Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
MA PASSION SELON SAINT JÉRÔME OU LES VOIX DU DESTIN…

Pourquoi et comment devient-on traducteur littéraire ? Chaque vocation a ses mobiles et son parcours propres. En ce qui me concerne le désir de traduire ne m’était pas inné mais je crois pouvoir affirmer que tout m’y prédisposait, à mon insu.
   En premier lieu sans doute, une réelle ouverture à l’Autre, peut-être due en partie à une éducation chrétienne. L’acte de traduire requiert dans son fondement même une qualité d’écoute telle qu’elle accueille dans sa totalité une approche autre des choses et la fait sienne par le truchement de la plume. Une plume avant tout « tolérante », non pas au sens moral du terme, mais de refus d’acclimatation égocentrique. Ouverture et tolérance sont les deux mamelles de la traduction de bon aloi, hospitalière, capable et désireuse d’accueillir l’altérité d’une culture mais aussi l’idiosyncrasie scripturale d’un auteur.
   En deuxième lieu : six années de formation à la version et au thème grecs et latins ont incontestablement rôdé mon cerveau au passage d’une langue à une autre, d’une culture à une autre, même s’il était alors moins question d’écriture littéraire que de restitution grammaticalement correcte.
   Enfin et surtout : la pratique musicale du piano, presque quotidienne dès l’âge de cinq ans, l’apprentissage régulier et l’assimilation profonde des paramètres rythmiques et mélodiques de la syntaxe musicale, ont grandement contribué à modeler le mental de la future interprète textuelle. Précisons cependant que le texte musical est souvent un prétexte aux épanchements personnels, à la reconnaissance active d’émotions ou de sentiments qui trouvent ainsi un exutoire, tandis que le traducteur doit au contraire s’effacer dans l’acte même de l’interprétation et de la restitution, et justement éviter de s’introduire dans le texte étranger.
   Toutefois, si le terrain, voire le terreau labouré et sillonné par mon éducation littéraire et musicale semblait propice aux récoltes de mon futur métier, il y manquait encore une composante de taille : l’envie de l’exploiter. C’est le hasard d’une rencontre magistrale qui la suscita : la rencontre d’un philosophe qui allait devenir mon maître spirituel, Ernst Bloch.
   Pour faire court, Bloch est le penseur d’un marxisme dit à visage humain. Pour lui la reconquête de soi entreprise par l’homme, sa désaliénation, la réalisation de ce monde nouveau dont toutes les utopies sont l’anticipation abstraite — en un mot : le projet même du marxisme — ne sont pas encore accomplies. Bloch réhabilite d’abord l’imaginaire, partant du point de vue que toute transformation du monde prend sa source dans le rêve et l’utopie. Le rêve éveillé, le « rêve-souhait » (Wunschtraum) est le berceau de toute production et de tout changement. Pourtant cette ouverture dans « l’homme tourné vers l’avant », le Sujet, serait stérile si dans le monde, l’Objet, ne lui correspondaient des ouvertures, des possibilités qu’il lui faut repérer pour en tirer profit et faire progresser les choses vers un Mieux. Notamment grâce à ce que Bloch appelle « l’optimisme militant ». Bloch est donc aussi le penseur du matérialisme dialectique avec sa conception d’une nature naturante, base d’une matière dynamique et processuelle. Il commence par ancrer l’Espérance, vertu messianique, dans son fondement anthropologique : l’affect humain de l’espoir.  
   Dans le premier tome du Principe Espérance[1] (il y en a trois en tout) ce phénoménologue passe en revue les moments où l’homme exprime son désir de désaliénation et de changement, à commencer par le rêve diurne, le conte, la fable, pour aboutir aux productions littéraires, théâtrales, cinématographiques, aux arts plastiques et à la musique.
   Il y a chez Bloch une adéquation parfaite entre la pensée et l’écriture. En quelques mots : les catégories philosophiques nouvelles et le système ouvert de Bloch ne pouvaient être exprimés que dans une langue elle aussi ouverte, novatrice, voire dérangeante, en tout cas suggestive et non discursive. L’écriture blochienne crevasse ou fait sauter le vernis des concepts clos, traditionnels, émoussés, elle bouleverse la syntaxe dite normale et applique à la structure du texte les principes de la composition musicale, car pour Bloch la musique est au faîte de tous les arts. Les ingrédients de sa langue sont les mêmes que ceux de l’action éthique qu’il prône : la tension, l’énergie, la couleur, la subversion, le souffle prophétique qui bousculent et embrasent. Quels sont ses expédients linguistiques et stylistiques ? Tout d’abord, Bloch saisit pour ainsi dire la langue allemande à la racine. Il redonne vie à des éléments que le temps et l’usage courant avaient émoussés, faisant ressortir le sens originel qu’on avait oublié. Ce rappel fréquent de l’étymologie colore son texte et y réintroduit l’archétype et le mythe, le symbole ou l’allégorie. C'est ainsi qu’il substantive des adverbes, des conjonctions, des particules décolorées par l’usage quotidien, délavées par le temps : il réinvestit ces petits mots simples et purs de leur sens premier et fort.    
   Par ailleurs, Bloch a une prédilection très marquée pour un type de structure qui peut se comparer au phénomène de l’écho : la structure binaire (Furcht-Ehrfurcht / bewusst / gewusst), et il n’est pas nécessaire de connaître l’allemand pour apprécier l’impact rythmique de ces couples lexicaux. Toutefois, si l’effet d’écho est formellement et rythmiquement indéniable, le message énoncé dans la résonance s’écarte presque toujours de la première voix, il va plus loin ou s’y oppose carrément : parallèlement, la philosophie blochienne est l’ennemie héréditaire de la stérile répétition, elle privilégie le dépassement, et le premier foyer de ce dépassement est l’écriture. Autre exemple : la jonglerie lexicale avec laquelle il compose ses variations presque musicales sur un thème de base, généralement un sémantème du type de wirklich (réel). Les modulations de ce mot réalisées par l’adjonction d’affixes divers ou par les flexions verbales (Verwirklichtsein - des Verwirklichendendas Verwirklichte — die Aporien der Verwirklichung, etc.) correspondent toujours à une sorte de déclinaison de la réalité ; dans le cas cité : aux diverses étapes du processus de la réalisation dans le matérialisme dialectique.
