devais donc faire semblant de rejoindre ma chambre.
   Nous nous retrouvâmes dans la cabine. Seuls. Harry ne desserra pas les dents. C'était dur. Je me sentais misérable. Dans le couloir, encore une fois, il me devança. Que n'aurais-je pas donné pour être seule ici, la clé en main, moi qui avais rêvé si souvent de ne pas être seule, plus particulièrement dans ce genre d'hôtels internationaux. Ah! me jeter sur un lit et ne plus penser à rien…
   Dès que la porte fut refermée, Harry changea d'allure. Il n'alluma pas la lumière. Les enseignes lumineuses de l'immeuble en face suffisaient amplement à nous éclairer. Il jeta sa valise à gauche sur le porte-bagage et se dirigea vers les fauteuils. Puis il se ravisa, fit demi tour, alluma la lumière de la salle de bains, fit couler l'eau et ressortit, en fermant la porte. La raie de lumière disparut. La lueur bleue venant du dehors nous donnait, ainsi qu'à la chambre, un air de clair de lune.
   – Je t'en prie, dit-il gentiment, prends un bain toi d'abord. Tu en as certainement fort envie.
   Ce n'était pas le cas mais je ne le dis pas. Le ton de sa voix était redevenu normal.
    Je te prépare quelque chose à boire, ajouta-t-il, appelle-moi si tu le veux.
   Est-ce lui le vrai Harry? pensai-je. Ne sait-il pas qu'il n'a pas de manières? D'où sort cet animal mal dégrossi?
   Je n'avais nulle envie de me laver. Je me trempai à peine, en sortis vite, me roulai dans quelques serviettes blanches et me présentai à Harry en disant :
   – J'ai laissé l'eau pour toi. J'ai envie de boire. Qu'as-tu préparé de bon?
   Il réagit avec surprise. «Laissé l'eau?», se leva et alla vider la baignoire.
   Comme si j'étais pestiférée. Il me souvint d'une histoire sortie d'un livre de lecture du début des écoles publiques. Un enfant pauvre n'avait jamais vu de bain. Arrive le grand jour. La baignoire est installée. Mais comme le budget de la famille est réduit à l'extrême, tous se baignent l'un après l'autre dans le même jus. Les enfants d'abord.
   J'avais quelques autres souvenirs de bains partagés et je pensais que pour se défatiguer le grand voyageur Harry, comme moi, faisait trempette dans un bain chaud et ne se lavait pas.
   Mais Harry, avec son sentiment de supériorité américain, avait compris mon histoire d'eau avec le mépris inhérent à sa civilisation. Il devait avoir des préjugés quant à l'hygiène en Europe ou être marqué par des coutumes juives concernant la toilette des femmes. Qu'avais-je fait! Joli malentendu. J'aurais voulu en rire. Je n'allais pas perdre de l'énergie à discuter un affront, je m'étais déjà sentie suffisamment humiliée tout à l'heure.
   Il m'avait servi du Schweppes.
   – Pas d'alcool? demandai-je.
   – Tu en veux? Je n'en ai pas pris moi-même.
   – Non, non, merci, dis-je, nous buvons la même chose, pour rester au même diapason. Nous sommes à jeun, ne l'oublie pas.
   – Oui, tout à l'heure, nous irons au restaurant. Un steak, un gros steak frites, et de la salade!
   Va pour le steak, pensai-je.
   – Tu aimes?
   – Bien sûr.
   Il avait ouvert quelques sachets de croquants et une boîte de noisettes.
   – Sers-toi!, fit-il en montrant l'étalage sur la petite table, plus tard, tu me diras quand tu désires partir.
   J'espérais secrètement qu'il comprendrait que mon histoire d'eau, comme l'alcool, venait d'un désir de partage.
   – Installe-toi, ajouta-t-il en indiquant les fauteuils, puis disparut. Son bain devait être plein à ras bords. Au passage, Harry tira les couvre-lits des deux lits, qu'il jeta à terre sur la moquette, sans les plier. Nous marcherions dessus, toute la nuit.
   J'étais assise. Les sièges étaient disposés de telle sorte qu'on voyait d'un côté la fenêtre et le ciel de Bruxelles, et de l'autre la chambre.
   Il ressortit de la salle de bain comme moi, dans sa serviette, et se coucha. Pour se relever aussitôt après. Il venait me chercher, tenant sa serviette d'une main, me prenant la mienne de l'autre. Il m'invita à sortir du fauteuil et à le rejoindre au lit, c'était presque élégant. J'étais déjà consolée, j'avais décidé de voir venir les choses sans me créer de problèmes, je me défendrais d'être blessée pour un rien. Je voulais croire qu'au fond Harry était gentil. Qu'il me voulait du bien. Ce qui m'avait heurté devait être mis sur le compte de son éducation.
   Ce fut facile de le suivre et de me coucher avec lui.
   Je ne sais plus exactement ce qui s'est passé. J'ai reconnu des gestes de tendresse et senti que mon corps se délassait.
   À un certain moment Harry me dit :
   – Je vais te faire beaucoup, beaucoup de plaisir.
   La phrase me toucha profondément. Je constatai par la même occasion qu'il me fallait des paroles pour m'émouvoir, et que mon corps se troublait vite quand la tête avait transmis ses signaux à l'émotion. J'étais émue et pleine de gratitude envers cet homme qui s'occupait de moi et je sentais que c'était bon de le lui dire, avec des caresses et l'étreinte de mes membres. J'avais retrouvé la souplesse de nos jeux d'enfants dans le sable et sur l'herbe, et j'ondulais des pieds à la tête dès qu'il me touchait. Les mouvements ne servaient plus à se battre ou à se libérer, mais à chercher et à recevoir.
   – Je ne crois pas à l'âge que tu m'as avoué, fit Harry à un certain moment, comme en réponse à ce que j'éprouvais.

