Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LE GÂCHIS

Vendredi soir, 7 mai. Ils iraient chez les BdSD. Elle devait barrer ce 7 mai dans son agenda, ils étaient obligés d'y aller, c'étaient des clients et ils avaient lancé leur invitation deux mois à l'avance. C'est ainsi que Louis lui présenta leur sortie.
   Elle était rentrée bien à l'avance pour pouvoir s'habiller sans se presser, faire une toilette plus raffinée que d'habitude, se maquiller en fonction de l'éclairage artificiel, se coiffer, se parfumer.
   Prendre la voiture pour rouler avec son mari, à deux, en couple qui se rend chez des amis, était si exceptionnel que c'en était devenu romantique, elle profitait à fond de la situation. Nos rêves sont nos meilleurs amis, s'imaginer un plaisir ne faisait de tort à personne.
   Pendant les quelque 30 kilomètres qui les séparaient de l'adresse de leurs hôtes, au lieu de partager avec elle cette sensation singulière, son mari n'arrivait pas à se détendre. Il était rentré beaucoup trop tard, s'était changé en toute hâte, lui criant de venir nouer sa cravate, bref, ils avaient pris au départ déjà une demi-heure de retard. En pareil cas, comme elle le savait inabordable, elle ne devait d'aucune façon essayer de l'apaiser en rappelant qu'on pouvait arriver les derniers à cette sorte de dîner.
   La route était belle, et elle, contente de sortir. C'était dangereux de le lui dire, bien que ce fût absolument vrai. Il prenait la mouche au premier son de sa voix. Le fait même qu'elle voulût installer une meilleure ambiance prouvait — selon lui et sa façon d'interpréter les choses — qu'il avait quelque chose à se reprocher. Il se sentait critiqué, c'était déjà trop. Une petite phrase prononcée par mégarde, il se fâchait en essayant de cacher son énervement vis-à-vis d'elle, mais l'accusait néanmoins — et d'un ton méprisant — qu'il n'ignorait pas qu'elle avait horreur de sortir avec lui. Il la regardait alors deux ou trois fois et semblait la détester. L'attaque faisait horriblement mal, elle s'en voulait d'avoir ouvert la bouche et ne disait plus rien. C'était curieux de ne pas pouvoir dire de gentillesses, d'être obligée de se taire, car justement, quand elle l'avait ainsi à ses côtés dans la voiture et qu'elle le sentait crispé et impatient, elle avait plutôt pitié de lui, son sentiment envers lui était bienveillant, il n'était pas homme à se libérer facilement des problèmes du jour et c'était bien ainsi, il fallait qu'il prenne les choses à coeur, rien ne comptait pour lui sauf le métier. Les clients.
L'effet qu'elle et lui feraient en entrant. Le couple qu'ils formaient. Elle devait être jolie, et elle l'était. (Mais il ne semblait pas l'apprécier.) Elle devait être bien mise, et elle l'était. Si ce n'était pour son mari, elle serait belle pour les autres. Il fallait qu'on l'appréciât, même sans la connaître, uniquement à la voir. L'épouse de Louis.
   Il n'était pas le même homme, chez lui qu'ailleurs. Avec d'autres, elle l'entendait rire. Il disait des choses intelligentes et plaisait à des tas de gens. À elle, il ne rapportait que ses ennuis et ne supportait ni ses questions, ni ses réponses, il était nerveux, sans exception. Inutile d'essayer de le distraire, il avait besoin de vivre harassé, en partie pour être plaint qu'il travaillait tant, mais surtout — et cela se passait inconsciemment — parce que le stress provenait d'un excédent d'affaires («il ne refusait jamais rien») et du fait qu'il aimait être sollicité partout en même temps, pour se sentir indispensable. Son stress lui procurait la certitude d'être un homme important, très important même. Invariablement, ses discours à table revenaient à démontrer que sans lui «tout aurait été foutu». Quand les choses tournaient mal et qu'un problème le turlupinait, il ne fallait surtout pas suggérer de solution provisoire, le conseil en soi était une atteinte à sa dignité.