   Enfin, dans le Principe Espérance, elles sont légions ces compositions verbales inattendues, ces assemblages déconcertants où l’auteur marie l’abstrait et le concret, comme lorsqu’il qualifie l’histoire de Don Quichotte de Prügelgeschichte des abstrakt Unbedingten : « histoire de bastonnade de l’Absolu abstrait ». Le rapprochement constant d’éléments lexicaux disparates est toujours sous-tendu par un courant profond : celui de la force explosive, subversive, prométhéenne, jobienne ou mosaïque qui s’exprime très précisément dans cette langue inhabituelle faite d’expressions aberrantes et troublantes : c’est la langue de la Sortie ou de l’Exode. Les stéréotypes, les tournures familières sont défigurés pour que se fissure la surface des rapports traditionnels et conventionnels ; de nouvelles combinaisons linguistiques créent des montages, parfois surréalistes, qui font naître de ces ensembles insolites un Nouveau possible, et l’éclosion du Nouveau réel est en effet une des catégories centrales de la philosophie blochienne.
   En résumé : rythme, structure mélodique, scansion, métaphore, éclatement de concepts émoussés, bouleversement de la syntaxe traditionnelle, telles sont les composantes majeures de cette écriture qui mérite sans doute bien le qualificatif « poétique ». C’est l’écriture elle-même qui fait déjà éclore toute une pensée, au niveau du style et de la forme, elle est en soi, déjà, expression, éclosion verbale, si j’ose dire, d’une vision du monde. L’écriture est ici le premier laboratoire dans lequel se craquelle un vernis de mauvais aloi, celui du monde réel. Il va de soi que tous ces effets ne pouvaient être nivelés ou rabotés dans la version française sous peine de fausser toute une pensée, toute une philosophie et une éthique.
   C’est donc ce mélange d’écriture poético-musicale et ce contenu philosophique à visage humain qui m’ont prise à la gorge et irrémédiablement séduite. Mais surtout, le texte était porté par un souffle prophétique, par un élan vital qui m’interpellaient et me correspondaient.
   Il est à mon sens un facteur incontournable pour le traducteur soucieux de restitution fidèle : l’empathie. L’empathie que les neurosciences viennent de mettre en relation physique étroite avec les dénommés neurones miroirs, mis en évidence pour la première fois par le professeur Giacomo Rizzolati de l’université de Parme. D’après les recherches, ces étranges neurones du cortex prémoteur s’activeraient lorsque l’on observe quelqu’un faire un geste et joueraient un rôle essentiel dans l’empathie, en nous permettant de ressentir ce que ressentent les autres. Ces neurones-miroirs joueraient-ils un rôle similaire quand le mental du traducteur est à l’œuvre ? L’intervention du mimétisme automatique doublée de l’intense travail de représentation et d’imagination de ce que l’autre « ressent » n’est-elle pas le premier moteur nécessaire à la bonne restitution d’un texte étranger ?
   L’importance de l’empathie dans notre métier semble évidente. Mais empathie entre qui et qui, entre quoi et quoi ? Il ne s’agit pas d’une communion idéelle ou idéologique. L’empathie n’est pas non plus une ressemblance dans le caractère ou le mode de vie. Pas du tout. On ne traduit pas un homme ou une femme, on traduit un texte. L’empathie de bon aloi se situe plutôt au niveau de l’écriture, et donc, de cette fameuse « vision du monde » scripturale sur laquelle ont glosé tant d’auteurs eux-mêmes : appréhension des choses qui se concrétise dans le style, la forme, les métaphores, le ton et la voix du texte. C’est grâce à cette empathie que le traducteur trouvera plus spontanément et plus vite le mot ou la phrase ou le rythme adéquats, puisque d’une certaine manière il est sur la même longueur d’ondes que son auteur. « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire vous viennent aisément », Boileau l’avait déjà compris sans encore songer au processus de traduction. Le même problème se pose chez l’acteur qui doit incarner telle ou telle passion : le jeu y gagnera s’il peut aller chercher tout au fond de lui les moyens de l’exprimer, plutôt que de la feindre. S’il doit la feindre, il sera qualifié de comédien capable de tout interpréter, mais son jeu sera-t-il aussi convaincant, aussi vrai ?
   Il convient donc de reconnaître dans l’empathie une parenté certaine au double niveau de l’imaginaire et de l’écriture. C’est la qualité de l’écriture blochienne qui m’a donné l’envie de m’y colleter : le souffle qui l’animait, le rythme vital qui la sous-tendait, le recours à tous ces éléments stylistiques décrits plus haut, m’étaient pour ainsi dire familiers, comme autant de notes ou d’accords qu’il m’était donc particulièrement facile d’entonner.
   Cela dit, le souffle et l’écriture magistrale étaient eux-mêmes portés par une autre composante à laquelle je fus sensible : la voix du texte. Nietzsche l’évoquait déjà dans ses écrits, et le psychophonéticien Ivan Fonagy (1983) lui a consacré un remarquable ouvrage : La Vive voix. La « voix du texte » n’est pas nécessairement celle de l’auteur et peut même en être très éloignée. Sans cette voix, le texte ne m’interpellerait pas et manquerait de cohérence, il n’y aurait que des mots sur le papier, des petites pièces rapportées, mais pas de mosaïque.
Est-ce la même voix que percevra un autre lecteur ? Quels sont les éléments textuels qui provoquent ce phénomène sonore ou mieux encore : le constituent ?