Une autre fois, il se leva à genoux d'abord et me regarda couchée sur le dos, sans me toucher. Puis il bondit hors du lit, couru jusqu'au bout du matelas, se campa tout droit devant moi et me tira par les pieds.
   C'était absolument délicieux, j'avais huit ans et mon coquin de cousin me maltraitait une fois de plus. Il déposa mes pieds à terre devant les siens. J'avais les genoux pliés au bord du coussin comme pour m'asseoir. Il me prit par les épaules et me redressa. Cette fois, je n'étais plus une enfant. Il me modela sans équivoque. J'étais assise à le regarder et cherchais ses yeux du regard. Après un petit temps, il m'attira vers lui et dit :
   – Viens par ici, on s'assied au salon.
   Enveloppé chacun d'un drap, nous avions des allures d'empereur romain. Les lits resplendissaient, très blancs dans la demi obscurité. Les fauteuils de grosse toile pâle devaient être coquille d'oeuf. Nos toges blanches prenaient les reflets bleutés que jetait, au haut du bâtiment d'en face, la réclame Mercedes Benz.
   – C'est la plus chère de tout Bruxelles, commenta Harry. Il en connaissait le prix par mois.
   – On se bat pour cet emplacement.
   L'idée du clair de lune était plus évidente que jamais. Il n'y avait pas de lune.
   Nous ferions durant la nuit plusieurs passages au salon. J'ai un très bon souvenir de nos conversations. Harry commença par dire :
   – Je ne comprends pas pourquoi tu m'as accompagnée.
   Que voulait-il que j'explique? Il m'avait excitée par ses caresses dans le train. J'avais eu envie de lui. Et envie de continuer, de passer la nuit à faire l'amour avec cet inconnu qui éveillait mes sens. Quoi de plus simple? Les circonstances m'avaient jetée à sa suite. N'avait-il pas compris qu'il m'offrait tout simplement un gîte? Il devait s'en douter. Je ne voyais pas le sens de sa question.
   Dans le fauteuil, la première fois, je répondis :
   – Parce que tu m'as semblé fort gentil.
   Au lit, ensuite, il répéterait la question. Ainsi que la petite phrase au sujet de mon âge. Nous avions le même âge, j'étais l'aînée à quelques mois près. Qu'il se fut mépris sur mon expérience amoureuse avait à mon sens peu d'importance, je n'avais à cet égard aucun complexe.
   – Tu as une vie passionnante, complétai-je sans beaucoup de cohésion.
   – C'est vrai, admit-il. Ce n'était pas la satisfaction stupide de l'homme d'affaires arrivé, mais l'agréable objectivité de quelqu'un qui constate un état de choses positif, sans s'enorgueillir.
   – J'aime les choses qui vont bien. On a eu de la chance tous les deux, ajoutai-je.
   – Oui, c'est bien cela.
   – Que veut dire exactement "facilities?" lui demandai-je.
   – Le secteur des besoins de l'existence quotidienne. Nourriture, achats maison, jardin, enfants, études. Tout, quoi.
   – C'est une affaire de famille?
   – Oui, de famille. Et beaucoup plus.
   Moi :
   – Un trust.
   Lui :
   – C'est cela.
   – Qui te fais voyager sans cesse.
   – Partout.
   Il se mit à énoncer leur chiffre d'affaires. Le montant était si élevé qu'il dépassait mon entendement. Il me demanda ce que je faisais moi, dans la vie, à part mon journalisme et la musique.
   – Rien d'autre, avouai-je, le journalisme est une passion. Je découvre sans cesse des mondes nouveaux. J'aime l'organisation efficace du travail. J'ai déjà pas mal de responsabilités. Pour mon plaisir, je remplace volontiers un collègue, je voyage dès qu'il manque quelqu'un pour une mission à l'étranger. Et le reste du temps, à Bruxelles, on est gâté : théâtre, opéra, concerts, réceptions, vernissages. Ce n'est pas mal.
   – Pas mal non plus, la vue qu'on a d'ici, supputa-t-il en indiquant le Botanique.
   – Je connais toutes les tours, les églises, les toits et les rues, déclarai-je en supervisant le panorama, j'ai été partout. La vie du bas, la rue m'est aussi familière que le haut.
   J'étais lancée et je le voyais sourire.
   Harry voulait savoir si je connaissais Manhattan.
   – De notre appartement, spécifia-t-il, j'ai aussi une vue superbe sur la ville.
   – Et maintenant, demandai-je, tu retournes à New York?
   – Manhattan. Comme ici, une vue splendide. Au petit déjeuner, je vois le ciel et toutes les tours. Et le soir, quand nous recevons des amis, c'est Barbara Streisand qui est assise à ta place là bas.
   J'avais le dos tourné vers la fenêtre. Il me voyait à peine en contre-jour. Je devais être une silhouette, rien de plus.
   – Vous êtes amis?
   – Oh, oui. Elle attend un bébé.
   – Mariée?
   – Elle est avec quelqu'un. Un chic type. Woody Allen vient aussi à la maison.
   – Depuis quand vous connaissez-vous?
   – Je l'ignore. Tu sais comment ça va: on se rencontre à un cocktail et on parle. Puis on se croise à Central Park. C'est le cas de Barbra et de Allen, séparément. Ensuite on parle et on devient amis.
   – Vous vous voyez souvent?
   – Qu'est-ce souvent? On se croise dans la rue. Ils habitent tous les deux tout près. Et quand on veut plus, on aboule.
   – À Soho, le prix du terrain y est à peu près le plus élevé de Manhattan, spécifia Harry.
   Il parla une troisième fois avec enchantement de la beauté du ciel envahissant son appartenant. Avait-il oublié qu'il avait prétendu détester New York?
   – Tu y es le matin et le soir. À midi? Pendant la journée?
   – Rarement. Tu as raison.
   Il demanda :
   – Tu étais seule à New York?
   – Oui, mais j'avais des adresses. Je savais où loger. À New York chez une secrétaire de l'ambassade, à Washington chez la tante de notre fille au pair hollandaise. J'ai passé huit jours au Met. Un collègue de la radio m'a fait faire le tour des bibliothèques, universitaires et municipales. Ça m'a mené à Washington, en train, et à Atlanta, en bus. J'ai piqué une tête jusqu'à New Orleans et traversé la Louisiane, la Georgie, les Carolines.
   – Appliquons-nous à ne rien oublier de la misère des autres tout en nous interdisant de la partager, émit Harry. C'est une loi élémentaire de survie. Et personne ne demande de commisération.

