Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LE COUVRE-LIT

Vincent avait hérité de la famille des tas de vieilleries et vidé divers greniers, abandonnés depuis des décennies par des gens devenus si vieux qu'ils ne pouvaient plus se mouvoir. Leurs souvenirs contenaient des vérités perdues, et d'autres, insensées, qu'ils se rappelaient encore mais dont ils avaient perdu l'usage dans la réalité. L'objet en lui-même, qu'il se trouvât ou non là-haut dans les greniers, n'avait plus aucune importance. La poussière s'accumulait et s'y incrustait.
   Les choses valent ce qu'elles signifient pour ceux qui les regardent et en prennent soin.

Parmi les épaves de sa grand mère se trouvaient d'anciens sacs de voyage bourrés de chiffons. Vincent, respectueux, sauva les sacs qui lui rappelaient celui de Bécassine et les trousses des médecins de son enfance. Ils les rangea, bien enduits de cire brune, dans le compartiment «déguisements», parmi d'anciens chapeaux boule et hauts de forme, des casquettes et uniformes de l'armée, des bottines à clous, de curieux parasols en dentelle écrue ou noire, de légères aigrettes montées sur de minuscules coiffures féminines, des toilettes diaphanes, perlées ou incrustées de strass.
   Sous les draps encore blancs pliés dans les plus grands sacs de voyage, il découvrit des chemises de nuits en Richelieu presque intactes, des taies d'oreiller en broderie anglaise. Elles étaient joliment pliées l'une sur l'autre, toutes identiques. Avaient-elles jamais servi? La lingerie était marquée VV, en écriture 1900, les jambes et boucles des deux caractères calligraphiés tendrement enlacées et fleuries par quelques pâquerettes, si subtiles qu'elles suggéraient le rêve blanc de la pureté plutôt que la nature.
   Le cuir d'un des sacs portait des traces d'humidité. Son contenu n'était pas immaculé. Les draps se révélaient souillés par ces émouvantes tâches de rouille qu'on ne rencontrait plus que chez de vieilles personnes sur leur linge de maison de bonne qualité, en véritable coton, durable toute la vie. Chez eux, on ne jetait jamais rien. Du linge, avant qu'il ne se déchire de vieillesse, on faisait des chiffons. Et Vincent, se rappelant le geste des domestiques — et le bruit du déchirement qui faisait voler des poussières de fil blanc —, prit une réserve de coton qu'il emporta à la cuisine au rez-de-chaussée. La déchéance des objets nous apprenait l'utilité du cycle de la vie. Bientôt tout ne serait plus que poussière, pensa-t-il, on le savait, mais on n'y croyait pas. L'éternel n'était qu'une erreur de perspective.
   Il se prépara un encas, s'assit le temps de chauffer l'eau pour sa tasse de café en poudre, et pensa. Penser était un délice. On ne savait pas ce qu'on allait penser, mais le monde s'ouvrait à vous.

Il fallait remonter pour continuer ce qu'il avait commencé.
   Sous les draps du sac de voyage, abîmé par le temps et les eaux, se cachait un tissu soyeux merveilleusement brodé qui se libéra de ses plis aussitôt qu'il se sentit à l'air libre. Comme s'il était vivant.
   Il ne l'était pas, se reprit Vincent pour se remettre de son saisissement.
   S'il s'était élancé hors du sac, c'était dû à l'extraordinaire qualité du tissu. Vincent extrayait, les mains légères, du fond du sac une masse coquille d'oeuf, qui s'enfla et grandit au fur et à mesure qu'il le tira de sa cachette. Il s'agissait d'un énorme couvre lit, bien plus large que ceux qui couvraient les lits doubles du siècle passé, ou de deux siècles passés, lorsque les humains étaient encore de petite taille. Il devait avoir recouvert le lit jusqu'à terre, des quatre côtés. Il était, en effet, sur tous les côtés, bordé de volants.
   Une grande tâche d'humidité le rendait impropre à l'usage. Vincent essayerait de l'en débarrasser. La beauté du tissu, le mystère de son origine étaient tels qu'il ne pouvait laisser cette merveille au grenier.

*
*     *

Pendant des années, Vincent déménagea le couvre-lit dans ses divers studios et chambres, l'utilisa pour couvrir des sièges et des lits, ou encore, drapé sous une statue dont le piédestal ne lui plaisait pas, enfin, après un nouveau déménagement, dans un coin de tapis et de coussins qui, pendant quelques années, avait personnifié l'intimité et le bien-être d'une de ses pièces.