   Dans ses aphorismes 246 et 247 de Par-delà Bien et Mal, Nietzsche (1971), sensible à la musique du texte, crée la métaphore de la troisième oreille, oreille subtile qui permet d’entendre le rythme, le tempo des textes. Pour Nietzsche le rythme et le ton d’un texte seraient les émanations du corps dans l’écrit, du corps de l’auteur, mais aussi d’un peuple, d’une culture. En matière de lecture, l’impératif nietzschéen serait : le texte tu écouteras. Si l’on poursuit son raisonnement, une certaine « empathie physiologique » serait donc requise pour que le traducteur, appelé à recréer le texte original dans une autre langue, puisse s’acquitter de sa tâche avec bonheur. Sans cette parenté de souffle et cette aptitude à épouser un certain tempo, le travail serait ardu et le résultat sans doute artificiel et peu convaincant. Pour Nietzsche, l’empathie relèverait donc au premier chef d’une ressemblance physiologico-linguistique qui marque un style, le fait chanter dans ses longues ou courtes périodes, lui imprime la vie qui rendra le texte traduit aussi convaincant et « vrai » que l’original. Malheureusement, le traducteur dont le métabolisme conviendrait idéalement à la restitution de tel texte étranger, se voit souvent et malgré lui dans l’incapacité de rendre ce rythme qu’il entend pourtant. En effet, le matériau qu’il doit modeler, auquel il veut imprimer le tempo original : sa propre langue, ne se laisse pas manipuler aussi aisément. Et le problème sera décuplé quand il en viendra à la restitution de l’autre composante corporelle et sémantique du texte : la résonance, la sonorité, le Klang dont parle Nietzsche, notamment les phonèmes. Car si l’on peut forcer un rythme en malmenant quelque peu sa langue maternelle, il est impossible de la faire résonner de sons qu’elle ne possède pas.
   C’est sous un angle bien différent que la question de la voix du texte est abordée par Ivan Fonagy, qui orientera ses recherches dans un domaine peu fréquenté : celui de la psycho-phonétique. Ce sont les bases pulsionnelles de la prosodie qu’il analysera à l’aide de la science phonétique et de la théorie psychanalytique. Selon lui, l’appareil phonatoire est un théâtre où se jouent vocalement les psychodrames. Ainsi la métaphore française « parler d’une voix étranglée » contient-elle en germe l’explication du geste. La phonation agressive, haineuse produit souvent cette voix étranglée : si l’on s’étrangle de la sorte, c’est pour préfigurer l’homicide.
   La vive voix s’oppose à la lettre morte. C’est elle qui vient précisément donner vie au style écrit. Fonagy va puiser dans le texte littéraire, poétique ou théâtral, une multitude d’exemples convaincants.
   Quel serait donc le statut du geste phonatoire dans le style écrit ? Qu’y devient l’expressivité orale ? La mimique vocale est-elle également une composante de cette fameuse voix du texte ? Tout d’abord le style verbal, précise Fonagy, consiste en une série de manipulations expressives des phrases engendrées par la grammaire : manipulation des séquences de sons, de l’accentuation, de l’intonation, de la distribution des pauses, de l’ordre des éléments significatifs. Les éléments musicaux du langage (rythme, intonation) expriment des émotions en les agissant tout comme la danse. Mais ces éléments musicaux sont soigneusement « codés », rigoureusement intégrés au système particulier d’une langue donnée. L’interprétation psychanalytique suggère qu’une attitude par exemple agressive accentuera en n’importe quelle langue la charpente rythmique de la phrase, renforcera les accents, simplifiera le schéma mélodique, raccourcira la durée des voyelles et prolongera celles des consonnes obstrusives, introduira des pauses fréquentes et souvent irrégulières. Or ce que le poète transcrit, c’est également ce vaste et riche geste phonatoire, présent même sous forme codée. C’est par la manipulation consciente des phonèmes, des accents et de la mélodicité qu’il donne vie scripturale à cette voix intérieure que percevra à son tour le lecteur. Le style vocal comme communication préverbale s’intègre donc poétiquement au message linguistique. C’est la vivacité de la parole qui vient animer la lettre morte. C’est la voix du poète, la Vive Voix qui résonne dans les « styles ».
   Fonagy, guidé par l’intuition mais soucieux de rigueur scientifique, se demande toutefois si la « musique verbale », que nous croyons entendre dans le poème par exemple, n’est pas une simple illusion, si elle n’est pas entièrement due au contenu et si nous ne nous leurrons pas en croyant percevoir la voix du poète derrière le texte. À propos du poète Milan Füst et de son poème Vieillesse, il déclare qu’il a pu entendre effectivement la voix du poète en chair et en os. Et cette lecture l’a rassuré : « J’ai reconnu la voix que j’avais cru entendre en lisant le poème. Cette voix scandait les vers qui m’avaient semblé prédisposés à une telle interprétation, elle montait et descendait à peu près comme je l’avais imaginé. »
   Mais il est allé plus loin : pour saisir le rythme et la mélodie inhérents au texte, il a invité cinq sujets à lire le poème à voix haute. Il essayait ainsi d’approcher, à l’aide de différents lecteurs, la voix du poète telle qu’elle se manifeste dans le texte. Il a ensuite établi une mélodie moyenne, à partir des cinq lectures produites, enregistrées et transcrites sous forme de partition musicale. Cette mélodie moyenne est celle du « chœur » des cinq lecteurs, formant le « lecteur collectif ». Il en est ressorti que le « chœur » était plus proche de l’interprétation par le poète lui-même que n’importe lequel des récitants en particulier. En déchiffrant la partition censée représenter la voix du « chœur », Fonagy déclare avoir retrouvé la voix qu’il avait entendue en lisant le poème.
   La culture au sens large apparaît dotée, elle aussi, d’un pharynx, d’un appareil phonatoire. À l’origine elle a éructé ses phonèmes que les siècles ont contribué à organiser et à affiner mais qui n’en gardent pas moins leur expressivité. La culture elle aussi a un tempo, qui vient animer sa langue, « le presto de Petrone », ou le lento des Allemands dont parle Nietzsche. La culture elle aussi a une voix. Quand le poète chante, c’est d’abord avec la voix de sa culture, à laquelle il mêle la sienne, en l’épousant ou en la syncopant. La voix du texte à traduire est donc double, c’est celle de la culture à travers celle du poète.    Traduire une pensée dans une autre langue, c’est d’abord traduire le style qui l’exprime, c’est-à-dire qui transcrit la voix soucieuse de convaincre ou d’émouvoir.
   Pour en revenir à Ernst Bloch : j’ai consacré une vingtaine d’années à la traduction du Principe Espérance. Travail de longue haleine, incontestablement facilité par l’attirance qu’exerçait sur moi la voix du poète. Quand je m’attelai ensuite à la traduction d’un autre grand auteur, le juif autrichien Jean Améry, se posa donc la question cruciale de la restitution d’une autre voix, en l’occurrence celle de l’intellectuel amer, la voix de l’argumentation mais aussi du désenchantement et de la nostalgie de justice. Cette voix, elle aussi, m’interpella et suscita en moi le désir, voire le devoir moral, de la faire résonner au-delà de ses frontières.