Ils n'étaient pas les derniers. La compagnie se mit à table à 21 heures 30, exactement deux heures après l'indication sur le carton. La maîtresse de maison avait prévu des tables rondes, ils durent s'asseoir avec des gens qu'ils ne connaissaient pas, elle et lui à des tables différentes. Elle tomba fort bien, à côté d'un médecin de Maastricht chirurgien chef de service d'un hôpital du coin. Ils avaient eu des tas de choses à se dire pendant que les autres femmes découvraient qu'elles avaient toutes été en pension à Bruxelles, les unes ici, les autres là.
  Les invités devaient se lever et passer au buffet pour l'entrée ou le potage, quant à la suite, un barbecue les attendait dehors. La cendrée fumait sous de superbes baldaquins assortis aux marquises à l'étage. Quelques heures auparavant, après une journée de canicule, il s'était mis à pleuvoir. Les tables de jardin avaient été essuyées mais elles étaient encore humides et personne ne s'asseyait dehors, on bavardait dans les queues qui s'étaient formées devant le choix de viandes et de légumes braisés. Son mari attendait dans une file parallèle et se rapprocha de son oreille pour murmurer :
   – Terrible! Qu'est-ce qu'on s'ennuie! Et toi, comment es-tu assise?
   – Bien! j'ai eu de la chance. Mon voisin est très intéressant.
   Elle eut l'impression qu'elle aurait mieux fait de ne pas se montrer aussi satisfaite.
   Lorsque pour le dessert et le café ils se trouvèrent une deuxième fois chacun dans leur file, elle alla vers lui et dit, ce qui était d'ailleurs la vérité :
   – Cette fois-ci, c'était un peu moins passionnant, mon voisin a dû s'occuper des autres femmes, elles ne m'ont pas laissé l'accaparer plus longtemps.
   Un chassé-croisé de questions et de réponses avait tissé un réseau de voix reliant les convives d'un côté du cercle à l'autre. Il s'agissait de savoir si on connaissait untel ou unetelle. On supposait que le vis-à-vis les connaissait, mais il ne les connaissait pas. Leurs voisins, eux, croyaient les connaître…, mais il s'avérait qu'ils se trompaient, c'étaient des autres, on indiquait sommairement de qui il s'agissait et le jeu recommençait.
   C'était plus que lassant et cela ne lui avait rien apporté.
   – Allons nous asseoir, proposa son mari.
   Elle en était toute heureuse, flattée même. Il avait donc envie de s'asseoir avec elle. Sa mauvaise humeur était passée. De grands arbres très vieux avaient été éclairés par le bas, l'effet était magique. Elle ne prit ni alcool ni café et savoura l'air du soir. Lui ne disait rien, ce qui n'était pas inhabituel. Il avait l'air très fatigué.
   Quelqu'un s'assit à côté de son mari, pour l'entretenir de la chasse. Les hommes se connaissaient. La chasse aux cerfs, encore bien! Elle en souffrait d'avance pour son mari, il avait en horreur l'idée de tuer des animaux innocents. Cet animal mythique, dont l'homme parlait comme d'un vulgaire objet de convoitise, les avait inspirés pendant de longues promenades en Ardenne. Après cette épreuve, le chasseur entama un discours au sujet des terrains et des villas à Knokke-le-Zoute. Il révéla le prix au mètre carré à la place Albert. Tous savent que c'est l'endroit le plus cher et le plus chic de Belgique, et c'était évident qu'ils avaient affaire à un client nouveau riche vantard et vaniteux. Mais il en court beaucoup de cette espèce et, parmi eux, parfois de gais lurons. Son mari ne méprisait pas les gens amusants. Peut-être un des leurs? Ce soir, en tout cas, le bonhomme n'était pas folichon et son mari ne disait mot. Il faisait nuit, on discernait à peine l'expression des visages. La maman du bavard avait payé — un chiffre exorbitant — pour un mouchoir de poche, à peine plus qu'un studio. Non, pas pour voir la mer. Pour observer les gens qui passent sous ses fenêtres. De là, il passa aux nouvelles constructions sur la digue, aux anciennes qui disparaissaient, se gargarisant de prix faramineux, qu'il détaillait, pour montrer qu'il savait tout. Les travaux, le terrain, l'achat, la revente dans quelques années, la bonne affaire, oui, certains coups avaient déjà été extrêmement rentables vu le prix qu'on demandait pour les garages au sous-sol et le nombre d'étages qu'on pouvait construire. Suivirent des tas d'exemples, et des comparaisons entre ces exemples, il n'en finissait pas. Son mari et elle connaissaient bien la côte, pour avoir fait de la bicyclette sur la digue par tous les temps. Au moment où l'homme s'était levé pour leur chercher à boire, elle avait observé :
   – Dès que tu veux rentrer, tu me fais signe. Il n'y a rien à tirer de ces gens, l'argent ne m'intéresse pas.
   Catastrophe! Elle avait trop dit.
   Elle l'avait mis en colère.
   – Va te promener. Nous ne partons pas, siffla-t-il, et fais une autre tête!
   Elle était allée se promener mais sans plaisir, sans plus voir le jardin, sans remarquer la nuit et la qualité de l'air. Son coeur battait encore de saisissement, à faire mal. Aussi mal que ce début de détresse qu'elle n'avait pu éviter.
   C'était trop bête de souffrir, il fallait se prémunir, ce n'était pas facile. Cette fois-ci encore, elle avait tout gâché.
   Ses voisins de table s'étaient dispersés et les gens qu'elle connaissait vaguement parlaient en groupe, le dos tourné vers elle. Elle trouva un solitaire et lui demanda s'il était le frère de Martine qu'elle avait connue au cours de danse. C'était lui, mais par ce «oui» tout était dit, elle ne pouvait pas répéter qu'elle avait gardé un bon souvenir de son amusante soeurette. Il savait mieux qu'elle ce que la copine était devenue, non, elle n'avait plus aucun contact avec elle.
   Il n'avait visiblement pas envie de s'étendre à son sujet.
   Elle vint se rasseoir à côté de son mari. Ils ne dirent rien. Même muette, sa présence le dérangeait, elle le sentait fort bien, mais qu'y pouvait-elle? Être de trop, un objet vivant. Bien sûr, il devait savoir qu'elle attendait la fin des réjouissances, et il lui en voulait.

