Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
CECI N'EST PEUT-ÊTRE PAS UNE FICTION[1]

Bye Bye Belgium… Vous vous rappelez sans doute le documentaire fictif, émission télévisée spéciale de la RTBF diffusée le 13 décembre 2006, qui campait le tableau de la scission de notre pays et les conséquences dramatiques qui s'ensuivaient brutalement, du jour au lendemain. Au bas de l'écran une mention que bien des téléspectateurs n'avaient pas remarquée : Ceci n'est peut-être pas une fiction.

Je vous avoue que moi aussi j'ai caressé l'idée de produire une émission similaire, transposée à un autre domaine, non plus politique mais littéraire. Donc, I had a dream, et je songeais sérieusement à faire réaliser le documentaire suivant, capté par des caméras installées à Tour et Taxis lors de la Foire du Livre de Bruxelles, ou au Salon du livre de Paris, ou à tout autre Salon du livre d'Europe ou du monde entier.
   Sur les étals, uniquement des livres en langue originale. Aucune traduction. Conséquences : un étalage réduit presque de moitié dans la plupart des pays européens, des trois-quarts en Scandinavie, et il est vrai, d'un petit vingtième seulement dans les pays anglo-saxons, éditeurs et libraires ne présentant dans leurs pays respectifs que la littérature autochtone. Certes il pourrait s'y trouver en sus des étals de littérature grecque, ou allemande, ou portugaise non traduite, et cela encouragerait sans doute le public curieux à apprendre les langues étrangères, entraînerait l'ouverture de nouvelles écoles de langues, et créerait des emplois… Mais l'apprentissage approfondi d'une, deux ou même trois autres langues ne permettrait toujours pas d'avoir accès à la culture et à l'art de tant d'autres nations… Il est impossible de connaître toutes les langues, et pourtant ne sommes-nous pas curieux de savoir ce que pense le voisin, proche ou très lointain, comment il ressent les grandes catégories du temps et de l'espace, de la vie et de la mort? N'avons-nous pas envie de dialoguer par delà les frontières pour respirer un autre air, nouveau, différent et tonifiant?
   Une discipline universitaire disparaîtrait alors, c'est sûr : la littérature comparée. Car que comparer quand on n'a pas accès aux textes des autres? Plus de comparatistes donc, ou des comparatistes qui ne compareraient que la littérature de deux ou trois autres cultures. Chaque culture se refermerait alors sur elle-même ou peu s'en faut. Tout grand penseur, tout grand écrivain ne dialoguerait plus qu'avec ses compatriotes, ou deux ou trois autres étrangers dont il comprendrait la langue. Plus de dialectique interculturelle. Un dramatique nombrilisme s'ensuivrait, un onanisme intellectuel et artistique répandrait sur toute culture sa paralysante stérilité. Tout livre nouveau, roman ou essai, ne serait plus qu'un miroir de soi-même. Egocentrisme. Fermeture à l'Autre. Repli sur soi. Tarissement de la source riche des échanges interculturels. Henry Miller ignorerait tout de Heidegger. Sartre méconnaîtrait Unamuno. Günther Grass n'aurait peut-être jamais lu Homère. Sans parler de Simenon qui n'aurait pu goûter à Agatha Christie et inversement.

Voilà donc où nous en serions.
   Si la traduction n'existait pas.
   Il faut donc qu'elle existe. Il a toujours fallu qu'elle existât. Elle est née il y a bien longtemps, n'est-elle pas le second plus vieux métier du monde? Mais si le premier préfère l'ombre pour mieux fonctionner, le second ne demande qu'à sortir des brumes néfastes et délétères dans lesquelles on veut le cantonner.

Venons-en au fait. Vous l'aurez compris : le traducteur littéraire est l'incontournable mal-aimé. L'auteur muselé. Le pauvre bougre de la création littéraire qui trottine tant bien que mal derrière le dos du génie qu'il a pourtant choisi de représenter. Parfois il la mérite cette situation de grand dadais méprisé, parce qu'il fait mal son boulot. Et s'il fait mal son boulot c'est qu'il l'usurpe. De là l'importance d'une formation sérieuse qui permet de filtrer l'accès à la profession et à ce métier difficile dont trop d'imposteurs encore usent et abusent.
   Je ne parlerai à partir d'ici que des traducteurs méritants. Ceux qui sont reconnus pour leur talent, voire leur génie. Baudelaire n'a-t-il pas récrit Poe au point d'en faire un grand auteur, lui qui n'avait pas grande presse auprès de ses compatriotes américains? C'est évidemment un cas extrême mais néanmoins prototypique.

