Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






GYMNOPÉDIES ET AUTRES MUSIQUES

C'est la première fois que je sors la guitare depuis le déménagement. Stockée avec sa soeur aux cordes métalliques dans un recoin de la chambre encore envahi des livres qui n'ont pas trouvé de place dans la bibliothèque, elle a eu droit à descendre l'escalier et à être déhoussée dans le salon. C'est dire que je n'y touche plus depuis longtemps. À Paris, il m'arrivait encore souvent de gratouiller entre deux boulots à boucler, sans doute les lieux facilitaient le geste : dans un appartement, tout est à portée de pas et de main, ici, il faut vraiment se déplacer, marcher, monter ou descendre, on ne prend pas une guitare comme ça, en passant. Je l'accorde, sans diapason — il est récemment tombé derrière le piano —, peut-être un peu trop grave. Et j'essaye quelques mesures qui reviennent à la mémoire.
   La musique est le seul art qui ait vraiment affaire avec la mémoire. Pour celui qui joue, il faut d'abord apprendre par coeur, comme au théâtre, mais pour celui qui écoute, aussi, c'est une formidable machine à souvenirs. Je me suis souvent demandé pourquoi l'écoute d'un morceau ou d'une chanson ancienne avait ce don de ressusciter le passé, vraiment. La réponse, s'il en existe une, réside sans doute dans la structure temporelle de l'écoute. Lorsqu'on écoute, le temps présent vécu correspond très exactement au temps de la musique. Et donc suivre le déroulement des sons, des paroles chantées, c'est se replacer très précisément dans la portion de temps identique des écoutes passées. Et tout ce qui les constituait ou les entourait : celui ou celle qu'on était à l'époque, les lieux de ce temps-là, les parfums, les couleurs. C'est une sorte d'irruption du passé, qui ne vaut peut-être que par la soudaineté. On refait rarement l'expérience si l'on réécoute ensuite souvent, l'acuité du passé dans le présent s'émousse car c'est le présent qui peu à peu reprend ses droits et délave les nuances vives du passé. Il y a une phénoménologie de la musique à faire. Remarque sans doute présomptueuse, je crois qu'elle existe déjà dans des livres que je n'ai pas lus, ou oubliés, je pense aux essais de Peter S., que je voyais à une époque, et puis laissai s'évaporer, par amitié pour Tricia.
   Dans ces souvenirs par la musique, je revois la table ronde de la rue Paul-Bert, la lumière sur son vernis et sur le parquet, ce sont les Gymnopédies de Satie, le printemps sur Paris, les arbres verts tendres, presque jaunes au soleil du parc Montsouris, que je traverse, en revenant du 11e arrondissement, pour regagner cette curieuse chambre aux murs bleus écaillés, au mobilier sombre et au plafond très haut, le petit lavabo dans un coin, et l'inconfort général, le sachet de plastique accroché à la rambarde de la fenêtre pour le beurre, le fromage et la charcuterie; sur la table du bureau, le lait en poudre. Les lieux de l'époque sont accompagnés de la douceur du piano d'Alain Planes, le fonds Jacques-Doucet, le froissement des papiers calques qui protègent les correspondances sorties avec soin et déposées à votre place. Le conservateur en noeud papillon passe sur la galerie supérieure, la fenêtre derrière le bureau de la responsable de salle donne sur une rue fermée par un haut mur, et toujours les Gymnopédies, la bibliothèque nationale, rue de Richelieu, la cour à l'arrière, jonchée de mégots, les espèces de saules sous lesquels on s'assied en regardant les autres fumer, l'un ou l'autre avec qui on parle, Gymnopédies, le bus qu'on attend ensuite, pour rejoindre la rue Paul-Bert, et le temps qu'il faut le lendemain matin pour retourner à la cité universitaire, en changeant deux fois de ligne, et remarquer sur place qu'on a oublié un livre, traversées de Paris en tous sens, Gymnopédies. Rue de l'Ancienne-Comédie, le chat de Christophe qu'il faut nourrir pendant un de ses voyages, et qui court aux quatre coins du studio, ce studio où traîne encore une de ses cravates sur une chaise, violette, Gymnopédies.
   Le concerto pour piano de Rachmaninov, rue d'Écosse, la pluie tombe drue, le quartier est encore en travaux, j'attends dans la voiture. Rachmaninov, c'est la pluie à Bruxelles, les rues tristes de Saint-Gilles, l'attente de quelque chose qui n'arrive pas, un coup de fil, une nouvelle, quelque chose qui survient, mais rien ne survient, Rachmaninov, les étangs d'Ixelles et le vol des pigeons blancs à la surface, Rachmaninov les romans entamés jamais finis, Rachmaninov le 71 qu'on attend le long du cimetière pour aller vers la grand-place, la durée interminable du trajet, tous les arrêts chaussée d'Ixelles, pour se rendre au studio Arenberg voir un film de Cassavetes, la pluie crépite sur la verrière de la galerie, on a peut-être rendez-vous avec l'un ou l'autre, un cousin de Vilvoorde, ou pas, Rachmaninov.
   L'été tape derrière la vitre de la voiture, on l'a laissée légèrement entrouverte, mais pas trop pour éviter les refroidissements, les maux de gorge, on va bientôt s'arrêter pour une étape, la radio du long voyage dans l'Audi vert émeraude aux contours de phares chromés égrène des chansons, la campagne française défile, C'est comme ça que je t'aaaiiime…, on arrive dans la cour en gravillons d'une auberge près de Tonnerre, ou sur le trottoir devant un hôtel à Vitré, l'étape avant la Vendée ou la Bretagne, Les vaches rousses blanches et noires sur lesquelles tombent la pluie, et au retour à la maison, la radio en bakélite bordeaux et blanche, en haut du buffet de la cuisine pendant les repas, à midi, avant d'aller à l'école, un extrait de la Pastorale de Beethoven comme générique des informations agricoles où il est question du cours de la betterave ou des nouveaux problèmes de l'ensilage. Tous les jours, ces quelques mesures de musique classique non identifiée à l'époque, que j'ai entendue à nouveau par hasard, bien plus tard, et soudain, ma mère se prépare en hâte, prend son cartable ou plutôt le cabas de toile ou de cuir selon les années, aux poignées métalliques, dans lequel elle serre ses livres et méthodes, les devoirs corrigés soigneusement empilés, je la suis vers la rampe du garage, car c'est l'heure des informations agricoles, il faut donc partir en vitesse, grimper dans la voiture tandis que mon père enfourche son vélo pour rejoindre son école à lui au bout de la rue.
   C'est là que se manifeste la supériorité de la musique. On pourrait continuer ainsi en vain, dire les moments, les instants retrouvés, la luminosité particulière d'une après-midi, un Noël d'autrefois en famille où l'oncle écoute du Julio Iglesias, on pourrait poursuivre indéfiniment à dire, épuiser les mots et les phrases, lorsque l'écoute de quelques secondes d'un morceau ou d'une chanson suffit, sans plus, à ressusciter les instants et les moments dans leur vérité. Supériorité de la musique aussi que de déployer une infinité de sens, un espace libre où se mouvoir, quand le texte se contente de donner si peu.

 

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