   Un des romans-essais de Jean Améry (1996), Lefeu ou la démolition, passait pour être intraduisible, et à juste titre… Alors, comment traduire ici l’intraduisible ?
   Tout d’abord, il peut sembler étrange que Jean Améry n’ait pas été traduit plus tôt en français. En effet, l’œuvre de ce Juif autrichien est unanimement considérée aujourd’hui comme un témoignage aussi important que celui de Primo Lévy, sur le plan du vécu et de l’écriture. Peut-être son nom à consonance française et le lieu où il vivra dès 1939, la Bruxelles francophone, ont-ils jeté quelque ambiguïté sur ce personnage que les Allemands aussi bien que les Français ont pu prendre pour un auteur de langue française : c’est en 1955 qu’il se forgera son nom de plume, qui trahit à la fois son intérêt pour la culture française et la distance qu’il prend à l’égard du monde germanique - Améry est l’anagramme du patronyme Mayer. Au demeurant, la langue de cet exilé coupé de ses origines peut étonner les germanophones car l’idiome de Voltaire y a incontestablement laissé des traces. Il n’est donc pas surprenant que la réflexion sur la langue en général soit centrale dans son oeuvre, et que la transposition de sa prose dans une autre langue pose d’énormes problèmes au traducteur.
   Une présentation de l’écrivain semble incontournable, car sa problématique existentielle constitue le fondement essentiel de son écriture, celle à laquelle je me confrontai avec passion durant plusieurs années. Ce qui frappe dans le parcours biographique d’Améry, c’est le destin qui semble le contraindre à la judaïté qui ne lui est, pour ainsi dire, pas « innée ». Il voit le jour à Vienne en 1912, et jouit d’une éducation catholique : petit Tyrolien parmi d’autres, il fête Noël à l’église et autour du sapin familial. Ce n’est qu’à l’âge de dix-neuf ans qu’il entendra parler pour la première fois de l’existence d’une langue yiddish. Il fera des études de littérature et de philosophie à Vienne et découvrira « par les autres » ses origines juives (en la personne d’un grand-père) ; par ailleurs, il épousera une juive en 1937. Toutefois, il ne se sentira jamais juif au fond de l’âme et ne le deviendra que par la force des choses et des hommes, mais surtout il décidera de le rester par solidarité tout en se définissant lui-même comme un « non-non-juif » !
   Cette distorsion dans la personnalité de l’écrivain est le premier foyer de ses jongleries linguistiques.
       Dès décembre 1938, il se réfugiera à Anvers et « usurpera la langue française parce qu’on lui a volé l’allemand » ! À partir de là, sa biographie se confondra avec celle d’une victime des nazis. Interné d’abord à Malines, il se ralliera en 1941 à la Résistance belge dans un réseau communiste, organisation germanophone chargée de faire de la propagande anti-nazie. Il sera ensuite arrêté par la Gestapo en 1943, torturé à Breendonk, et interné successivement dans les camps d’Auschwitz, Buchenwald et Bergen-Belsen d’où il sera libéré par les Britanniques en avril 1945. Il rentrera à Bruxelles, y vivra de ses critiques de littérature et de cinéma. Au cours d’une tournée de conférences en Allemagne et en Autriche, il se donnera volontairement la mort, à Salzbourg, le 17 octobre 1978. Fidèle à sa philosophie profonde, il avait déjà tenté de se suicider auparavant, convaincu que la mort volontaire est la seule mort « naturelle » au sens où la condition humaine est justement caractérisée par la liberté. Il n’avait rencontré Sartre qu’une seule fois à Bruxelles, et si la personnalité du grand penseur l’avait quelque peu écrasée, il faut bien le dire, il n’en était pas moins sartrien et existentialiste dans l’âme. La pensée sartrienne affleure dans tous ses textes, avec de nombreuses citations qui ne s’avouent pas comme telles et ne s’assortissent donc pas de guillemets !
   On comprend mieux pourquoi la problématique de la langue maternelle est centrale dans l’œuvre d’Améry et qu’il passait pour être intraduisible. Dès le premier coup de poing que lui assènent ses tortionnaires à Breendonk, Améry sera « jeté hors du monde dans la souffrance et dans la mort. » Pour toujours « aliéné à soi », et heimatlos. Dans son livre intitulé Jenseits von Schuld und Sühne (Par-delà le Crime et le châtiment), il analyse la langue atrophiée des exilés, coupés de la réalité allemande, et surtout la consonance hostile de la langue maternelle, devenue celle de l’ennemi. Sa seconde préoccupation est celle de l’impossibilité de la communication. Aucun texte, aucune métaphore, aucun art plastique jamais ne pourra « faire sentir » le vécu intime d’un homme amputé de sa dignité humaine.
   Comme support concret de ce problème du rapport à la langue, analysé et exprimé dans une prose extrêmement travaillée et soucieuse de précision à la fois logique et poétique, prenons l’un de ses romans-essais les plus ardus : Lefeu oder der Abbruch (Lefeu ou la démolition). Un peintre du nom de Lefeu, alias Feuermann, d’origine allemande, vit à Paris où il a son atelier sous les combles d’un immeuble voué à la démolition pour cause d’insalubrité. Lefeu fait l’éloge de son environnement, de la « vraie décadence » à laquelle il refuse de renoncer, et qui est un acte de résistance à la « décadence clinquante » : celle des constructions de verre et de béton, des beefsteaks sous plastique, de « la modernité, de la vie qui s’engage et se consolide bruyamment et brillamment dans la compétition et la sélection[2] ». La véritable décadence « est un processus lent, elle est douce et mélodieuse : ruissellement dans les vieux murs, chapelet sonore des gouttes d’eau qu’égrène le robinet défectueux... » L’amie de Lefeu est une poétesse de la décadence clinquante : elle fait des poèmes automatiques, c’est-à-dire qu’elle juxtapose des mots vidés de sens et de contacts avec la réalité. Elle utilise une langue violentée et démantelée, et ses jeux verbaux peuvent conduire et conduiront d’ailleurs la jeune femme à la folie ...
   À partir de ces considérations, tout le texte d’Améry sera une fidèle illustration du rapport réel ou faux à la langue. Les jeux de mots en seront une première application directe. Dans un texte comme celui-ci le jeu de mots n’est donc pas une coquetterie verbale mais le miroir direct d’une relation profonde à la langue. Plus que jamais le style y est l’unique voie immédiate pouvant rapprocher le lecteur d’un vécu intime. Hélas, à l’impossible le traducteur est toujours tenu, et pour arriver à ses fins tous les moyens lui seront bons.