Où Françoise Wuilmart veut-elle en venir?, vous demanderez-vous. Mon vœu est simple. L'acteur a toujours son nom sur l'affiche. Le journaliste n'omet jamais de signer ses articles. À la radio les correspondants citent leur nom à la fin du reportage. Les photographes monteraient aux créneaux si l'on publiait leur photo en omettant leur signature.
   Pour le traducteur littéraire, le réflexe de l'identification n'existe pas. Songez par exemple à cette journaliste qui fait les louanges d'un texte qu'elle vient de lire et dont elle vante le style extraordinaire. Quelle merveille d'écriture ! Mais elle oublie de dire qu'elle a lu une traduction et que le style qu'elle vénère, est celui du traducteur. Bien sûr, celui de l'auteur aussi. Pas si évident pourtant. En effet : premièrement le traducteur aurait pu mal récrire ce que l'auteur avait bien écrit. Il a donc le grand mérite d'avoir pu et su reproduire l'œuvre originale dans toute sa qualité. Véritable travail d'écrivain. Mais aussi : le texte original aurait pu être mal écrit, et trouver un traducteur doué qui ferait une fleur à l'auteur en le récrivant bien dans la langue d'arrivée. Cela s'est vu plus souvent que l'on ne croit. Citons une fois encore l'exemple de Baudelaire qui a génialisé Poe.
   Bref, la tâche du traducteur littéraire et sa responsabilité sont incommensurables, qu'il s'agisse de l'exacte prise de sens, du respect de la polysémie, de la restitution des effets originaux, de la recréation du style. Le traducteur est un co-auteur, juridiquement déjà. Bien sûr il ne fait que reproduire ce qu'un auteur talentueux ou génial a pondu de son crû. Le traducteur imite. Il interprète. Mais l'acteur aussi, et le pianiste aussi ne font que reproduire Beethoven ou Mozart. Avec plus ou moins de succès.  Alors au concert, qui applaudit-on : Bach ou son interprète? Les deux, bien sûr.
   Nenni pour les traducteurs. On ne les applaudit jamais, effet pervers de leur art : ils se doivent d'être transparents. Ils ne peuvent donc laisser aucune trace d'eux-mêmes dans le texte qu'ils interprètent pourtant avec leur âme, leur vécu, leur sensibilité, leur talent d'écriture, leur technique et leur savoir-faire. Il faut impérativement qu'ils soient absents du texte.  Ils ont donc bien ce qu'ils méritent quand leur travail est réussi : la transparence totale et absolue, l'invisibilité requise. Ils laissent la place à l'auteur, toute la place, d'autant plus de place que leur travail est réussi… Et personne ne vient les débusquer, leur tendre la main pour les extraire de ce brouillard de l'anonymat. De l'anonymat qui est en réalité le but et la conséquence ultimes de leur art. Auraient-ils dont ce qu'ils méritent?

Non. Ils sont las de n'être pas reconnus, souvent même d'être méprisés, laissés pour compte, sur le plan financier aussi, mais laissons cela. Leur  réaction rebelle, bien compréhensible, a pourtant un effet pervers : ils ont l'air de se mettre en avant tandis qu'ils réclament leur droits. Indûment en avant. Ils finissent par agacer, à force de se défendre, ils agacent. Non, mais pour qui se prennent-ils ? Encore eux?! Tout traducteur qui rouspète parce que son nom n'apparaît pas sur l'affiche d'une pièce de théâtre, dans les supports publicitaires d'un livre, etc. est malvenu. Tel est son lot.
   Faut-il l'accepter? Hors de question! Nous ne baisserons pas les bras. Et quand je dis nous, je pense à toutes les associations européennes de traducteurs littéraires, car  le traducteur est oublié partout. Toute occasion est bonne pour rappeler que nous existons aussi. Que nous aussi véhiculons des pensées précises et novatrices, des styles admirables.
   Rien ne sera donc assez bon pour défendre le traducteur littéraire de bon aloi.
   Et la Communauté française de Belgique  l'a bien compris en la personne de Jacques De Decker et de Jean-Luc Outers, et aussi de Charles Picqué, qui ont immédiatement et avec chaleur donné leur feu vert quand nous avons voulu, en 1996, créer, ici en Belgique, un collège de traducteurs. Qu'est-ce à dire? Tout simplement un lieu idéal où des traducteurs du monde entier peuvent séjourner et se consacrer uniquement et loin de tout souci quotidien, à la recréation d'œuvres d'auteurs belges. Voilà qui fut fait. Tous les traducteurs invités ici sont accueillis avec le respect qui leur est dû.  Ils ont accès à une riche bibliothèque où ils découvrent nos chefs-d'œuvre absolus et un peu moins absolus, et trouvent ici la chance unique de rencontrer leurs auteurs pour travailler avec eux sur leur texte.
   Par exemple cette année, ce sont les Serres chaudes de Maeterlinck et le Carillonneur de Rodenbach qui vont s'envoler vers l'Angleterre et l'Arménie. C'est tout d'un bloc L'Artiste, la servante et le savant de Patrick Roegiers, rien moins que La récréation du monde de Laurence Vielle, et La vision du vide de Yourcenar qui vont filer vers l'Australie, la Flandre et le Brésil. Sans oublier L'Art en exil de Rodenbach une fois encore, la poésie de Guy Goffette, de William Cliff et de Liliane Wouters, et La place du mort de Jean-Luc Outers  qui seront lus bientôt en bulgare et en hongrois.
   Quant aux Contes carnivores de Bernard Quiriny, l'Orlanda de Jacqueline Harpman, le Philippe II de Verhaeren, et Le Jour du chien de Caroline Lamarche, c'est en russe, en roumain et en allemand qu'ils verront bientôt le jour. L'Etat belge, plus que jamais à l'ordre du jour, celui en tout cas de William Cliff, les Contes de Maurice Carême et le Boulevard périphérique de Bauchau, seront honorés par la langue ukrainienne et l'anglais d'Amérique. Et enfin c'est un important recueil de nouvelles belges qui sera compilé en langue ukrainienne.