– Viens, dit-il, on va se coucher.

Mon désir d'être excitée était plus fort que l'excitation elle-même.
   Il me prenait par la main ou par les épaules et je me laissais guider comme si nous étions de vieux amis. Une fois couchée, ce sentiment ne me quittait pas. Je reconnaissais les gestes et la douceur du plaisir. J'étais très passive parce que l'homme à mes côtés n'en finissait pas de me découvrir. Son savoir-faire me stupéfiait. Quelle science! Quelle connaissance du corps! Il était la nature même. Il ne me heurta pas une fois, ne me demanda rien qui ne me soit pas venu d'instinct. Notre occupation avait du songe. Une perfection sans violence. Personne n'existait au monde sauf nous et ceux qui faisaient l'amour comme nous. C'était l'occupation absolue. Jamais elle ne finirait. Du moins, c'est le sentiment qu'on avait jusqu'à un certain point. Le changement venait toujours de Harry, un affolement, une impatience, une quête qui honorait encore plus profondément la femme. J'en oubliais que j'aimais ce qui dure. Je cherchais, contaminée par le délire de l'homme, je ne savais au juste quoi, plaisir, folie, satisfaction, éclatement.
   Tout ce que Harry faisait était simple et bon. J'étais comblée au delà de toute espérance. La vie me faisait un cadeau. Il est certain que j'étais bonne. J'avais un corps pour le lui dire.
   Ou ma voix quand nous étions retournés au salon. Nous bavardions. Il me servait à boire. Nous prenions quelques noix. Il vidait les sachets de biscuits. Nous nous enroulions maintenant dans des couvertures. Harry avait sorti de l'alcool du réfrigérateur. Nous n'étions pas ivres, tout juste sentimentaux et enivrés de nous-mêmes. Nous ne parlions pas d'amour ni de sexe, mais de politique.
   – Pourquoi ne veux-tu pas me dire ce que vous pensez ici d'Israël?
   – Vous ça n'existe pas. J'entends des bêtises et des choses qui m'énervent. J'ai des amis pro israéliens et d'autres pro arabes. Je lis des tas de choses. Que veux-tu que je dise? Un lieu commun? Qu'on aime Israël? Qu'on n'aime pas Israël? Qui aime qui? Et pourquoi? Tu veux un résumé à partir de Yom Kippour, ou de 1946? J'ai vu des documentaires horribles. Tu te vois, toi, fusil en main, le canon braqué sur moi? Si nous étions, toi et moi dans des camps opposés en plein conflit de guerre, nous nous tuerions. Je ne refuse pas d'y penser, je refuse d'en parler. Ne me demande plus rien de politique. Ce n'est pas le moment.
   Ma tirade était longue, il la résuma, d'une voix atone :
   – Je te tuerais. Tu me tuerais.
   – Je n'en suis pas sûre, répliquai-je.