Un jour, Duhamel voulut lui montrer sa maison. Vincent savait où ce collègue habitait, mais n'était jamais entré. Comme ces deux messieurs avaient déjà, entre eux, parlé d'atmosphère, de beauté, d'habitudes intimes, voire même du silence et du vide créé par l'absence de décoration, enfin, du rayonnement de certaines couleurs et matières, à la longue, Vincent avait acquis suffisamment de curiosité concernant Duhamel pour pouvoir accepter son invitation. Il s'arma de courage, car il serait déçu. Il le savait d'avance, il se faisait des illusions. L'homme l'intriguait par le soin qu'il apportait aux détails de l'existence. L'imagination et les vagues suppositions sont toujours meilleures que la réalité. Vincent ne recherchait pas la compagnie d'autrui.
   Le collègue avait ceci d'acceptable, qu'il ne parlait jamais en son nom et semblait vouloir décrire non pas ce que lui-même recherchait dans l'aménagement de sa vie, mais au contraire, ce qu'il appelait beauté et comment on pouvait la créer, l'accepter et la supporter chez soi.

Que signifiait la beauté pour Duhamel? Se sentirait-il à l'aise, lui, Vincent, dans l'antre de l'inconnu? N'aurait-il pas mieux valu refuser l'invitation?
   À deux pas de la porte d'entrée, dans un corridor à l'ancienne qui menait, à gauche vers les cuisines, à droite vers l'escalier montant aux étages, une porte s'ouvrait sur ce qui aurait dû être, quelques générations avant la leur, le salon de réception d'une famille bourgeoise cossue. Vincent tomba en arrêt devant une plante montée sur une colonne, qui a elle seule emplissait le centre de la pièce. Côté fenêtre, trônait un piano à queue. Le reste de la pièce était parfaitement vide. La plante sur son piédestal attirait le regard comme l'aurait fait une danseuse mythique. Des milliers de petites feuilles retombaient sur leurs tiges ondulantes au delà des bords d'une large coupe, tandis que d'autres milliers de petites feuilles accueillaient la lumière sur de nouvelles pousses qui se dressaient bien droites comme pour grandir encore et, grâce à leur vitalité exubérante, atteindre le sommet de leur jeunesse. Leur vert de fougères évoquait l'humidité opaque d'un sous-bois envahi de végétation. Les murs de la pièce, relativement ombragés par les maisons d'en face dans la rue plutôt étroite, étaient peints en blanc et orientés vers le nord. Pas un seul tableau n'y était accroché. Pas de glace sur la cheminée. Le regard ne rencontrait rien de vivant à part la profusion de petites feuilles enfilées sur leurs tiges ondoyantes. L'ensemble faisait penser à l élégante insouciance des jardins italiens où les jets d'eau conversent de leurs bassins débordants avec la volubile nation des coupes, des vases et leurs acolytes de plantes vertes, toutes plus éphémères et légères les unes que les autres, stationnées en rangées serrées à leurs pieds.
   Dans l'angle de la pièce formant la diagonale avec le piano, à même le sol étaient rangés quelques séries de livres et de revues, empilées pour faire blocs. Vincent y vit les cubes qu'on rencontre en bas des toiles de la première génération de peintres abstraits dits «géométriques».
   Suivant le regard de Vincent, Duhamel remarqua :
   – J'attends un meuble bibliothèque, mais je ne suis pas pressé.
   Et comme Vincent ne lâchait pas des yeux la plante sur sa colonne centrale, le collègue poursuivit :
   – Je n'ai jamais su quelle était cette plante ni comment elle se nomme, mais je l'aime. Et j'en souffre, ajouta-t-il.
   Vincent avait capté l'allusion mais ne la comprenait pas.
   – Je souffre, reprit Duhamel. La femme d'ouvrage déplace le pot. Ou la colonne. Je vois immédiatement qu'elle y a touché. Or, ces petites feuilles ne doivent pas être rudoyées. Et comme la femme ne remet pas l'ensemble exactement là où il était, elles n'ont plus leur rayon de lumière habituel. Tu te rends compte du changement! Cela leur fait mal, je n'en doute pas. J'y veille donc méticuleusement et les replace comme il faut.
   Son regard se fit d'une tendresse sans bornes. Il englobait la présence verte comme s'il eût ouvert les bras pour accueillir un être aimé.
   – Elle ne doit pas être jeune, avança Vincent pour dire quelque chose.
   – Bien au contraire, de toute jeunesse! corrigea l'heureux père, fier de sa progéniture. D'une jeunesse inaltérable. Je l'ai depuis pas mal de temps.