L'attente dura deux heures. Au lieu de refroidir, la nuit se réchauffait, l'humidité s'était dissipée grâce à la chaleur de la semaine extraordinairement chaude qu'ils avaient eue. Quand ils prirent enfin place dans la voiture, le ciel pâlissait déjà. Elle était misérable et morte de fatigue. Lui, par contre, plein d'énergie. Il parlait fort, l'accusant :
   – Bien sûr, mes amis t'indiffèrent, tu n'as que du mépris pour ce qui vient de moi. Tu ne peux jamais faire comme tout le monde. Les autres femmes ne s'étaient-elles pas amusées?
   Elle répondit :
   – Elles se connaissent, c'est différent. Et pourquoi me hais-tu de la sorte?
   L'interrogation était sortie toute seule parce qu'elle n'en pouvait plus, elle était crevée, elle avait attendu sans se plaindre, il devait cesser de l'attaquer.
   Elle n'avait pas remarqué qu'il était soûl. Il le cachait admirablement, toujours. Maintenant, c'était trop tard, le mal était fait, il continuerait à la démolir. Elle ne sut pas à quoi elle venait de découvrir qu'il était ivre. Elle devait se boucher les oreilles et filer dans sa chambre dès qu'ils seraient arrivés. Au fait, elle aimait mieux cela. Qu'il boive était une faiblesse, et il ne savait plus ce qu'il disait quand il avait bu, l'interprétation défavorable de ses faits et gestes venait de la boisson. Elle ne devait pas se sentir concernée.
   Il fut un temps où elle avait essayé de se défendre, prenant ses critiques au sérieux. Mais il avait la mémoire courte, même quand il n'avait pas bu. Elle le priait alors de reconstituer avec elle les dialogues qui avaient entraîné sa colère. En vain, le détail qui avait déclenché les attaques avait tout simplement été mal perçu par lui — comme si elle avait réprouvé quelque chose, ce qui n'était pas le cas. De ce qui avait été dit et comment la chose avait été dite, il ne se rappelait qu'une seule version, celle qu'il avait cru comprendre. Sa mémoire rapportait des paroles déjà déformées, la version était toujours odieuse. Si elle avait été comme il croyait la comprendre, il aurait eu le droit de la détester car ce qu'il inventait était exécrable.
   Avant qu'elle ait compris que les mochetés venaient de lui, qu'il projetait ses propres sentiments et intentions, les premières années de leur mariage furent souvent sombres, mais ils faisaient l'amour fréquemment, ce qui rendait l'ensemble supportable. Il avait donc envie d'elle. Les enfants étaient nés, il n'y avait plus moyen de partir. Elle était parvenue à se dire qu'il n'était pas toujours moche, qu'il avait des bons côtés. Ce n'était pas de la mauvaise volonté de sa part, il était ce qu'il était. Comme ces bons côtés étaient plutôt rares, et qu'il les lui montrait de moins en moins, il valait mieux qu'ils ne se côtoient pas trop souvent.
   Juste pour manger et dormir.
   Le plus difficile à supporter et à oublier, c'était qu'à ses moments de colère et d'ivresse il montrait combien il la haïssait. L'avoir vu et continuer à le voir exprimer cette épouvantable haine à la longue démolirait sa vie.
   Elle devrait le quitter.

 

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