Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.








 
LE GRAND SUCRÉ

Les rares passants se hâtent tous dans la même direction. La lumière ondoie dans les rues, portée par un ciel d’automne changeant. Le soleil bas jette des ombres longues, comme si chacun s’était chaussé d’échasses avant de sortir. Les volets sont tirés, il règne un silence inhabituel. Quelque chose va se passer. Je suis très sensible à ces atmosphères d’effervescence latente, qui trahissent l’imminence d’un événement. Je les reconnais immédiatement au hérissement particulier qui affecte ma moustache. D’un pas souple, je remonte rapidement l’avenue principale déserte. Le vent ébouriffe quelques feuilles de journal arrachées, qui volètent ça et là, immobiles un instant comme des points de suspension, avant d’être emmenées plus loin, dans une ronde imprévisible. J’arrive à l’angle de la rue haute. J’oblique. Soudain, ils sont tous là. Foule en mouvement, compacte et encore ordonnée, mue par un motif invisible. Une procession s’avance. Personne ne parle et je perçois le froissement des étoffes sur les pavés, les pas encore retenus, les souffles déjà fébriles. Au ras du sol, bottines, ballerines, espadrilles, talons aiguilles, godillots et sandales jouent une partition scandée, l’allée et venue des mollets chaussés ou gainés et le balancement des tissus rêches ou soyeux créent un kaléidoscope au tempo mesuré, une forêt ondoyante et bigarrée où je n’ose me lancer, de crainte d’être entrainé dans son courant, tant le mouvement paraît inexorable, même s’il est encore feutré. 
   Le cortège a atteint le carrefour. Tout à coup, comme si un signal secret avait été donné, éclate la voix claire d’une trompette. Un air se module. La marche et les respirations se suspendent un instant, avant que retentissent à leur tour les percussions, que fusent enfin les chants et les cris. La  masse s’ébranle alors allègrement et très vite, plus rien ne subsiste de l’ordre et de la retenue qui la maintenait. On débouche sur l’avenue, les gens s’égaillent. Hommes, femmes et enfants sont entièrement masqués et costumés. Je progresse au milieu d’eux et je me promène parmi des créatures prodigieuses, pris dans le tourbillon d’une foule extravagante, douée d’apparences tour à tour grotesques, séduisantes, insolites. Bouches tordues. Membres démultipliés. Yeux agrandis. La fièvre règne.
   Un troupeau de chiens fous s’ébroue au seuil de la cage. Des oiseaux lissent leur plumage, prêts à l’envol. Des fauves allongent le pas, devant l’immensité retrouvée. Un peuple de lutins revoit le jour, après un long séjour souterrain. Des chevaux piaffent, l’odeur de l’écurie encore dans les naseaux. Une bande de gladiateurs enragés s’élancent sur l’arène. C’est une cohue débridée, grimaçante, emportée. Je m’y perds. Capte des images tournoyantes. Un hibou tient une licorne par la queue. Plus loin, un roi porte un bébé-sirène, un essaim de grenouilles le bouscule, il manque de tomber, une main à six doigts couverts d’écailles le rattrape par l’épaule. Un éléphant ailé, toutes défenses brandies, lève une coupe. Des hourras ! Un attroupement se forme, se désagrège, la marche reprend. À un autre coin, une magicienne impose quelques instants le silence lorsqu’elle se met à danser lascivement, le visage tourné vers le ciel. Un loup-garou l’interrompt, d’un long ululement, auquel répond aussitôt le vrombissement d’un bourdon ivre. Chacun y va de son cri, et les gourdes, les bouteilles, les godets circulent, s’emplissent, se désemplissent, se remplissent. Au plus fort de l’allégresse, une troupe de personnages de blanc vêtus traversent la foule dans une cavalcade sauvage, jetant dans leur sillage une poudre cristalline. Cette neige, semée à tout vent, recouvre rapidement les pavés et forme une fine pellicule sur les vêtements, les pelages et les masques. Elle s’infiltre bientôt à travers les mailles des tissus, se loge dans les plis de la peau, s’accroche aux poils et aux cheveux, colle aux semelles et aux lèvres. Je me passe la langue sur les babines : tout ce sucre m’écoeure, mais je ne peux pas m’empêcher, à chaque fois, d’y goûter. Les premiers, les enfants se ruent, en ramassent à pleines mains pour le répandre ailleurs, sur les trottoirs, dans les cours qu’ils traversent en courant, sur les bancs où ils grimpent. Des batailles rangées s’organisent. Ils s’en lancent de pleines poignées à la figure, protégés par les masques. On se court derrière, on s’attrape, on se lèche, on se mord. On veut goûter la douceur piquante de la peau sucrée sous les atours de la fête. Bien vite, les adultes ont rejoint la mêlée. Le sucre glace vole partout, dans une foire générale.