Vincent aussi aimait les plantes vertes. Il en avait peu, mais les tenait longtemps. Il les voyait s'affaiblir, chercher de l'air et de la clarté, puis s'accommoder de la pénurie.
   – Les miennes ne sont pas gâtées et choyées comme la tienne, poursuivit-il en oubliant sa règle d'habitude si stricte de ne pas parler de lui-même, mais elles ne bougent pas et sont contentes. Les fleurs coupées, par contre, me rendent triste. Quand j'en reçois, je me force à leur rendre hommage, parce que je sais qu'elles vont mourir. Tant de beauté gâchée! Souvent, elles fleurissent sans moi dans une maison vide, pendant que je suis ailleurs. Le jour où je les retrouve, elles sont fanées. Elles me rappellent que je vis seul. Je dois les jeter. C'est l'adieu définitif, comme des funérailles.
   Vincent se tut.
   C'était trop complexe, il y avait du reproche dans tout cela, de la faute, du gâchis. Il arrivait toujours trop tard. Parce que les fleurs avaient été belles, il aurait dû en jouir. Cette beauté le fâchait, la jouissance obligatoire le dégoûtait. Comment expliquer à autrui le sentiment de faute et de gâchis qui le tourmentait? On le croirait fou. Les fleurs étaient mortes, quelle omission devait-il réparer? Impossible d'exprimer à voix haute la vérité toute simple : je n'ai pas honoré l'essence de leur vie, qui est beauté. Beauté pure, gratuitement offerte. Il n'avait suivi ni l'éclosion ni l'apogée de leur mystère.

Duhamel laissa Vincent à son silence. L'itinéraire d'inspection ne venait que commencer.
   Dans la véranda d'une petite pièce qui devait avoir servi de salle à manger, ils parlèrent encore un temps à mi voix, comme pour soi ou pour eux deux, la pensée de l'un devinant presque la réflexion de l'autre. Puis passèrent à l'étage, dans une pièce où se trouvait un deuxième piano, quart queue celui-là, une bibliothèque de livres et de partitions, ainsi que maintes étagères surchargées de matériel auditif. Un vieux fauteuil indiquait à Vincent que c'était là que le collègue écoutait ses disques, et faisait ses enregistrements.
   – Assieds-toi, proposa le maître de maison.
   Vincent hésita. Il n'y avait qu'un siège dans la pièce, le fauteuil défoncé.
   – Tu ne le trouves pas assez propre? demanda le collègue. Il est vieux, soit. Je devrais le recouvrir. Plutôt que de le laisser faire par un tapissier, je préfère attendre. J'y mettrai une couverture ou un tissu qui me plaît. Je crains le tapissier. Je n'aimerai pas son rafistolage. Au fait, je l'aime vieux, ce fauteuil. Pourquoi le ferais-je retaper? J'attends de tomber sur une matière noble, sur quelque chose qui lui fasse honneur.
   Il pouffait d'un petit rire mesuré, pour se moquer de lui-même. Vincent sourit.
   – J'ai à la maison, depuis toujours, un couvre-lit superbe, dit-il, que j'aime et que je n'emploie pas. Il a une tache qu'on peut cacher en le drapant ou en le couvrant d'un coussin. Le tissu doit être asiatique, indou ou chinois. Je ne suis pas parvenu à l'identifier bien que je cherche, quand je suis en mission quelque part, dans la section des arts décoratifs ou exotiques. C'est de la broderie plutôt que du tissage. D'une seule couleur : coquille d'œuf, comme tes murs. Je te l'apporte.
   – Oui mais! Non non, se récria le collègue, tu ne dois pas me faire ce cadeau.
   – Je sais, dit Vincent. Je te l'apporte. S'il te plaît, tu le gardes.
   Il l'avait gardé.
   Le couvre-lit chez Duhamel rendait Vincent heureux. L'objet avait trouvé sa destination. Vincent le revit plusieurs fois. Comme lui, même plus que lui, Duhamel affectionnait ce couvre-lit. Il épousa une de ses élèves, de treize ans sa cadette. Elle aussi apprécia le couvre-lit, et quand Vincent devint le parrain de leur deuxième fille et que l'aînée composait déjà des puzzles de cinq cent pièces sous le piano de papa, le fauteuil recouvert était toujours là.
   Ensuite, le couple déménagea. Vincent fut invité pour voir la nouvelle maison. On le conduisit partout, expliquant par l'usage qu'on faisait des pièces, la vie qu'on y menait. Vincent ne vit nulle part le fauteuil et son couvre-lit. Il n'osa demander ce qu'ils étaient devenus. Il alla de moins en moins voir ses amis, ce qu'ils ne remarquèrent pas. Lorsqu'une fois par an, il officiait en parrain de la benjamine, ou que, plus fréquemment, ils se rencontraient à un concert ou à une fête d'école, ils tombaient dans les bras l'un de l'autre, et l'amitié de l'épouse et des enfants semblait sincère. Celle de Vincent ne l'était plus. Il cachait sa déception, pire, il ne pardonna pas le mal qu'ils lui avaient fait. Il s'agissait presque d'un meurtre.
   Régulièrement, le couvre-lit se manifestait. Vincent le voyait jeté parmi les détritus, pourrissant, puis ramassé par la déchetterie municipale et brûlé. Il en souffrait par toutes les fibres de son corps, puis se rappelait à l'ordre. Il n'était pas fou, tous le prenaient pour un être normal. Il avait même une certaine réputation, on l'estimait.

 

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