   Prenons un premier exemple, mineur sans doute, mais déjà révélateur de toutes les autres difficultés du même type : le prénom de la poétesse elle-même, Irene. Une critique revient régulièrement dans la bouche du protagoniste : « Irene, du gehörst in eine Irenenanstalt[3] », littéralement : « Ta place, Irène, est dans une institution d’Irènes », ce qui ne veut rien dire, si l’on ignore la ressemblance entre le nom Irene et le mot allemand Irren, c’est-à-dire « fous » (Irrenanstalt signifie en effet « asile d’aliénés »). Dieu merci, le prénom n’était pas choisi pour sa connotation biblique, mais pour sa référence au monde des fous. Ce qui m’autorisa à recourir à un simple subterfuge pour sortir de l’impasse : transformer le nom d’Irene en Aline, ce qui permettait une transposition à peu près fidèle dans son effet en français : « Aline, ta place est dans un asile d’alinénées ».
   Le problème majeur dans la traduction de ce livre fut sans conteste la transposition du poème automatique d’Aline ; la première occurrence allemande en est : « Pappelallee, Pappelallee, alle Pappeln, Pappelnalle, Plapperpappel, Geplapper, Geplapper ». Pappel signifie peuplier. Tout le poème est bâti sur les mutations successives de ce mot jusqu’à aboutir au terme Geplapper, qui signifie à peu près « verbiage ». En français le mot peuplier ne pouvait conduire à un terme physiquement semblable évoquant le verbiage. Il fallait donc changer d’arbre. Nous avons choisi le bouleau, ce qui a donné : « Ah les bouleaux, allée de bouleaux, bouleaux en boulaie, boulaie vezée (vieux mot français), billevesées, billevesées ». Le problème se trouvait accru du fait qu’Améry lui-même fournit plus loin, mais dans un autre contexte, une traduction française du poème: « Peupliers, peuple lié, peuples liés, oh peuples, liez-vous! ». Nous ne pouvions la reprendre car les mots ici font sens, contrairement au poème d’Aline qui est in-sensé. Et le sens de ces mots avait d’autant plus de poids que le peuplier est pour ainsi dire emblématique dans toute l’œuvre d’Améry : la voiture de la Gestapo qui l’avait conduit, pieds et poings liés, à son premier lieu de torture, avait longé une allée de peupliers, et pour Améry cet arbre restera à tout jamais tragiquement connoté. Alors que dans le poème d’Aline, il apparaît grotesquement vidé de toute sève, et n’évoque plus ni la vie, ni la mort.
   Quantité de tours de passe-passe verbaux sont là pour signaler que la langue coupée de ses liens avec la réalité peut tout se permettre, comme ici : « Der auf seinem Wühllager — Wühl und nicht Pflühllager ! — kauende Lefeu » :
« Lefeu étendu ou tapi sur sa couche défaite — défaite et non par-faite ! »
   La teneur sémantique du jeu de mots allemand importe peu dans le rendu français qui doit au contraire imiter, un peu comme un perroquet, les assonances et les allitérations rimées, substances sonores d’une expression poétique ici gratuite et sans profondeur vitale. Autre exemple : « Mir ist es hauptsächlich wegen der Kuppel : sie steigt in jeder Beleuchtung andersaus der Stadt, da übertrage ich sie in tachistische Kleinform ; — Kuppel, Kuppeluppel, Uppelkumpel : das wäre auch etwas für Irene. Danke, Vandamme, danke der Nachfrage, comme ci comme ça, nicht gerade herrlich, Depressionen, wenn sie nicht gerade kuppelpuppeltt, ich bin sehr ernstlich besorgt. » En français : « Pour moi c’est essentiellement à cause de la coupole : chaque fois elle émerge différemment dans la lumière qui change, et c’est elle que je transpose sur mes petites toiles tachistes. Coupole, coupopole, coufofolle: voilà quelque chose pour Aline. Merci, Vandamme, merci de vous enquérir, comme ci, comme ça, pas très brillant, des dépressions, quand elle ne coufofolle pas, je me fais sérieusement du souci… »
   À noter par ailleurs que tout le texte est un long monologue intérieur, mêlant le style direct et indirect, recourant à des mots tronqués, ce qui ne faisait qu’accroître la difficulté de la traduction. Parfois les allusions sont tellement subtiles qu’elles requièrent d’infinies recherches, l’une d’elles par exemple a nécessité une relecture du Urfaust de Goethe. Dans le passage suivant, Lefeu s’adresse à deux marchands d’art qui lui rendent visite pour découvrir sa peinture. « Die Galerie Ars nova entdeckt das Genie Lefeu. Ars Ares ist der Kriegesgott genannt. Ars ist die Kunst und Arsch ist auch bekannt. Goethe, Urfaust. ». En français : « La galerie Ars nova découvre le génie Lefeu. Ars Ares, tel est le nom du dieu de la guerre. Ars c’est l’art et le lard qui gèle aux chiottes, on connaît aussi, Goethe, le Faust primitif. » Il fallait d’abord repérer l’allusion aux toilettes de l’immeuble où habite Lefeu : une petite cabane en bois au pied du bâtiment, les parois en sont fissurées et laissent passer le vent glacial de l’hiver. Et pour ce qui est du Faust primitif de Goethe : il y est en effet question de latrines dans un certain passage. Le message se veut également drôle sur un autre plan : Faust, le penseur qui remet tout en question, comme Lefeu, ne peut que redevenir « primitif » en ce lieu. C’est dans de tels cas que la traduction mérite plus le nom d’adaptation : ici par exemple, le mot « lard » n’apparaît pas dans l’allemand.
