Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.








Les fables touchent beaucoup de sujets. Elles parlent, en partie, d'un écrivain, de l'écriture, de l'époque où il/elle vit. Ici elles montrent comment l'écriture évolue de la sphère privée (Fable 1) à la conscience du monde (Fable 2) puis à la défiance personnelle (Fable 3). J'estime que l'art n'a pas besoin d'être politique, mais il peut l'être. Il peut servir à décrire ou à élucider la vie, ce qui est dans certains cas, en soi et en-dehors de soi, un acte politique.

Three Fables
traduit de l'anglais (États-Unis) par Alain van Crugten.

 
TROIS FABLES POUR PASSER L’HIVER

1
LES OS MINUSCULES

Elle écrivit la phrase parfaite.
Ce n’était pas très élaboré ; elle était tombée du ciel droit dans sa tête, comme ça.
Elle n’avait rien fait.
Elle était simplement assise.
Et soudain la phrase était là, parfaitement mise en forme.
Elle n’y était pour rien.

Elle s’était toujours demandé ce que ça lui ferait d’écrire la phrase parfaite.
Maintenant elle le savait.
Elle s’était toujours demandé comment ça sonnerait.
Comme Hendrix par un chaud soir d’été ou comme Jean Sébastien Bach lors d’une messe matinale ?
C’était ça.

Quand elle la prit dans sa bouche, cela avait un goût d’huîtres.
Cru, avec un soupçon de sexe.
D’un autre monde. Un peu défendu.
Cela avait une profusion d’adverbes.
C’était comme si elle sentait sa propre langue.
Et cela roula dans sa gorge comme un glaviot gras.

Pourquoi moi ? demanda-t-elle.
L‘ange sur son épaule fit un mouvement.
Bah ! dit-il. Qui d’autre ?
Et elle acquiesça.

La phrase parfaite la toisait du regard.
Irrémédiablement belle.
Le crâne blanchi d’un bébé oiseau, les os minuscules minutieusement soudés.
Ses yeux ne cillaient pas.
Un regard fixe.

Explique-nous, demandèrent ses amis.
Est-ce comme danser nue sous la pluie ?
Ce n’est pas ça, répondit-elle.
Du moins pas le genre de pluie qu’on a ici.
Du moins pas ce genre de nudité.

Je pourrais vous la montrer, offrit-elle.
Mais ça vous rendrait tristes. Immensément tristes.
Ce n’est pas plus long qu’une phrase et puis c’est fini.
C’est comme si on avait connu un jour l’amant parfait et qu’il était parti.
Il vaut mieux n’avoir jamais aimé.

C’est ça que tu ressens ? demandèrent-ils.
Tu as écrit la phrase parfaite et maintenant tu es démesurément triste?

Ne dites pas de bêtises, répondit-elle.
Pour moi c’est différent.
Rappelez-vous !
MOI J’AI ÉCRIT la phrase parfaite !

Oui, dirent les amis.
Oui, on sait.
Tralala.



2
IL ÉTAIT UNE FOIS UN HOMME QUI S’ÉTAIT FAIT PIQUER PAR UNE GUÊPE

Il était une fois un homme qui s’était fait piquer par une guêpe.
Alors il lança un bâton de dynamite dans la ruche de son voisin.

L’homme aimait le miel. Il s’assit donc dans un transat, attendant que le bienfait mielleux soit jeté par-dessus le mur du jardin.
Mielleux, gluant, ce l’était, mais c’était aussi rouge vif, avec un goût de métal.

Alors l’homme envoya ses fils de l’autre côté du mur. Les quelques abeilles survivantes attaquèrent les garçons et les piquèrent tant qu’elles le purent, et ensuite les abeilles moururent de leurs blessures.

Le jeune neveu de l’homme arriva avec un livre illustré, pour lui montrer la différence entre les abeilles et les guêpes.
Son oncle lui envoya son poing dans la figure, jeta le livre dans les toilettes et tira la chasse.

Un gamin du voisinage passa à bicyclette. Il rit en voyant les enflures rouges sur les bras des fils. L’homme l’enferma  dans la remise du jardin. Cette petite merde en savait plus sur l’élevage des abeilles qu’il ne voulait l’admettre. L’homme enfonça le tuyau d’arrosage dans la gorge de l’enfant et actionna le jet d’eau jusqu’à ce que le gamin s’effondre et meure.

Puis l’homme pointa le tuyau sur lui-même.
Vous voyez, un peu d’eau n’a jamais fait de mal à personne !
Propre comme un sou neuf.
Voilà. C’est mieux.
Fin de l’histoire.



3
ÉVEIL

La chambre est obscure.
Elle invente des phrases dans sa tête.
Comme :
– Cette planète ne vaut pas un clou et demi, monsieur.
Ou :
– J’aime votre conception brute de la démocratie.
Ça aide à tuer le temps avant qu’ils allument les rayons.
Voilà, ça y est.
Elle se raidit. On a tiré et tué tant de choses à plumes dans le ciel pour les rôtir à la broche.

Sa stratégie est simple. Elle leur racontera les blagues les plus amusantes du monde. Ils mourront de rire.
Ha, disent-ils. Ha ha. Vous croyez vraiment que l’amour sauvera le monde ? Si vous le voulez, vous pouvez répondre en alexandrins. C’est une inoffensive habitude poétique que nous avons.

La lumière monte et descend le long de son ventre.
Je l’appellerai Éveil.

Bien sûr, répond le chœur. Vous pouvez toujours essayer. De toute façon nous le démolirons. Par la peur. Par la politique. Il croira en une vie dans l’au-delà. Il ne sera pas un païen. Il partagera nos valeurs. Son âme nous appartient.
Excusez-moi, dit-elle. Sauf votre respect. Je ne crois pas en l’âme. Je crois en un esprit, formé par ses voyages autour du monde. Pas en une âme créée une fois pour toutes pour rester immobile. Mon fils ne sera pas. Il deviendra.
Ils reniflent avec dédain. On n’a pas besoin de gens de votre sorte ici. Allez-vous-en.

Puissions-nous tous, dit-elle, connaître le bonheur et en savoir la cause.
Puissions-nous tous être épargnés par la souffrance et par ce qui la  cause.
Puissions-nous ne jamais être séparés de la joie des autres.
Puissions-nous vivre en équilibre, libérés des préjugés, de la soif et de la colère.

Pour l’amour de Dieu, disent-ils, s’exclament-ils. Ce ne sera jamais possible. Devenez adulte !

Il le sera, lui, dit-elle. Son nom sera Éveil.

Les choses à plumes : tuées dans le ciel.
Atterrir sur ses pattes. Ouvrir les ailes. S’ébattre, se débattre, se percher et roucouler ; le plus doux des chants dans la tempête.

Éveil.

Copyright © Paul Verhaeghen, 2011
Copyright © Bon-A-Tirer, pour la diffusion en ligne

 

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.Pour consulter le sommaire du volume en cours, cliquez ici.Pour connaître les auteurs publiés dans bon-a-tirer, cliquez ici.Pour lire les textes des autres volumes de bon-a-tirer, cliquez ici.Si vous voulez connaître nos sponsors, cliquez ici.Pour nous contacter, cliquez ici.

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.