Alors, citons les noms des traducteurs résidents de cette année 2010 à Seneffe.
   Pour l'Angleterre : William Stone et Howard Curtis. L'Arménie: Garnik Melkonyan. L'Australie  : Brian Nelson. La Flandre : Jan Myshkin. Le Brésil : Mauro Pinhero. La Bulgarie: Kaloyan Pramatarov et Aksinia Valkova. L'Estonie: Helle Michelson. Les Etats-Unis: Suzan Emmanuel. La Hongrie: Miklos Bardos. La Russie : Nina Khotinskaia. La Roumanie : Petruta Spanu et Dimitru Scortanu. La Slovénie : Brane Mozetic. L'Ukraine: Dmytro Tchistiak et Ivan Riabtchii.
   Presque tous ont pu rencontrer leur auteur et, dans deux cas, ( des traducteurs eux-mêmes poètes) on a pu voir l'auteur belge travailler avec son traducteur pour celui-ci traduire à son tour.
   Je ne m'étendrai plus, car je l'ai fait tant de fois déjà par le passé à ce pupitre, sur la qualité de la convivialité et des échanges subtils et productifs qui sont désormais les ingrédients de ce merveilleux creuset qu'est un collège de traducteurs. Je rappellerai brièvement qu'une fois de plus toutes ces cultures si différentes et rassemblées ici ont trouvé l'occasion qu'elles ne trouvent jamais ailleurs : de vivre ensemble et d'apprendre à se connaître dans une tolérance qui peut être considérée comme l'apanage du traducteur littéraire et un exemple pour les politiques.
   Et pour terminer, last but not least, c'est notre grand auteur devant l'éternel, ce Monsieur qui oublie régulièrement son Appareil photo dans sa Salle de bain alors qu'il voulait pourtant faire son Auto-portrait, et avouons-le, Faire l'amour et puis Fuir sans demander son reste, malgré ma réticence, et qui réclame finalement tout de même la Vérité sur sa Marie,  comme si c'était si important, et d'ailleurs peut-on accéder à la vérité sur n'importe quoi ? C'est lui, le grand Zidane mélancolique des lettres belges, et même françaises, que j'aime qualifier de sculpteur verbal, c'est lui qui a apporté cette année encore au sein du collège, ce souffle de solidarité entre auteur et traducteurs que l'on trouve rarement ailleurs. Pendant une semaine d'illustres représentants littéraires de la Chine et de Taiwan, du Danemark, de la Hongrie, des Pays-Bas, des Etats-Unis et de Tchéquie, se sont réunis et ont travaillé sous la houlette de leur auteur commun, Jean-Philippe Toussaint, s'attelant scrupuleusement à la trouver cette vérité qui rendrait crédible la Marie dans leur pays. A ma connaissance un seul autre grand auteur prend ainsi la peine de réunir autour de lui tous ses traducteurs pour analyser avec eux ses derniers ouvrages et répondre à leurs questions : Günther Grass. Pour citer une fois encore comme il se devrait toujours les noms des traducteurs, il s'agissait de LI Jianxin, de Chen Mei, Björn Bredal, Zsolt Pacskovski, Marianne Kaas, Matthew Smith et Jovanka Sotolova. A la fin de la table ronde de cette séance de clôture, ils liront d'ailleurs chacun un très court extrait de la traduction du même passage, dans leurs langues respectives.

Le bilan de la session d'été que je devais vous dresser en ce début de séance, je ne l'ai pas voulu descriptif, mais productif, en d'autres termes j'espère que mes revendications de reconnaissance du travail du traducteur littéraire, presque toujours gommé et lésé, ne resteront pas lettre morte, et trouveront en vous des ténors toujours plus nombreux de notre légitime requête : obtenir le respect professionnel qui nous est dû.



[1] Discours de clôture de la session d'été du Collège européen des traducteurs littéraires de Seneffe, 4 septembre 2010.

 

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