   Le traducteur à l’affût du sens caché, de la « vérité » du texte se rend parfois coupable d’égarements intéressants. Dans mon cas ce que je croyais être une erreur d’interprétation s’est avéré plus tard toucher au cœur même du sens voulu par l’auteur ! Contexte : Lefeu, notre protagoniste peintre que l’on veut déloger de force de sa mansarde insalubre a bien l’intention de mettre le feu au bâtiment. Un soir il quitte l’immeuble, se procure un bidon d’essence. Un de ses tableaux sous le bras, il se rend d’abord au Café Sélect pour y rencontrer des amis, parmi eux l’acquéreur du tableau qu’il va vendre. Lefeu veut offrir la tournée et lance à l’acheteur : « Seien Sie mein Peter Gast ». Peter Gast ? «Gast» signifie invité, mais pourquoi Peter ? Après avoir passé en revue toutes les expressions allemandes contenant le prénom Peter, il me vint à l’idée que celui-ci, Pierre en français, était peut-être choisi pour sa référence à « petra », la pierre. Lefeu était au bout du rouleau, allait être incendiaire… J’en conclus donc qu’Améry se référait ici à une scène du Don Giovanni de Mozart, qui, on s’en souvient, tombera dans les flammes à la vue de la statue du commandeur qui s’approche de lui : le convive de pierre (der steinerne Gast), ce qui m’amena à traduire l’invitation par : « Soyez mon convive de Pierre. » Il s’agissait encore là d’une interprétation toute personnelle et non vérifiable. C’est beaucoup plus tard et par le plus grand des hasards (Internet venait de naître…) que j’ai su que Peter Gast était bel et bien un nom propre, celui d’un grand ami de Nietzsche, ou plus exactement un pseudonyme dont Nietzsche affublait son ami Heinrich Köselitz, en référence à l’opéra de Mozart et à son convive de Pierre.
   On pourrait aussi multiplier les exemples de phrases intraduisibles qui sont légions dans ce livre et qui soulèvent la question de la note explicative de bas de page. Je me limiterai à cette seule conclusion, qui, il est vrai, n’engage que moi : le travail du traducteur n’est pas celui de l’exégète ou du critique. Ces derniers ont pour tâche d’analyser et d’expliciter, d’établir des rapports dans le temps et dans l’espace, d’interpréter. Le traducteur littéraire, quant à lui, doit réécrire ; c’est là un travail avant tout créatif et artistique. L’interprète musical non plus n’interrompt pas la mélodie pour faire tel ou tel commentaire critique. Mais il peut jouer de telle manière que l’allusion passe dans son interprétation ... et elle n’en sera que plus finement instillée dans l’oreille de l’auditeur.
   Jusque-là, mes deux auteurs étaient des hommes. Par la suite, j’ai dû traduire des femmes.
   Mes deux premiers auteurs, Bloch et Améry, sont philosophes, leurs ouvrages sont des essais ou des romans-essais. Mes deux écrivaines racontent un vécu de femme : Kristien Emmerechts (auteure flamande) relate une histoire de maternité et de mort d’enfant ; l’anonyme de Berlin évoque le printemps 1945, période où les Russes envahissent la ville et violent la majorité des Berlinoises. D’un côté, des œuvres de réflexions abstraites inspirées de phénomènes concrets, également pris en compte, de l’autre, des histoires de vécu concret, des émotions, engendrant une volonté de morale et de sagesse à retirer de l’épreuve. On pourrait donc faire une première distinction entre un vecteur masculin et un vecteur féminin déterminés par la thématique de ces ouvrages : contenu philosophique pour les deux hommes, purement narratif pour les deux femmes. Chez les premiers, la réflexion prioritaire s’appuie sur la réalité, chez les secondes la réalité prioritaire donne lieu à des émotions et à des réflexions. Pourtant, ce n’est pas dans le contenu que j’ai pu ressentir la masculinité ou la féminité de l’écriture. Une fois encore, c’est dans la voix du texte.
   Si l’on admet, en vertu de maints travaux de recherches scientifiques, que l’activité cérébrale est sexuée, que l’écriture passe par « le clavier du corps » et que le texte poétique est une « chair linguistique », que le poète, c’est celui qui par le corps est en contact (cf. Prevot 2005), que métaphores et phonèmes sont des composantes fondamentales de toute écriture littéraire, qu’il existe une réserve prélangagière des émotions et des sensations traduites plus tard linguistiquement, il semble aller de soi que l’écriture porte la marque de fantasmes et d’une perception du monde commandés par l’appartenance à l’un des deux sexes. La petite fille ne peuplera pas son espace transitionnel (cf. Winnicot) des mêmes objets que le petit garçon, l’approche du monde castrée n’est pas la même que l’approche du monde phallique. J’y ai toujours été sensible dans mon activité de traductrice que je tenterai maintenant de décrire aussi précisément que possible dans ce nouvel éclairage. Pour ce faire, j’aurai recours à un schéma triangulaire, à l’image du ménage à trois de mon activité traduisante dans le cas de textes écrits par des hommes :

  • premier partenaire : la dimension masculine du texte de départ ;
  • deuxième partenaire : ma composante féminine « érotiquement » sensibilisée à l’écriture du premier ;
  • troisième partenaire : ma propre composante masculine, seule capable de restituer la voix masculine, dans un processus d’identification et de mimétisme.

La voix d’Ernst Bloch a donc pour ainsi dire « séduit » la femme en moi. Etait-ce la voix du Père, du Phallus ? La voix du Protecteur et du Guide, la voix sécurisante et enivrante du Prophète ? Toujours est-il que cette voix me fascinait et que ma composante féminine était « érotiquement » conquise par la dimension masculine du texte blochien qui se transmettait à travers les accents, les intonations et le souffle. Un premier pas était fait pour une restitution de bon aloi : ce que l’on pourrait appeler plus vulgairement « l’amour sexué » du texte.
   Mais cela n’aurait pas suffi pour se lancer dans la deuxième phase du travail : la restitution de l’écrit et de sa voix. C’est ma composante masculine qui prenait maintenant le relais dans cette seconde phase, celle de la recréation.
   La même expérience s’est répétée dans la traduction des romans-essais de Jean Améry. Ici encore, j’entendais la voix « virile » du texte toutefois bien différente, non plus celle du prophète de l’optimisme militant, mais celle du narrateur indigné, la voix de la victime amère et lucide… mais cette fois encore la voix d’un homme.
