Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.








 
CHAPITRE 11

Maître Tikima entra dans la suite, épuisée. Elle alluma machinalement la télévision, pour avoir l’impression de ne pas être totalement seule, se dirigea vers la salle de bain. Elle ôta ses habits, attrapa le peignoir aux initiales de l’hôtel, le jeta négligemment sur le carrelage et se fit couler un bain. Elle se regarda dans le miroir, entièrement nue, observant son corps resté si ferme malgré deux accouchements et une vie menée à un rythme infernal depuis trente ans. Elle fixa la petite cicatrice au-dessus de son sein gauche, ultime trace des périlleux jeux d’enfants auxquels elle se livrait au village, près du fleuve, en compagnie des autres filles et garçons de sa classe d’âge. Sur toute la surface de son corps, c’était la seule anomalie, elle tirait une certaine fierté de cette marque, qui la rassurait sans savoir pourquoi. Nostalgie de l’enfance, comme lorsqu’elle entendit Monsieur de Meer parler sa langue ? Preuve de son courage, lorsqu’elle grimpait dans les arbres, toujours perchée plus haut que les garçons ? Elle avait toujours pris le plus grand soin de son corps, mais cela faisait des mois qu’elle ne s'était plus contemplée ainsi, en détail. Elle pensa soudain au docteur Huysmans, à la manière dont il était resté figé malgré lui, lors de leur première rencontre. Malgré son regard étonné, il s’était montré très respectueux, elle l’avait aussi trouvé sympathique. Quel âge pouvait-il avoir ? Cinquante ans, comme elle ? Un peu plus ? Pas plus de cinquante-trois, à son avis. Soudain, elle fut un peu gênée de ce qui lui traversait l’esprit, non pas parce qu’elle pensait au docteur mais parce qu’elle était nue, debout, immobile. Comme si le fait de penser à lui permettait à ce dernier de l’apercevoir ainsi, au même moment. Cette étrange idée la fit sourire, mais elle ramassa tout de même le peignoir et le revêtit aussitôt.
   Elle marcha avec nonchalance jusqu’au salon, se dirigea vers la baie vitrée et contempla la ville depuis le quarante-deuxième étage. Au loin, elle voyait le Capitole, et aussi l’énorme parc dont elle oubliait toujours le nom mais dans lequel elle allait se promener avant chaque rendez-vous important ou stressant. Au pied de l’hôtel, il y avait la grande avenue sur laquelle le président Obama et sa femme s’étaient arrêtés à plusieurs reprises lors de la cérémonie d’investiture. Elle avait suivi cette journée en direct à la télévision, à Bruxelles, et avait appelé ses amis au milieu de la nuit, pour qu’ils allument leur poste et voient l’hôtel dans lequel elle logeait à chacune de ses visites dans la capitale américaine – mais elle n’avait réveillé personne, tous avaient déjà les yeux rivés sur l’écran. Elle s’était sentie tellement fière ce jour-là. Non pas parce que le père du président était kényan, comme l’imaginaient ses collègues. Mais parce que les Etats-Unis avaient posé un acte qui allait enfin clouer le bec pour quelques années au moins à ses nombreux interlocuteurs – amis, collègues, adversaires, compagnons de table occasionnels lors de repas professionnels ou privés – toujours heureux de manifester un anti-américanisme de bon aloi dès qu’elle leur parlait de ses fréquents voyages aux Etats-Unis, un pays qu’ils imaginaient peuplé uniquement de cow-boys obèses et stupides se gavant de hamburgers devant un match de baseball ou une série télévisée violente.
   Elle ouvrit son iPad et se connecta pour lire ses derniers emails. Entre les spams et les mails de ses collègues bruxellois qu’elle n’ouvrirait que le lendemain, elle se pencha sur le message du docteur Kalonji: « Bonsoir Emma (lors de la soirée passée chez les de Meer, elle avait proposé aux gens présents de l’appeler par son surnom, Emma, moins austère que Maître Tikima et moins lourd à porter qu’Immaculée), j’ai revu Monsieur de Meer, hier, vous aviez raison sur toute la ligne. Il m’a expliqué, en français, avoir changé de langue pour échapper à une querelle avec sa femme, et être rapidement tombé dans son propre piège. Comme il l’a noté dans sa lettre, il a appris le zande avec son chauffeur, Doruma. Ce dernier l’a aidé à monter une société, la Cotele, pour acheminer du coton depuis l’Uele et le revendre à Kin et à Matadi. C’était dans les années cinquante. Il m’a aussi parlé d’un autre professeur auprès duquel il a appris le zande : la cousine de Doruma. Sacré Monsieur de Meer ! Amicalement, Dieudonné. »
   Le docteur Kalonji avait hésité à mentionner ce dernier détail, ne sachant pas comment Maître Tikima apprécierait la chose, en tant que femme. Elle n’y vit rien de répréhensible – après tout, cette méthode avait fait ses preuves depuis la nuit des temps dans le domaine de l’apprentissage des langues – par contre c’était le seul élément qui lui parut plausible dans son récit, elle ne croyait pas un instant à cette histoire de chauffeur et de compagnie de coton. Elle avait certes rencontré plusieurs Belges ayant vécu au Congo qui parlaient une ou plusieurs langues locales, mais c’était toujours de manière pragmatique : ils apprenaient la langue véhiculaire de l’endroit où ils travaillaient, le lingala à Kin, le swahili dans l’est, le chiluba au Kasaï. Mais la langue de son chauffeur, de son boy ou de sa maîtresse, jamais. Non, il avait forcément vécu dans l’Uele, et d’ailleurs les portraits de l’album photos allaient dans cette direction eux aussi. Mais pourquoi le cacher ? Elle avait beau penser et repenser à cette histoire, la tourner dans tous les sens, pourquoi diable nier qu’il était passé par là ? Il ne connaissait pas encore sa femme à l’époque, d’après ce qu’elle avait compris, cela n’avait donc rien de sentimental. La province faisait partie du Congo belge, cela n’avait donc rien d’illégal. Ou alors, justement, peut-être avait-il commis un crime là-bas ? Ou simplement de la contrebande ? Après tout, c’était une région frontalière, le Soudan était tout proche, la Centrafrique aussi. Mais non, Monsieur de Meer n’avait pas le profil d’un contrebandier et encore moins d’un criminel. Et puis, il semblait aimer « sa » langue, il manifestait un réel plaisir à la parler, une jouissance presque, elle devait être liée à quelque chose de très fort, plus qu’à son amour pour la cousine de Doruma ou une autre femme.

Copyright © Xavier Luffin, 2012
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