Nous avons parlé de défense, de dilemme, de refus et d'action. Nous nous frayions un chemin à travers les stéréotypes de la morale, chacun pour soi, mais avec le souci de se défaire de ce qui nous empêchait de vivre, et de voir qui nous étions. Se reconnaître mutuellement. Une conversation de jeunes ou de rencontres fortuites. Avec la connotation de ce que la vie nous avait appris sur nos illusions et sur notre impuissance.

– Notre relative impuissance, rectifiai-je.
   – Et maintenant, on retourne au lit, disait Harry.
   Il m'invitait comme si, une fois de plus, une journée venait de se terminer. Il faisait le geste de me tirer de mon fauteuil, et je me laissais entraîner. Couchée, je l'entendais répéter :
   – Tu dois perdre la tête.

Que signifiait pour lui "perdre la tête"? Il ne m'abandonnait qu'après un orgasme, que voulait-il de plus? Au salon, il ne faisait pas allusion au plaisir. Il ne parlait pas sexe, il n'analysait pas ce que nous venions de recevoir et de produire ensemble. Il voulait parler, comme pour passer la nuit sans dormir. Il semblait désireux d'apprendre des tas de choses sur l'Europe et une façon de modernisme ou d'indépendance féminine qui semblait l'intriguer.
   Il ne parlait du plaisir et de moi qu'au lit, en me faisant l'amour. C'était neuf pour moi. Sa parole avouait ce que faisaient nos corps. Par ses paroles, nous enregistrions consciemment un entendement qui pour moi jusqu'ici était resté muet, comme s'il fallait l'oublier, ou le sublimer ensuite, en y mélangeant du sentimental. Le silence crée un vide autour de l'espace qu'emploient nos corps. Harry par contre exprimait ses désirs, son intérêt pour ce qui se passait en moi, sa fantaisie, le plaisir qu'il voulait susciter et, enfin, ce qu'il ressentait lui-même. Et bien qu'au salon il s'agissait de tout autre chose, nous passions du lit aux fauteuils sans transition, nous étions pareils à nous-mêmes dans les deux situations, d'égale à égale.
   Harry représentait le vrai, moi l'erreur, il n'y avait pas de limite à franchir entre la parole et le lit. Quand on fait l'amour en silence, après, on se lève et la vie reprend comme si de rien n'était. Ici, par contre, notre étreinte passait insensiblement de la recherche à la découverte et vice versa. Au lit, Harry ponctuait ses parcours par des mots d'amour et de tendresse. Il ne fallait pas les interpréter en valeur sûres, ils n'étaient dits que pour procurer encore plus de douceur à ce qui est déjà doux, et à la violence, la patience nécessaire pour retarder son explosion. Parfois c'étaient des petites folies, des ribambelles d'onomatopées. Puis subitement, l'incantation se faisait insistante, haletante, comme l'itinéraire des corps. Nous nous lâchions comblés. Ou presque. Harry faisait de moi une torche qui ne se consommait pas. L'ardeur était si soutenue qu'elle ne désirait plus qu'être élan et désir à tout jamais.

Grâce à la répétition de nos arrêts dans les fauteuils, la conversation étira notre nuit presque indéfiniment, comme si nous n'en avions pas une seule mais toute une série, faite de veille et de sommeil, alternance comparable à la longue suite de jours et de nuits qu'est la vie. En bavardant, nous faisions l'un pour l'autre le résumé de ce que nous avions de meilleur, nos passions et nos choix essentiels. Je n'étais pas fatiguée. J'étais sollicitée à part entière, pour la première fois de ma vie.