   L’épaisseur physique du texte me semble indéniable. Nous la vivons au quotidien, nous, traducteurs qui œuvrons non seulement avec le cerveau (avec ses deux hémisphères, la partie analytique et logique d’une part, et la partie intuitive et créatrice de l’autre). Car nous avons aussi recours en permanence à nos cinq sens. Impossible de bien traduire sans « ressentir », voir ou entendre. Surtout quand l’instrument du dire est la langue allemande, d’une précision sensorielle redoutable. L’effet produit dans la langue-source, qui devrait être le jumeau de l’effet produit dans la langue-cible, dépend étroitement du ressenti du traducteur. Or, comment exprimer correctement, justement, ce qui ne touche pas, sinon de manière artificielle et aléatoire ?
   J’ai rappelé que la bonne traduction était due en partie à l’heureuse rencontre de deux imaginaires et d’une même structuration langagière. Pour ce qui est de l’imaginaire, une apparente contradiction semble surgir : comment la traductrice, avec son imaginaire de femme, peut-elle « rencontrer » l’imaginaire masculin de l’auteur ? Justement, par le biais de l’érotisation du processus, par une sorte d’empathie érotisée ; c’est donc par l’accueil bienveillant d’un imaginaire différent mais complémentaire que commence l’aventure.
   Telles étaient donc mes premières conclusions, jusqu’au jour où je fus amenée à traduire une femme. Une femme de trente ans. Anonyme[4]. Seconde guerre mondiale, avril 1945, Berlin. Front allemand qui recule, Russes qui avancent, envahissent tout autour d’elle, chez elle, en elle. Il s’agissait d’un journal intime, non plus d’un essai, ni d’un roman-essai critique et poussant à l’action, avec des élans « virils ». Je lisais l’intime confession d’une jeune femme cultivée, dépouillée de tout, réduite à une misérable vie de taupe cherchant refuge dans des caves-abris, d’une femme violée comme ses congénères pour laquelle je sentis croître en moi une énorme compassion et une immense admiration. Son écriture « ciselée », remarquable de finesse, de justesse, de sensibilité, mais aussi sa capacité de distanciation, sa dignité dans l’épreuve : tout cela aussi finit par me séduire d’une autre manière. Le processus traductif n’était plus le même. C’est la solidarité, voire l’amitié, une sorte de connivence qui guidait désormais ma plume. Il me fallait entrer dans sa peau, devenir elle quelques heures par jour, pour revivre par ses mots ce vécu souvent terrifiant et ne pas trahir la précision de ses émotions, de ses déductions, pour emboîter son pas à pas dans le monde absurde et destructeur de la guerre.
   Sa réponse face aux atrocités, à la faim et au viol était l’écriture clandestine, la tenue d’un journal intime dans lequel « elle crache tout » pour ne pas en mourir. L’écriture pour la survie.
   Sans doute concevais-je cette fois la traduction comme une « mission ». Ici aussi j’entendais une voix : celle d’une jeune femme indignée, amère et caustique, digne et noble, qui savait même recourir à l’humour, humour souvent noir, pour banaliser l’horreur et lui survivre.
   Je jouai pleinement le jeu. Il m’en arriva, je l’avoue, de ne pas dormir, revivant à travers ses demi-mots le vécu horrible et presque quotidien qui serait le sien pendant des mois. Le mien au travers de la réécriture. L’Eros traducteur s’en trouvait bien métamorphosé, certes, mais il était toujours présent : il me fallait puiser en moi toute la force qui avait guidé l’écriture secrète et clandestine de la jeune femme, elle qui n’avait plus que son cahier et son crayon comme échappatoire.
   La difficulté majeure pour un rendu fidèle de ce texte, résidait dans le ton. Subtil, complexe, il exprime certes toute la palette des sentiments et des sensations d’effroi, d’humiliation, de nostalgie, mais en quelque sorte au second degré. Quand la jeune femme pleure, c’est comme si elle « se regardait » souffrir, sans auto-compassion. Après un deuxième viol particulièrement répugnant, voici ce qu’elle écrit : « Je suis pétrifiée. Aucun dégoût, j’ai seulement froid. Ma colonne vertébrale se glace, mon occiput est pris de vertiges frigorifiants. Je me sens glisser et sombrer, profondément, à travers les coussins et les dalles, m’engloutir dans le sol… voilà ce que c’est » (Ibid. p. 73). L’humour n’est pas absent du journal, et il est souvent noir. Ses descriptions sont parfois cocasses, encore une fois la distanciation au service de la santé mentale, comme dans ce petit récit fait par une voisine de l’anonyme : « Ce fut un bel enterrement. Les choristes de l’union des tailleurs avaient chanté devant leur tombe. Il est vrai qu’à la fin les choses avaient mal tourné. Les sirènes s’étaient mises à hurler en plein Dieu, que ta volonté… Les fossoyeurs avaient dû descendre le cercueil en un tour de main. On entendit même le remue-ménage que cela provoquait dans la caisse… (…) » Ou plus loin : « Et figurez-vous… quand trois jours plus tard la fille s’est mise à fouiller dans le jardin au cas où il y aurait encore des choses à récupérer, vous savez ce qu’elle a trouvé derrière le baril d’eau de pluie ? Vrai de vrai, un bras à Papa ! Certains ont un peu ri, mais la plupart s’en sont bien gardés. Est-ce qu’ils ont ensuite enterré le bras ? » (Ibid. p. 22). L’anonyme sait écrire. Elle crée des images fortes, qui hissent souvent le texte au niveau poétique ou lyrique, comme dans la dernière phrase de ce passage décrivant une scène qui se déroule dans l’abri souterrain de la maison : « Minuit. Plus de courant. Au-dessus de moi, accrochée à la poutre, la lampe à pétrole qui fume. Dehors un vrombissement soutenu qui enfle. La manie des fichus s’y met. Chacun se couvre le nez et la bouche du bout d’étoffe prêt à l’emploi. Sinistre harem turc, galerie de masques mortuaires à demi-voilés. Seuls les yeux sont vivants » (Ibid. p. 23).
   Outre le ton et le style, les difficultés ponctuelles ne manquaient pas dans le texte. Un problème important dans la traduction de tout texte fortement « localisé » comme celui-ci est le problème des realia « intransposables ». L’auteur dresse par exemple le portrait d’une jeune adolescente qui est en train de balayer le trottoir de la maison et la qualifie pour conclure de « echte Berliner Göre ». La Berliner Göre est un produit purement berlinois, de la même manière que le titi ou le poulbot est un produit purement parisien ; la dénomination dans un cas comme dans l’autre est intransposable. Rendre ici la Göre par un mot fabriqué comme « la poulbote berlinoise » serait inacceptable, les connotations du phénomène parisien seraient très malvenues dans le Berlin de 1945. Comme solution j’ai choisi la périphrase, un raccourci qui se rapproche assez de la définition de la Berliner Göre : « une vraie petite chipie berlinoise », qualification qui convenait particulièrement bien au personnage en question.