   Dans les rues, un peu partout, des nuages de poudre se sont levés, irisés par le couchant. Les contours s’atténuent. La musique se taille ses itinéraires, par bribes désordonnées. Et les boissons se mélangent. Le sucre colle, adhère à tout. Une mélasse se forme. La nuit est tombée. Les enfants endormis. Une vapeur légère monte des trottoirs. Les gens vont par groupes plus restreints. On s’apostrophe, les voix sont rauques, les yeux brillent d’une lueur fauve sous les masques. On se cherche des mains et de la bouche. Sous les costumes, le sucre a un goût différent sur chaque peau. On compare. Il faut glisser la langue sous les étoffes, trouver sa voie entre les vêtements, les écarter progressivement, lécher la peau collante, aller goûter ailleurs, lécher encore, mordiller, mêler les saveurs, le sucre au vin, la douceur à l’amertume, explorer d’autres parties du corps, des zones encore intouchées, plus pimentées, découvrir des nuances surprenantes, de nouvelles sensations. Les masques protègent des regards. Quant à moi, ma discrétion fait merveille. Comme toujours, je passe complètement inaperçu : l’observateur idéal. Le degré zéro du protagoniste. Ce n’est pas forcément un choix, mais je finis par me prendre au rôle.
   Le grand carnaval annuel bat son plein. Le Grand Sucré, comme on l’appelle. La fête la plus importante de l’année à Ciutabel, à coté des Petits Sucres, de temps en temps, et des Nectars, moments plus rares et privilégiés. Le Grand Sucré rassemble vraiment tout le monde, quartiers d’en haut et d’en bas, hommes, femmes, enfants, vieillards. C’est l’orgie coutumière. Un défouloir géant organisé chaque année, pour défier l’hiver qui s’annonce. Je ne suis pas très friand des débordements que le rituel occasionne, je me replie assez rapidement pour rejoindre mes quartiers.
   Pendant des heures, dans les rues et sur la place, je les verrai courir les uns vers les autres, se toucher, s’enfuir, se poursuivre. On va se renifler, se palper, se suivre, se perdre, se retrouver. Entre temps, des feux ont été allumés. Bientôt, de mon poste, j’apercevrai les groupes disséminés. Dans l’ombre trouée de lampions, des couples enlacés danseront devant un orchestre invisible, chacun à son rythme. Sans musiciens apparents, ils ressembleront aux bamboches d’une boîte à musique un peu déglinguée. Certains s’éloigneront dans la pénombre, dans les ruelles adjacentes. De mon perchoir, j’assisterai à une chorégraphie étrange. Une chansonnette caressante, à la manière d’une comptine, se fera bientôt entendre. Assis sur sa caisse, au pied d’un arbre de la place, le bègue se balancera doucement, et il chantera. Demi-Mot ne va plus cesser de chanter. La mélodie persistera longtemps, jusqu’aux derniers soubresauts de la nuit. Quelques notes répétées inlassablement, alors que de partout, de plus en plus puissante, montera la rumeur des souffles, pressés, haletants, rauques parfois, la vague de tous les souffles emmêlés, une mer de halètements envahissant les rues sombres de la ville, à la surface de laquelle rouleront bientôt les gémissements, les couinements, les cris, la houle effrénée du coït gonflé, multiplié, renvoyé en écho de toutes parts, le déferlement du désir et son assouvissement. Et au milieu de la tempête, la ligne claire et obsédante d’une comptine chantonnée à voix douce brillera par intermittence, comme un phare.

Am stram gram bienvenue chez moi. Gram stram dam ça y est tu es là. Tu verras, tu ne partiras plus. C’est une ville dont on n’s’en va pas.
   Am stram gram partir tu voudras. Gram stram dam et bien tant pis pour toi. Si tu t’y colles, tu y resteras. C’est une ville dont on n’décolle pas.
   Am stram gram on ne s’en va pas. Gram stram dam c’est parce qu’on n’peut pas. Si tu tombes, tu n’te relèveras pas. On t’regarde alors fais bien ça.
   Am stram gram l’oiseau lui s’en va. Gram stram dam pourquoi moi j’peux pas ? C’est comme ça, on n’a pas le choix.
   Am stram gram bienvenue chez moi…

Bien plus tard, alors que les premières lueurs de l’aube se hasardent sur les pavés poisseux entre les arbres de la place, un pas léger ne fera pas plus de bruit en se posant qu’une plume portée par le vent. Le pas-plume traversera la place et les rues de la ville. Une silhouette de femme sous une cape de velours se détachera dans les halos pâlis des lampions. Le visage masqué, dans l’ombre du manteau rabattu, s’approchera des flammes et, une à une, les éteindra d’un souffle ténu.

Copyright © Soline de Laveleye, 2012
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