Le moindre de ses gestes était un hommage à ma personne, une invitation, un égard, étonnant et inattendu. Jamais princesse fut-elle regardée avec plus de révérence? Que cet homme si brutal dans la rue devînt charmant dès qu'il prenait l'initiative des rapports intimes, ne m'étonnait plus.
   Je l'interrogeais, il m'interrogeait. Nous nous couvrions en nous drapant de ce qui traînait à terre, il ne faisait pas chaud. Nous avions oublié le restaurant, l'heure était passée. Pouvait-on avoir faim? Harry n'alluma pas la lumière et ne pensa pas à régler le chauffage. Nos yeux s'étaient habitués à la pénombre, je pouvais lire sur son visage la surprise ou le rire. Il m'offrait à boire. Nous étions assis les pieds sur la table basse, la baie vitrée dans le dos et le regard planant sur le blanc désordre des lits. Nonchalance, oisiveté, paresse? La nuit ne nous désarmait pas. Nous n'avions plus besoin de sommeil.
   Harry :
   – Je veux t'étudier. Je te connais à peine. Je veux comprendre pourquoi tu es ici.
   Moi :
   – Tu m'as invitée.
   Il voulait savoir ce que mes amis disaient de moi.
   – Peu de choses personnelles, on parle de mon travail, de ma réputation lorsque j'étais à la fac. Il ne doit pas y avoir grand-chose de très attachant…
   Lui :
   – Tu n'en sais rien. Seul celui qui t'observe y verra clair.
   Ce désir de m'étudier et de me comprendre! Je me sentis comme protégée. C'était neuf, insensé et délicieux. Qui sait, il m'obligerait peut-être à vivre vraiment au lieu de regarder vivre. Une petite cure "Harry" ne me ferait pas de tort, de temps à autre. Aurait-il envie de me revoir, lorsqu'il passerait par Bruxelles? Ici, le soir et la nuit. Rien d'autre. Je me prélasserais à l'ombre de son attention. Il n'est pas sûr qu'il aurait fait bon vivre avec lui.

Nous eûmes une dernière longue conversation, dans la partie salon de la chambre, Harry regardait par la fenêtre avec de grands yeux luisants. Il avait l'air rêveur qui m'avait intrigué dans le train. Son regard partait en direction du Botanique. Il y rencontrait une coupole ancienne et quelques tours du 20e siècle. C'était Jérusalem qu'il y voyait.
   – Ce ciel toujours pareil pour accueillir nos pensées, dit-il.
   Son Jérusalem à lui datait des années soixante-dix. J'étais en Pologne à l'époque. Je ne le lui dis pas, ne voulant pas interrompre le flot de rêve qui sortait de sa bouche. Sa voix vibrait du ton sentimental qui m'avait frappé dans le train et je sentais qu'il était heureux. Qu'aurais-je pu lui communiquer de meilleur que ses images de campus universitaire et de jeune fille, les livres sous le bras? Mon souvenir aussi était glorieux. Varsovie respirait sous Gierek. Il soufflait un vent libérateur dans les salons de quelques appartements. Les théâtres connaissaient un temps de gloire sous Witkacy et Kantor. Wajda régnait à Lodz, et Lenica dessinait ses affiches ahurissantes. Harry n'y comprendrait rien, nous ne sortions pas du même monde. Il avait renoué avec son histoire de jeune fille et ne remarquait pas qu'il se répétait.
   – Elle a bien mené sa barque. Mariée, enfants, métier, oui, tout.

– Tes souvenirs anciens ne sont-ils pas troublés par la rencontre?
   – Au début, oui. Mais aujourd'hui, dans le train, j'ai retrouvé le lien avec le passé. Je suis redevenu l'ancien. J'ai perdu celui que je suis devenu après Jérusalem. J'avais vraiment vingt ans. Je sentais comme alors. J'entendais tout avec ma sensibilité de jeune. Les mots avaient leur signification primaire. C'était extraordinaire. Un véritable saut dans le passé. Les seize années entre alors et maintenant: complètement effacées. Essaye de te rendre compte du voyage que cela signifie. Après mes études en Israël, à mon retour en Amérique, j'ai souvent pensé que la famille avait fait de moi celui que je suis devenu, cet homme d'affaires qui réussit, qui s'est marié comme il fallait, avec la personne la meilleure qui soit, exactement prédestinée à être sa compagne idéale. Elle est dévouée et comblée dans le monde qui est le nôtre, à Manhattan et à Soho. À chaque étape que je franchissais, j'ai pensé que si j'étais resté à Jérusalem, si j'avais fait ma vie là bas, j'aurais été un autre homme. Pas vraiment meilleur, parce que je ne fais aujourd'hui de tort à personne, mais différent. Plus identique à moi-même. Correspondant plus à ma véritable nature. Je ne sais pas exactement ce qui me déplaît dans ce que je fais aujourd'hui. Je suis un passionné de la réussite et je devrais être content. Je le suis, au moment même, mais pas quand je me retire du courant d'air perpétuel. Je ne peux pas t'expliquer ce qui alourdit ma conscience… J'ai acquis une grande aisance dans le fonctionnement de ce qui m'est réservé, et cette aisance me sépare des problèmes de notre civilisation et de la misère des indécrottables. Je suis heureux d'appartenir aux upper fews. Mais ce n'est pas le grand feu de joie. Aucun ami ne le remarque. On s'imagine que je suis superficiel et bon enfant. On m'invite comme boute-en-train. Et pourtant, je sais que j'aurais été différent. J'aurais pensé autrement sur presque tous les sujets d'actualité.

Me taire, pensai-je, je veux tout entendre, l'analyse et l'illusion.