   Pour terminer, un dernier exemple d’écueil, relatif aux référents culturels. Voici le passage où il est question des Russes et de la perception qu’en ont les Berlinois qui ne comprennent pas la langue de l’ennemi, perception différente de celle de notre anonyme plus « tolérante » ou plus « éclairée » : « Les Teutons ont dû se comporter de la même manière (que les Russes à Berlin) quand ils ont envahi Rome et se sont emparés des Romaines vaincues, de ces femmes au parfum subtil, à la chevelure savamment coiffée, aux pieds et aux mains soignés» (Ibid. p. 87). Vient ensuite cette phrase : « Wobei das Besiegtsein unbedingt der Paprika auf dem Fleisch ist. » Difficulté : le paprika sur la viande… Une traduction possible, sémantiquement correcte serait : les femmes vaincues sont la cerise sur le gâteau. Mais il me semble malvenu de s’écarter du paprika et de rendre l’image par un équivalent un peu trop « français » et trop actualisé. Il se fait qu’à l’époque de la seconde guerre mondiale, en Allemagne, tout comme d’ailleurs à l’époque des Teutons, le paprika était une épice de luxe. Au demeurant, les Teutons tout comme les Berlinois de 1945 ne mangeaient certes pas de gâteaux couronnés de cerises. J’ai donc préféré la solution plus littérale et plus fidèle au contexte temporel et local : « La situation du vaincu, c’est toujours le paprika sur la viande… » On pourrait me rétorquer que le lecteur français ne saura pas nécessairement que le paprika était une denrée coûteuse à l’époque. Que l’on se rassure : le lecteur allemand ne sera pas plus au fait. Et puis, faut-il toujours mâcher la tâche du lecteur ?

En guise de conclusion…
   La traduction littéraire est avant tout un travail d’écriture. Le traducteur littéraire, n’en déplaise à certains, est un écrivain à part entière : son artisanat consiste à trouver le mot juste, à rythmer la phrase, à capter et à restituer un ton, une voix, à assembler une texture textuelle dont la qualité première sera d’être cohérente. Ce que le traducteur littéraire exprime, certes, n’est pas de son crû et sa tâche consiste à re-créer une forme pré-existante. La part de créativité n’en est pas moins grande : quel moment y occupe-t-elle ? Elle serait inutile si notre travail consistait à partir en quête d’équivalents lexicaux ou phrastiques dans un souci de fidèle mimétisme. Ce que le traducteur perçoit à la lecture, c’est une globalité, une somme qui a avalé et digéré ses parties. Le traducteur ancillaire et, disons, sans génie, ne tenterait de reproduire que ces éléments constitutifs singuliers, mais qu’adviendrait-il du tout à restituer ? Le traducteur créatif s’attachera au contraire à reproduire l’effet global, une charge sémantique comme résultat, et non des pièces de mosaïques. Henri Meschonnic aurait parlé du « continu » ou flux textuel versus le « discontinu » ou parties juxtaposées. De son côté, Lacan évoquerait sans doute « le point de capiton » : ce signifiant avec toutes ses connotations transsignificatives autour duquel tout s’irradie, tout s’organise, à la manière de ces petites lignes de force qui sont formées à la surface d’une trame par le point de capiton.
   La perception du continu ou du point de capiton constitue la phase de prise de sens, à partir de laquelle le traducteur recréera « de toutes pièces » — et c’est le cas de le dire — une globalité au sein de laquelle tous ses choix seront à leur tour transsignificatifs.
   À partir du moment où le traducteur a déverbalisé et s’attache à reconstituer l’objet d’écriture, il entre lui-même dans le processus de création pure.
   Pour conclure, et en ce qui concerne mon parcours singulier de traductrice littéraire : si le désir de traduire en tant que tel n’était pas présent en moi au départ, il m’habitait bel et bien sous forme parcellaire, comme autant d’ingrédients nécessaires à une sauce qui a fini par prendre, émulsionnée qu’elle fut successivement par de grands poètes stylistes, pour donner à mon existence professionnelle, bien plus : à mon existence tout court, une saveur telle qu’elle m’en a rendue dépendante, pour mon plus grand bonheur.

BIBLIOGRAPHIE

Amery, J. 1995. Par-delà le crime et le châtiment [trad. Françoise Wuilmart]. Paris : Actes Sud.
Amery, J. 1996. Lefeu ou la démolition [trad. Françoise Wuilmart]. Paris : Actes Sud. Anonyme, Une femme à Berlin, Journal, [trad. Françoise Wuilmart], Paris : Gallimard, 2006.
Bloch, E. Le Principe Espérance, Tome I, II et III (respectivement parus en 1976, 1982 et 1991) [trad. Françoise Wuilmart]. Paris : NRF Gallimard.
Fonagy, I. 1983. La Vive voix, Essais de psycho-phonétique. Paris : Payot.
Nietzsche, F. 1971. Par-delà bien et mal [trad. Cornélius Heim]. Paris : Gallimard (Folio       essais).
Prévot, A.-M. 2005. « Écriture-femme, entre subversion et bruissement intime ». In M. Yourcenar(ed.), La femme, les femmes, une écriture-femme ?, actes du colloque international de Baeza, Clermont-Ferrant, Société Internationale d’Études Yourcenariennes.


NOTES

[1] Bloch, Ernst, Le Principe Espérance, Tome I, II et III, NRF Gallimard, Paris, respectivement parus en 1976, 1982 et 1991, traduit de l’allemand par Françoise Wuilmart.
[2] Toutes les citations françaises qui suivront sont extraites de Lefeu ou la démolition, Actes Sud, 1996, traduction de Fr. Wuilmart.
[3] Toutes les citations allemandes qui suivront sont extraites de Lefeu oder der Abbruch, Ernst Klett Verlag, Stuttgart, 1974.
[4] Anonyme, Une femme à Berlin, Journal, trad. Françoise Wuilmart, Paris, Gallimard, 2006.

 

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