– Là bas, mon vrai moi aurait été une part de moi-même à chaque moment de mon existence. Ici, c'est l'existence qui me coule dans un moule. Je me laisse diriger par elle. Elle me dicte ses lois. Je m'y retrouve parce que je suis bon élève. Seulement, j'ai le sentiment que depuis nombres d'années, de la façon dont je vis, je n'emploie pas ce qui est réellement moi. Là-bas peut-être, cette alternative n'aurait pas existé.

– C'est curieux, dis-je après un silence, au début de l'après-midi, dans le train, j'ai moi aussi effectué un retour en arrière. J'ai refait un voyage qui m'a ramené au seuil de mon existence. Les racines. Le père et mes soeurs. Notre éducation. Les principes de vie. Quelque chose de fondamental et de très important.
   – Et tu étais heureuse?
   – Très.
   – Oui, remarqua Harry avec lenteur. Nous aurions dû mourir. Nous avons eu une prémonition. Le machiniste qui a arrêté la machine a pris une décision personnelle, on ne lui avait pas demandé de le faire. Ce n'était pas prévu. Nous devions verser. Et nous écraser. À cause de la vitesse, nous aurions été trop légers. Tu as vu le poids lourd, les fers en l'air? Et les arbres déracinés? Nos âmes s'y étaient préparées. Nous avions refermé le cercle. Moi, je n'étais pas tout à fait prêt. Tu es venue me distraire. J'ai cru reconnaître en toi la fiancée qui me hantait. Il fallait que j'aille te voir. C'est la vie qui me reprenait.
   – Et chez moi, répondis-je, le retour à la vie a commencé au moment où tu es arrivé. Sais-tu que les partitions qui traînaient devant moi sur la banquette étaient ouvertes sur un passage du Requiem de Fauré, que nous chantions ce soir même? Le passage dit textuellement que la terre se fendait. Je séjournais aussi aux confins de la vie, au-delà même, In Paradiso. Coïncidence? Toi aussi, tu t'es aventuré au-delà, avec l'appel de Yentl à son père dans les cieux.

Il était temps d'échanger nos adresses. Harry se leva, en empereur romain, prit une feuille jaune de papier à lettre Sheraton et me fit un dessin : Central Park au haut de la page, puis une série de parallèles vers le bas, qu'il numérota 7, 5, 3. «Oui, oui, je connais» dis-je. Il marqua un bloc au sommet de la troisième avenue.
   – C'est là que je travaille, au numéro 27.
   Puis il descendit au bas de la page et griffonna son nom, dans Soho. Il indiqua encore Wall Street pour suggérer les distances, et à l'extrême droite l'emplacement des Nations Unies.
   – Mets-y aussi la quarante-deuxième, demandai-je, je suis une fille du train.
   Je rangeai le plan immédiatement dans ma serviette.
   – Et toi, où vis-tu?
   – Toujours dans ma ville natale.
   – Tu devrais t'installer seule. Une maison à toi. Dans les bois près de Bruxelles. Tous mes amis belges habitent dans les bois. Il y fait superbe. Il y a des tas de bonnes maisons, anciennes et neuves. Fais ça. Achète-toi une maison. À Waterloo par exemple. Je viendrai t'y voir. Tu m'inviteras.
   L'idée m'amusait. Enfin quelqu'un me situait-il dans un décor somptueux. Mais que ferais-je seule dans une grande maison?
   – Ne veux-tu rien manger? Nous ne sommes pas allés au restaurant, se rappela Harry, il est trop tard sans doute?
   Nous nous levâmes pour regarder la rue dans le bas. Elle était déserte. On ne voyait plus l'effet du vent, et nous l'entendions à peine. Rien ne bougeait, il n'y avait plus que du béton.
   – Vidons les provisions, conclut-il en s'approchant du réfrigérateur.
   Une boîte de noisettes et deux sachets de biscuits, qu'il ouvrit de main de maître. Puis il versa deux Campari orange. Cette fois-ci, la soirée touchait à sa fin. Nous la célébrions, comme si nous venions de nous retrouver après une longue séparation. Je jouissais de tout ce qui se passait dans cette chambre.
   – J'aime bien ta peau, constata-t-il.
   Je m'attendais à ce qu'il dise : J'aime le Campari.
   – Moi je t'aime tout entier, fis-je sur le même ton, j'aime être avec toi.
   La deuxième phrase servait à affaiblir le message de la première. Harry le releva.
   – Tu te méfies des mots.
   – Bien sûr.
   – Et des hommes en général?
   – Je suis prudente.
   – Je me demande pourquoi tu m'as accompagné, répéta-t-il une dernière fois son refrain.
   – Pour faire l'amour, répondis-je, franchement cette fois.

– Avec le premier venu?
   – Dans le train, tu t'es fait connaître. Je savais que tu pensais à Jérusalem, et à une autre femme.
   – Dis plutôt : à un autre moi-même, me reprit-il.

Tout était dit, nous nous sommes endormis.
   À un certain moment, je me réveillai de froid, Harry dormait dans le lit d'à côté, couvert de sa propre literie et d'une partie de la mienne. Mon lit, où nous nous étions débattus et assoupis, n'avait plus qu'un drap et un coin de couverture, que je ne parvenais pas à tirer sur moi. Le dormeur la coinçait. Nous n'avions pas mangé depuis des heures. Je devais avoir atteint l'extrême limite de ma résistance, je grelottais d'épuisement. J'essayai de retrouver nos couvre-lits par terre. Ils m'avaient semblé lourds et chauds. Ils ne donnèrent aucune chaleur.
   J'allongeai une main hors du lit pour trouver à tâtons quelque vêtement à enfiler, et me rappelai soudain que je m'étais déshabillée à l'entrée de la chambre.
   Il fallait que je me lève pour prendre un lainage et ma jupe.
   Je ne découvris qu'un amas de vêtements d'homme. Harry avait déposé sa valise sur les miens, et s'était déshabillé ensuite en jetant tout ce qu'il portait pêle-mêle sur cette valise. J'extirpai ma jupe de sous le paquet en tirant d'une main et en retenant de l'autre la valise. Quant à mon lainage, je ne le retrouvais pas. Dans ce coin de la chambre la lueur extérieure n'éclairait pas suffisamment les objets pour en faire ressortir la couleur.
   – Que fais-tu? demanda sa voix endormie.
   – J'ai froid, je cherche mes vêtements.
   Il ne réagit pas. Tout compte fait, pensai-je, ma jupe suffit. Et je me recouchai.
   Elle ne suffisait pas, j'étais glacée. La respiration de Harry était redevenue régulière. Il dormait, je ne le réveillerais pas si j'essayais de trouver autre chose. Dès que j'eus mis les mains à sa valise il demanda d'un ton terrible :
   – Mais que fais-tu donc là?
   – Je voudrais mon lainage. J'ai terriblement froid. Je ne peux pas dormir.
   –Il se leva, déplaça ses affaires, ferma sa valise et l'emmena. J'en profitai pour tirer les couvertures à moi. Elles ne suffirent pas non plus, j'eus froid jusqu'au matin.

J'entendis Harry se réveiller, vérifier sa montre et se redresser. Je lui souhaitai le bonjour. J'avais des idées romantiques au sujet du réveil après une nuit d'amour.
   – Je m'apprête, fit-il en se levant. Toi, tu ferais mieux de ne pas commander ton petit déjeuner ici. Dors encore un peu après mon départ. Tu seras bien à temps à ton travail.
   Rien d'autre. Pas de baiser, pas de regard. Je pris sa place dans son lit, il y faisait chaud. Il réapparut tout habillé, valise en main. Je l'apercevais dans la raie de lumière que faisait la porte de la salle de bain. Il mit un manteau noir et un chapeau, qu'il sortit de l'armoire. Je n'y fis pas attention. Sa silhouette se dressait devant moi. Je me levai et l'embrassai, pensant qu'il attendait ce geste de moi. Je sentais encore le même élan de tendresse que cette nuit, bien qu'il fût devenu un autre personnage. Nous ne nous étions pas fixé de rendez-vous, mais j'avais son adresse à New York et lui savait où je travaillais. J'acceptai son départ précipité. Il ne répondit pas à mon effusion. Il téléphonerait au bureau. J'étais fière de le laisser partir si calmement, sans effets dramatiques. Je ne l'importunais pas. Je me décollai de son manteau rugueux. Il tourna les talons, toujours valise en main. Je vis sa silhouette disparaître dans le couloir de chambre.

Dès que la porte fut refermée, je me précipitai hors du lit et enfilai mes vêtements. Rangeai mon bagage, papiers, partitions, nécessaire de toilette, mouchoir, monnaie, laissez-passer de presse. J'enfilai mes gants et jetai un regard circulaire sur le désordre pour m'assurer que je n'oubliais rien avant de quitter les lieux. Curieusement, je ne récapitulai pas en pensée ce qui s'était passé ici. Je ne fis pas ce petit exercice de conscience qui consiste à survoler le temps écoulé dans une chambre d'hôtel. Tout ici va redevenir anonyme alors que le décor et les objets ont été les vôtres pendant quelques heures ou quelque jours. D'habitude, je ne me passe jamais de cet exercice.

Je ne sais pas ce que je ressentais. Je descendis si vite que j'aperçus encore Harry sur le trottoir du Sheraton, faisant signe au premier taxi de la rangée stationnée. Le portier de l'hôtel se trouvait à ses côtés et lui ouvrit la portière. Harry portait ce chapeau noir qu'il avait déjà dans la chambre. La scène du matin d'hiver dans la rue déserte sortait toute entière d'un vieux film en noir et blanc. Je freinai ma course. En sortant du tourniquet je m'étais élancée dans sa direction sans savoir que je l'entreverrais encore. Il avait dû s'entretenir avec quelqu'un à la réception ou au téléphone. Je ne sais pas s'il me reconnut. Il s'engouffra dans la voiture. Je regardai ailleurs.

Je vécus toute la journée sous l'emprise de notre nuit. J'entendais Harry dans un monologue intérieur, comme une deuxième voix en moi. Nos conversations passaient et repassaient.

Avant d'aller au bureau, je devais absolument manger quelque chose. Le bistrot du coin faisait l'affaire. Je mordis à belles dents le pain de la corbeille. L'odeur de café me rappela la volupté des sens. Mes lèvres, la peau de mes joues, l'air frais qui frôlait mes oreilles, le mouvement de prendre la tasse, de m'accouder sur la table, de regarder au loin, tout était neuf ce matin, et délicieux. Ma mémoire débordait de caresses, de la délectation de s'étendre et puis de s'asseoir pour la conversation. Je pris le petit déjeuner sous l'oeil vigilant d'un Harry imaginaire. Je lui dirais que j'avais obéi à son ordre.

Il ne m'appela pas.
   Le lendemain non plus.
   Il avait perdu ma carte. Il ne se rappelait plus mon nom, ni celui de mon journal. À Bruxelles, deux quotidiens prétendaient être le plus gros tirage de Belgique. On l'avait rabroué à la première adresse.
   Il essayerait de me rencontrer lors d'un prochain passage. J'ignorais s'il était encore en Belgique. Il serait un ami d'exception, à l'hôtel, pour une nuit ensemble.

Je ne l'attendais pas vraiment.

Sa présence était si forte que je pouvais me passer de lui. Un beau jour, j'irais le voir à New York. Je me ferais annoncer au 27 de la troisième avenue.

Sa voix m'accompagna pendant des jours. Mon idée de l'homme et de l'amour avait changé du tout au tout. Mon corps ne ressemblait plus à ce qu'il avait été. J'étais transformée. Enfin belle, et habitée d'une nouvelle soif de vivre.

Une nuit, j'eus un cauchemar.
   Ne m'avait-il pas demandé où je vivais? Je n'avais pas donné mon adresse. Je ne l'avais pas invité. Il avait des tas d'amis dans les bois à Waterloo. J'avais refusé — à un Américain! — l'accès de ma maison.
   Mon rêve se détériora. Je fus entraînée dans une scène qui me glaça d'horreur. Il y a plusieurs vérités. Rien n'est vrai de ce qui semble vrai, et dans un cauchemar, on est en même temps la victime et celui qui comprend tout. Je réalisai qu'il avait entendu, vu et cru comprendre autre chose que moi. Sa vérité n'était pas la mienne.
   Nous avions parlé d'argent et c'est moi qui l'avais interrogé sur son métier.
   Dans mon rêve Harry répétait son chiffre d'affaires et les sommes folles que valait à Bruxelles la publicité lumineuse de Mercedes Benz ainsi que les propriétés à la Cambre et en forêt de Soignes. Il enchaînait :
   – Je voudrais bien savoir pourquoi tu m'as accompagné?
   Ensuite, brutal :
   – Que fais-tu là à côté de ma valise?
   Je répondais :
   – Je cherche mon pull et ma jupe.
   Il criait :
   – Viens te coucher. Dors!
   Je le croyais endormi et retournais à l'endroit interdit.
   Il bondissait alors comme un tigre de son fût, me tirait violemment de là, s'emparait de son trésor, qu'il bouclait bruyamment et criait :
   – Voleuse!
   Le rêve fut si parlant que je mis des jours à me débarrasser de l'idée qu'il me révélait la vérité. Une somme folle dans la valise expliquerait sa hâte à la gare et dans la rue, ainsi que sa brutalité au téléphone, ses grands pas qui devaient m'empêcher de le rejoindre et d'écouter ce qu'il disait. Le personnage brutal était un personnage inquiet. Dans la chambre, nous ne pouvions partager un bain, il devait à tous moments surveiller la valise et pouvoir agir. Dans mon fauteuil par contre, j'étais nue, enroulée d'un drap de bain, donc inoffensive.
   Et d'où venait ce manteau noir et ce chapeau foncé, dans lequel il m'avait quitté le matin? Le vêtement d'hiver pendait dans l'armoire. Y avait-il rangé son imper clair de la veille? Avais-je passé la nuit dans sa chambre de Bruxelles?

Quelques jours plus tard, je demandai à la réception du Sheraton si Monsieur Harry Untel avait laissé un message. L'équipe de réceptionnistes était au complet. Le nom ne leur disait rien. Je spécifiai la date de son dernier passage. On vérifia dans les livres. Sans résultat.

À HARRY, S'IL ME RECONNAÎT
L'OURAGAN PASSA SUR LA BELGIQUE
LE 25 JANVIER 1990

 

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